Après Claude Autant-Lara la semaine dernière, nous avons voulu évoquer un autre grand réalisateur français : Julien Duvivier.
Nous avions déjà publié plusieurs posts sur l’oeuvre de Julien Duvivier dont celui-ci :
Place nette au vrai cinéma par Julien Duvivier (Pour Vous 1933)
Tout d’abord, nous avons trouvé un article qu’il écrivit au moment de la sortie de l’un de ses films mythiques, Panique, paru dans Cinémonde pour le numéro spécial Noël 1946. A cette époque, il s’agissait du grand retour de Duvivier en France après son exil à Hollywood pendant la guerre. C’est sans doute pour cela que Cinémonde lui consacre plusieurs articles. Ainsi dans ce même numéro, trouve-t-on un entretien entre Duvivier et le critique Lo Duca que nous avons donc également retranscrit.
Pour finir, nous avons ajouté un autre entretien, paru quelques semaines plus tôt, avec Marcel Idzkowski,(le fondateur avec Maurice Bessy du prix Louis Delluc) dans lequel Julien Duvivier revient sur sa carrière et évoque son nouveau projet de film avec Danielle Darrieux et Viviane Romance !
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Bonne lecture !
De la création à la mise en scène par Julien Duvivier
paru dans Cinémonde Noël 1946
Le problème de la création, au cinéma, est encore plus complexe que le mythe de l’auteur, si souvent évoqué par les cinéastes et par les juristes. Pour ce qui est de l’auteur, il serait absurde d’attribuer ce rôle — ou ce titre — au producteur qui, aux Etats-Unis notamment le revendique. Pour ce qui est du créateur, le problème est sans doute plus délicat.
D’aucuns, en élargissant le débat du plan strictement littéraire au plan cinéma, ont voulu nier au metteur en scène la qualité de créateur, sous prétexte que les éléments de l’œuvre qu’il porte à l’écran sont tirés d’un roman ou d’un scénario qui ne lui appartiennent point en propre.
Ce raisonnement est arbitraire. Il faut admettre que la mise en images d’une idée littéraire appartient à la création pure, au même titre que toute autre réalisation plastique — une peinture, une sculpture, etc.
D’ailleurs, les nécessités du langage cinématographique imposent souvent aux auteurs du scénario, du découpage ou de l’adaptation une telle transposition que — l’œuvre cinématographique achevée — il devient très difficile de reconnaître les éléments de départ
Je ne citerai que Panique : Georges Simenon, en voyant le film, aura l’impression d’une histoire toute neuve. L’adjonction de personnages épisodiques, la création d’une idée centrale, celle des réactions de la foule devant l’individu qui refuse de se mêler à elle appartiennent au domaine de la création pure.
Cela dit, il ressort sans conteste que la plupart du temps l’auteur du film est le metteur en scène. Cette opinion décèle facilement ma qualité de metteur en scène européen. Car il n’en va pas de même aux Etats-Unis, où le metteur en scène se borne à mettre en scène les acteurs sans participer en aucune manière à la création ou à la mise en œuvre de l’histoire.
On entretient des illusions tenaces sur la mise en scène « mode in America ». On devrait savoir pourtant que — sauf Capra, Ford, et Vidor, — aucun metteur en scène américain n’a droit de regard sur le scénario, le découpage, les séquences, le montage et son rythme, sur l’œuvre achevée et ses modifications éventuelles.
Le metteur en scène américain ne voit pas son film aux fameuses « previews ». S’il a conçu une scène silencieuse et qu’il retrouve sa scène avec une musique de fond, le metteur en scène américain n’a rien à dire. Si on lui demande de changer un angle de prise de vue ou de fabriquer un certain nombre de premiers plans de vedette, il n’a rien à dire. En somme, le metteur en scène de Hollywood exécute, plus ou moins heureusement des ordres de travail qu’il reçoit et fait mouvoir les acteurs.
Cette règle de fer a eu jadis une exception intégrale en Charlie Chaplin. Le cinéma lui doit encore ses sommets expressifs. Plus récemment, on a eu une exception fulgurante dans la personne et dans l’oeuvre d’Orson Welles.
La réalisation de Citizen Kane est une des aventures les plus audacieuses et les plus surprenantes, pour l’Amérique, de l’art cinématographique. Ce qui prouve la cristallisation a peu près definitive de l’industrie cinématographique américaine.
Alors qu’il n’avait pas encore 22 ans, Welles, comme on le sait, jetait un soir l’épouvante dans le coeur de 2 millions d’auditeurs qui, à l’écoute de la radio, pensaient que les Martiens venaient d’envahir le New Jersey.
