Nous avons rendu hommage jeudi dernier au réalisateur Jacques Feyder à l’occasion du 70° anniversaire de sa mort.
A cette occasion, nous avons publié l’intégralité du numéro spécial de la revue Ciné-Club paru en novembre 1948, quelques mois après la mort de Jacques Feyder. Avec des contributions du scénariste Charles Spaak, le romancier Alexandre Arnoux, le critique Roger Régent et le futur réalisateur Jean Laviron.
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Pour conclure cet hommage, nous avons retrouvé cet article inédit (il ne figure pas dans l’édition René Chateau : Jeanson par Jeanson. 2000) de Henri Jeanson dans lequel il rend hommage, à sa manière, au célèbre metteur en scène de La Kermesse Héroïque et de L’Atlantide.
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Bonne lecture !
Bonjour Feyder par Huguette Ex-Micro (Henri Jeanson)
paru dans Cinémonde du 8 juin 1948
On m’assure que les journaux ont annoncé la mort de Jacques Feyder.
C’est bien possible…
Mais, moi, la mort de Feyder, je ne sens pas ça, ce n’est pas sérieux, et je ne vois pas pourquoi je parlerai tout à coup au passé d’un artiste dont l’oeuvre vivante affirme la présence. Aussi longtemps que « Thérèse Raquin », « Le grand jeu » ou « La Kermesse héroïque » susciteront des discussions violentes ou courtoises parmi les vrais amateurs de cinéma, Feyder existera.
Pour nous, il est toujours cette silhouette nonchalante, ce merveilleux animateur de comédien, cet aimable amateur de whisky, ce causeur goguenard, cynique et narquois, ce charmant Feyder enfin que nous rencontrons parfois, au bar de Francis, rêvant, à l’ombre de Giraudoux.
Je pense qu’il rirait bien si je m’avisais d écrire cet article sur le mode nécrologique. après avoir trempé ma plume dans je ne sais quel lacrymoire.
Feyder n’a pas besoin de la mort pour grandir. Il est assez grand sans elle. Il peut, actuellement, se passer de ses services.
Qu’elle repasse.
On lui fera signe, à l’occasion.
N’espérez donc pas lire ici un sentencieux article sur « la vie laborieuse de Jacques Feyder ». Laissons aux érudits de la photogénie le soin de raconter, de critiquer et de commenter la carrière d’un homme qui fait honneur à sa profession et indiquons en passant que dans le premier tome de la remarquable et savante et divertissante « Histoire du cinéma » de René Jeanne et Charles Ford on trouvera sur ce point de quoi satisfaire les curieux les plus exigeants.
Bonjour Feyder !
— En fait, cher Feyder, quel âge avez-vous ?
— Je suis né en 1888. Comptez vous même.
— Vous me vieillissez ! Quand je vous ai connu, en 1920, vous aviez donc trente-deux ans. Vous souvenez-vous de cette rencontre ?
— Très bien, cela se passait au Napolitain. Vous occupiez une table à droite en entrant, pas très loin de Feydeau. C’était plein de gens sympathiques qui aimaient le cinéma, à cette époque là, au Napolitain. Il y avait Delluc, Canudo et Léon Mathot, lion superbe et généreux, qui, si mes souvenirs sont exacts, triomphait ou allait triompher au Marivaux, dans “L’Empereur des pauvres”, film riche de pauvretés, comme son nom l’indique.
— Saviez-vous que vous étiez déjà un très beau garçon ? Votre ventre concave, votre profil ironique, la façon que vous avez de plisser vos yeux de chinois pour chercher vos mots à travers la fumée, votre élégance naturellement désinvolte, et aussi ce petit côté noceur et cascadeur qui ajoutait à votre charme, tout cela vous assurait, lorsque vous entriez quelque part, la vigilante attention des dames et des demoiselles. Vous étiez, certes, mille fois plus séduisants que le Gary Cooper d’il y a quinze ans. Vous vous êtes donc assis, jambes croisées, coudes sur les genoux, cigarette au bout des doigts et vous m’avez parlé d’un projet…
— “L’Atlantide”. J’avais engagé des conversations avec M. Aubert, l’homme des circuits. Aubert en argot signifie argent. Pouvez-vous me dire combien Pierre Benoit toucha pour la vente de ses droits cinématographiques ?