Cette extraordinaire réussite lui faisait immédiatement offrir un pont d’or par Hollywood. Tout en se laissant tirer les oreilles, Orson Welles accepta de tourner un film pour la RKO. Il consulta d’abord les juristes les plus éminents, les plus rusés et les plus subtils du continent. Il put ainsi obtenir par contrat les privilèges les plus insensés que l’on ait jamais vus en Californie.
Orson Welles se retira alors a la campagne avec un vieil ami, Herman Mankiewicz, et rédigea le scénario de Citizen Kane. Il distribua les rôles à ses fidèles acteurs du Mercury Theater, en obtenant de chacun la promesse du secret sur chaque rôle ; et ainsi jamais la continuité d’ensemble du film ne fut connue. De la même façon, il tourna les scènes du film, en dépensant des sommes fabuleuses pour tous les essais qui lui venaient à l’esprit, sans que les dirigeants de la RKO fussent admis à assister aux prises de vues ou aux projections du travail quotidien.
A la vision du film, ses commanditaires furent catastrophés. Hearst, potentat de la presse dépeint dans le rôle de Kane menaça Hollywood de ses foudres. Toutes les grandes firmes de cinéma se cotisèrent pour défrayer RKO du million et demi de dollars que le film avait coûté. Mais Orson Welles avait un contrat.
Le film fut projeté, les foudres de M. Hearst s’avérèrent inopérantes et le film eut un considérable succès d’estime. La presse encensa RKO ; mais le public goûta médiocrement le film. La revanche européenne de Citizen Kane prouve la maturité incontestable de nos publics.
L’ampleur et la rareté de cette aventure montre assez le rôle exact de la mise en scène aux Etats-Unis.
Nous ne voulons pas conclure que le système américain est meilleur ou pire que le nôtre. Comme toujours, la question n’est pas là.
Le cinéma étant un art, il a besoin d’artistes, au milieu d’un nombre nécessaire de bons artisans.
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Conversation avec Julien Duvivier
Naissance et aventures de “Panique” par Lo Duca
paru dans Cinémonde Noël 1946
Duvivier devait tourner La Symphonie Pastorale : il a tourné Panique.
Duvivier devait choisir une inconnue pour le rôle d’Alice : il a engagé Viviane Romance.
Duvivier devait réaliser un film d’ambiance, sans plus : c’est presque un film à thèse qui sort de ses mains.
L’histoire de Panique remonte loin. Duvivier devait tourner un film, à Londres, avec Vivian Leigh. La grave maladie de la grande vedette anglaise suspendit ses projets et changea ses plans de fond en comble.
D’abord, Duvivier réussit à convaincre les producteurs anglais de tourner un film « de repli », en France, avec le concours de quelques producteurs français. Puis, ce principe admis, il s’agissait de trouver un sujet et de le tourner en six mois…
Pour le sujet, toute démarche était exclue.
Le temps ne permettait plus que l’utilisation de ce qui était déjà dans les tiroirs des producteurs.
Deux sujets étaient en effet, retenus depuis longtemps : La Symphonie Pastorale et Les Fiançailles de Mr Hire, futur Panique.
Le premier sujet plaisait énormément à Duvivier.
— Pendant mes loisirs californiens — dit-il — j’avais songé à mettre en images La Symphonie Pastorale. Ce qui me rendait exigeant…
Duvivier posa alors ses conditions : La Symphonie Pastorale aurait été une fresque des quatre saisons et l’oeuvre aurait été tournée en couleurs…
Il n’en fallait pas plus pour décourager les producteurs de 1945.
Restaient donc Les Fiançailles de Mr Hire, de Georges Simenon, vieille lecture de Duvivier, elle aussi.
Le metteur en scène de Carnet de Bal, consciencieux comme d’habitude, prit le livre et il le relut attentivement pendant une soirée. Roman excellent, certes, mais où était l’intrigue du film ?
Dans le texte de Simenon, il y avait un personnage solitaire, au monologue facile, mais sans prise possible pour la camera. Il fallait quand même en dégager un semblant d’histoire.
Soit envoûtement dû à l’ambiance simenonienne, soit réaction mentale de Duvivier, soit idée jaillie par enchaînements successifs, un élément prit tournure dans l’esprit du metteur en scène.
— M. Hire ? C’est parfait. Mais de quoi s’agit-il ? D’un homme « assassiné » par la foule. Donc, de la bêtise de la foule, de l’opposition entre la foule et l’homme.
C’est là le fond même du film de Duvivier. Sur cette idée, que Duvivier posa immédiatement à Charles Spaak, des ramifications nouvelles furent greffées.
D’abord, M. Hire devait changer son caractère jusqu’à épouser les contours de Michel Simon.
Puis, il fallut montrer la créature qui affolait le pauvre vieux : le personnage d’Alice fut donc tracé.
Il était nécessaire, pour l’intérêt et les rebondissements du conte, d’introduire le troisième personnage classique, « lui », Alfred ; et ce fut le rôle tout fait pour Paul Bernard, odieux et veule à souhait.
Étoffer le fond de l’histoire avec quelques personnages secondaires, c’était l’enfance de l’art. Duvivier et Spaak s’y attelèrent sans sourciller. Le conte était enfin debout, au point de vue cinématographique, qui est le seul qui doit compter au cinéma.
Julien Duvivier songea alors à donner le rôle d’Alice à une inconnue. Un journal du soir se chargea de faire une campagne en ce sens. D’innombrables essais furent faits, des photos et des bouts d’essais enregistrés, de types étudiés par des spécialistes. Duvivier croit encore qu’il est possible de découvrir l’oiseau rare ; mais, à l’époque, il n’avait pas le temps de l’attendre.
Le rôle fut attribué à Viviane Romance. Rôle idéal pour elle, d’ailleurs.
Il ne restait plus qu’à tourner le film.
Viviane Romance fut retardée…
Michel Simon se cassa une jambe… Les décors brûlèrent avant qu’on ne tourne… .
Tout cela était pour le mieux : pour renoncer à Panique, bien entendu. Mais Duvivier s’entêta.
Alors, le sort changea. Michel Simon guérît et fut excellent, comme d’habitude, Paul Bernard fut exemplaire dans son rôle d’assassin bien-aimé. Et merveille des merveilles, surprise des surprises, exception des exceptions, Viviane Romance se laissa guider, fut sage et douce, ne demanda pas à remplacer Michel Simon par Tino Rossi, et Paul Bernard par Jean Marais. Elle joua juste, avec une tendresse et une fraîcheur dont. ses amis sont encore éblouis et dont ses ennemis ne se relèveront jamais.
Duvivier, lui, croit même que Viviane Romance est en réalité la victime innocente d’une gigantesque cabale.
Le fait est là : Viviane Romance prouve, dans Panique, qu’elle sait rentrer dans la peau — si j’ose dire — d’un personnage.
Duvivier est content. Panique a été déjà présenté au Festival de Venise, et a eu un succès exceptionnel auquel Duvivier est sensible, car il s’agit quand même d’un film français qui a défendu le prestige du cinéma français.
Duvivier est content, non pas seulement de son équipe, mais d’un personnage nouveau qu’il a abordé et fait vivre pour la première fois ; la foule.
La foule devant la camera l’a ému. Le jour viendra — peut-être — où Julien Duvivier réalisera son rêve d’amener à l’écran une inconnue, en la dégageant d’une foule passionnée et vivante qu’il aura d’abord dominée.
Lo Duca
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Quelques semaines auparavant était paru, dans le numéro de Cinémonde daté du 29 octobre 1946, cet entretien avec Julien Duvivier dans lequel il évoque son prochain projet (qui n’aboutira pas) avec Danielle Darrieux et Viviane Romance.
Julien Duvivier fête ses 30 ans de cinéma
paru dans Cinémonde du 29 octobre 1946
Julien Duvivier, je vous souhaite deux joyeux anniversaires.
— Deux d’un coup, vous me comblez !
— Vous êtes né en octobre 1896…
— J’ai donc quarante ans !
— Heu… si vous voulez ! Au surplus, comme je sais, moi, calculer, j’ajoute : « 1916-1946 », cela fait bien trente ans que vous êtes sur la brèche cinématographique.
Julien Duvivier lève les bras au ciel et enchaîne :
— Merci d’y avoir pensé, mais ne me demandez pas de me pencher sur mon passé. Je suis incapable de vous dire combien de films j’ai réalisés… et lorsque j’essaye de me souvenir j’en oublie et je bouscule l’ordre chronologique.
— Rassurez-vous, j’ai des renseignements très précis sur votre carrière, vous me parlerez seulement de votre métier.
— Encore moins. Je n’ai jamais eu le temps d’y penser, car ces trente ans de cinéma n’ont comporté aucune récréation. Pour moi un séjour dans le Midi, une croisière, un voyage en Italie sont autant de scénarios emportés dans mes bagages et quand j’ai été à Hollywood j’y ai travaillé…
— Nous avons vu vos films…
— Et vous les avez tous accueillis avec une cordialité…
— C’est-à-dire que…
— Non, personne — par exemple — n’a écrit qu’au moment où je réalisais L’Imposteur, sujet que nous avions imposé avec bien du mal à une firme hollywoodienne, il fallait avant tout servir la propagande française. Nous tenions si peu Jean Gabin et moi à ce que le film passât en France, que nous avons refusé de le doubler et à Hollywood et à notre retour à Paris l’an dernier.