— Six mille francs !
— Exactement. J’aimais assez le livre. D’ailleurs, de vous à moi, je n’ai pas beaucoup lu, dans ma vie — chacun son métier — J’ai surtout beaucoup vécu dans ma vie ! Je suis ce qu’on appelle un bel artisan.
— Et un grand artiste, cher ami.
— Surveillez votre langage ! J’ai débuté avec Tristan Bernard, alors on ne me l’a fait pas ! Il m’a fourni le scénario de mon deuxième film “Les Vieilles de l’hospice”. C’était un ravissant esprit. J’ai rappelé quelque part, dans un bouquin que j’ai écrit avec Françoise Rosay, des souvenirs de ce temps-là. Tristan notait ses idées de film sur des tickets de métro.
— C’était des idées de courts-métrages ?
— Pas du tout ! Il m’a appris bien des choses et que la meilleure façon de gagner du temps est de travailler lentement. “L’art dramatique, disait-il, est une science exacte mais dont personne ne connait les lois ! ».
— N’avez-vous pas été l’assistant de Gaston Ravel ?
— Si. Il m’a enseigné l’alphabet de mon métier.
— Et vous avez aussi subi les violences de la censure ?
— Oui, de la censure commerciale d’abord, avec “l’Image”, de Jules Romains. Le producteur mutila le film sous prétexte de le mettre au goût du cher public. J’ai souffert ensuite des rigueurs de la censure politique avec mon film “Les Nouveaux Messieurs”. Songez donc ! J’osais montrer un député s’endormant, à la Chambre, au cous d’une séance…
— Ah ! si nos politiques pouvaient s’endormir et ne jamais se réveiller. Ils préfèrent nous obliger à vivre les cauchemars qu’ils ne font pas.
— Je montrais aussi l’inauguration d’une cité ouvrière par un ministre pressé d’aller retrouver sa petite amie.
— J’imagine l’indignation d’Herriot, de Tardieu et de Daladier !
— Enfin, je m’étais impudemment permis de raconter les amours d’un parlementaire avec une danseuse de l’Opéra.
— D’où la colère des vertueux représentants du peuple ! Comme l’observait l’un d’eux : “Le drapeau de la République est une ceinture de chasteté que chacun porte dans son coeur !” Le scandale des “Nouveaux Messieurs” éclata-t-il avant ou après l’affaire Stavisky ?
— Avant.
— Oui, juste après l’affaire Klotz ?
— Entre l’affaire Klotz et l’affaire de l’Aeropostale.
— Avant que Raoul Peret, garde des sceaux, eut été compromis dans l’affaire Oustric ?
— Vous y êtes ! J’étais tellement écoeuré que je partis pour l’Amérique. “Les Nouveaux Messieurs”, coupés, sabotés, remoulés, triturés par les censeurs furent, parait-il, présentés au public… Je me suis toujours refusé à assister à sa projection !
— Cher Feyder, vous souvenez-vous de ce jour de 1935 où, vous rencontrant par hasard dans la rue, je vous ai dit : “Je quitte à l’instant mon ami Korda. Il a l’intention de produire un film pour Chevalier, auriez-vous une idée ?”
— Je m’en souviens vaguement.
— Moi je m’en souviens très bien. Vous m’avez répondu : “Oui j’ai un sujet et un personnage qui, je crois, conviendrait à Chevalier !” Et vous m’avez raconté un bien spirituel scénario. L’histoire durait l’espace d’une traversée Le Havre – New York. Elle avait pour héros un commissaire de bord. Les commissaires de bords sont des officiers qui, sur des bateaux comme “l’Ile de France”, font le succès des traversées, quand ils ont du talent. Ils veillent au divertissement et à la sécurité des passagers qu’ils présentent les uns aux autres suivant les sympathies de chacun, ils leur facilitent les plaisirs, organisent des diners, des bals, des représentations théâtrales, bref, ils ont la responsabilité de la bone humeur générale. Maîtres de maison et meneurs de jeux, ils doivent être aimable, souriants, galants et se montrer diplomates. Il était permis de passer que Chevalier, en faisant un petit effort personnel, aurait pu très bien se tirer d’un pareil rôle.
— Vous avez sauté chez Korda. C’est bien ça ?
— Oui, je lui ai rapporté notre conversation. il était très emballé. Il a demandé un rendez-vous…
— Et je l’ai retrouvé au Ritz !
— Le soir, je vous ai téléphoné pour connaître le résultat de votre entrevue : “Alors, le scénario de Chevalier ? Korda est-il toujours dans les mêmes dispositions ?“. “Oui, l’histoire lui plaît énormément. Alors il m’a proposé de tourner “Notre-Dame de Paris” avec Charles Laughton ! J’ai refusé”.
— Et c’est ainsi que quelques mois plus tard, j’ai réalisé le “Chevalier sans armures” avec Marlène ! Ce n’est pas ce que j’ai fait de mieux.
— Non. Personnellement, je préfère “Le Grand Jeu” ou “Pension Mimosas“. Puis-je vous dire sans vous blesser, que de tous nos metteurs en scène, vous êtes celui qui sait le mieux diriger les comédiens. Voilà un secret que vous gardez pour vous et que vous n’avez pas communiqué à votre ancien assistant. Comment s’appelle-t-il déjà ?
— Carné.
— Oui. Vous savez aussi conduire un film avec une délicatesse, un sens de la mesure qui leur donne un véritable style. La clarté de vos récits, la composition de vos images, la sobriété de votre écriture enrichissent vos ouvrages de je ne sais quelle rigueur classique. De tous vos films, le plus remarquable est sans doute “La Kermesse Héroïque“. “La Kermesse Héroïque“, voyez-vous…
— Ne me dites pas que c’est un chef d’oeuvre. j’ai horreur de ça !
— Soit. Je me contenterai de le penser. Vous y êtes-vous amusé, en Amérique ?
— Je m’y suis beaucoup ennuyé. Merci. Mon meilleur souvenir d’Amérique c’en est le retour. J’étais avec mon frère à bord du “Wisconsin”. Un très joli bateau commandé par Greffier, un marin épatant ! Je voulais tellement oublier très vite Hollywood que non seulement j’ai vidé tout le bar, mais qu’encore j’ai — fait sans précédent dans la marine française — épuisé les réserves ! Au Havre on a dû me descendre sur une civière… C’était le bon temps ! Croyez-moi, la mer, c’est à vous dégoûter de l’eau…
— Et Hollywood à vous dégoûter du cinéma ! Ah ! Feyder, je suis ravi de vous avoir revu. On vous aime bien sans en avoir l’air. Et puis, ça m’a fait du bien de bavarder avec vous, à la bonne franquette, comme naguère, au Napolitain, quand on avait le temps de prendre plaisir à vivre.
— Bah ! il faut prendre le temps comme il s’en va.
— Au revoir Feyder, à bientôt.
Huguette Ex-Micro
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
La notice biographique sur Jacques Feyder sur le site de l’Encinémathèque.
“PORTRAIT DE JACQUES FEYDER À TRAVERS SES FILMS” sur le site de DVDClassik.
Marcel Pagnol parle d’Henri Jeanson dans l’émission Panorama du 12 novembre 1965.
Reportage sur le tournage de “Lady Paname” l’unique film de Henri Jeanson avec Suzy Delair.