« Lorsque je suis revenu, nous nous sommes réunis avec Alexandre Korda, O’Connel et Spaak et j’avais à choisir entre trois scénarios : Raz el gua, mais c’était encore la guerre, Panique et La Symphonie Pastorale.
— Pourquoi avez-vous choisi Panique ?
— Parce que c’était pour moi une réaction inévitable. J’arrivais d’Hollywood où j’avais vu pendant cinq ans des films optimistes avec le « happy-end » inevitable, aussi avais-je envie de traiter un sujet plus rapport avec la situation actuelle.
« Je sais bien qu’il est plus aisé de réaliser des films poétiques, doux et charmants avec de belles photographies, mais ma nature me pousse vers des thèmes âpres, plus noirs, amers.
« Que dit Panique ? Il dit que les gens ne sont pas gentils, que la foule est imbécile, que les indépendants ont toujours tort et qu’ils finissent inévitablement par marcher dans le rang. Evidemment, nous sommes loin des gens qui s’aiment, ceux-là sévissent sur les écrans d’Hollywood, mais j’ai bien l’impression que nous traversons une époque où les gens ne s’aiment pas.
« Pour moi — le public me dira plus tard ce qu’il en pense — Panique est le film le plus significatif de ma carrière, car il veut dire quelque chose…
« Après avoir vu ce film au cinéma, les gens en sortiront meilleurs — je l’espère — tellement c’est horrible !
— Ne venez-vous pas de donner raison à la Commission d’admission qui a refusé votre film pour Cannes ?
— Non. Nous avions l’opportunité de présenter au Festival tout ce qui est singulier, tout ce que l’on ne peut pas faire ailleurs. Je ne dis pas cela pour Panique, mais ne devons-nous pas démontrer par notre apport personnel que l’étranger a besoin du cinéma français…
« J’espère que l’an prochain, l’on pourra constituer une Commission d’admission au-dessus de la mêlée ! Vous savez ma profonde amitié pour Henri Jeanson mais comment admettre qu’un juré soit juge et partie ? il n’était pas seul dans son cas et si vous me demandez une solution, je n’en propose pas… mais je me demande s’il n’est pas possible de trouver — dans toutes les activités non cinématographiques — des gens de goût qui aiment le cinéma et qui puissent choisir des films en toute objectivité.
« Puisque nous en sommes au Festival, j’estime qu’il est effarant de penser que le jury international a rendu son verdict sur… des images ! Comment apprécier un film dont on ne comprend pas la langue ? Comment aimer Lost weekend si l’on ne parle pas l’anglais et que penser du Revenant pour ceux qui ne possèdent pas le français ? »
— Vous terminez actuellement un scénario ?
— J’en ai même commencé le découpage. Tandis que je réalisais Panique à Nice, j’ai eu l’idée de faire un film avec Viviane Romance et Danielle Darrieux. J’en ai parlé avec Pierre Rocher, nous avons échangé des idées… puis Henri Jeanson s’est joint à nous et peu à peu cette ébauche s’est cristallisée.
« Nous avions trouvé un titre. Tout notre entourage a poussé les hauts cris, aussi en chercherons-nous un autre. L’action se passe en 1892 dans le monde du théâtre, des grandes courtisanes, et l’affaire de Panama sert de toile de fond ! C’est, si vous le voulez, un drame de la corruption, de l’argent auquel se trouvent mêlés quatre personnages : une chanteuse (Danielle Darrieux), une courtisane (Viviane Romance), un Stavisky de l’époque et un jeune journaliste polémiste. »
— Vous avez l’accord de vos deux interprètes féminines ?
— Je leur en ai parlé l’an dernier, j’avais leur accord de principe. Le film sera réalisé au printemps à Rome en deux versions (anglaise et française).
— Et pour ce 31° anniversaire, vous tâcherez de m’apprendre combien de films vous avez mis en scène depuis 1916 ?
— Ne recommencez pas, voulez-vous ?
Et Julien Duvivier, évoquant son découpage, me dit d’un ton navré :
— C’est là que les difficultés commencent, il va maintenant falloir que j’enferme Henri Jeanson.
— Et surtout, gardez la clé sur vous !
Marcel IDZKOWSKI
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
L’article d’Eric Bonnefille “Le Paris de Julien Duvivier” sur le site de Paris Cinéma Region.
Les chiffres au Box Office des films de Julien Duvivier à partir de 1945 sur le site Box Office Story (2 495 625 spectateurs ont vu Panique à l’époque en France).
Critique de Panique sur le Blog du Cinéma.
La bande annonce de Panique de Julien Duvivier.
Raymond Chirat présente ‘Panique‘ de Julien Duvivier à l’Institut Lumière.