“Menaces” d’Edmond T. Grévillle (Pour Vous 1938-1940)


Nous revenons une nouvelle fois sur le cinéaste Edmond T. Gréville après plusieurs posts, dont le dernier fin mars 2017 était une série d’entretiens publiés entre 1933 et 1935 dans la presse de l’époque :

Entretiens avec Edmond T. Gréville (Comoedia 1935)

Cette fois-ci nous voulions mettre l’accent sur Menaces, un film courageux que Edmond T. Gréville tourna dans des conditions difficiles comme vous le verrez ci-dessous à propos des événements de septembre 1938, qui se sont soldés par les fameux accords de Munich alors que le monde entier pensait la deuxième guerre mondiale imminente.

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Menaces devait s’appeler d’abord Cinq Jours d’angoisse. Ce film bénéficie d’une belle distribution à commencer par Erich von Stroheim dans l’un des ses rôles les plus mémorables, on y retrouve également Mireille BalinGinette Leclerc, John LoderVanda Vangen/Gréville (la femme de Edmond T. Gréville).

Le tournage du film débuta au début de l’année 1939 au fur et à mesure que la réalité rattrapait la fiction avec l’annexion de la Tchécoslovaquie par Hitler en mars 1939. Malheureusement en avril 1939, alors que le tournage du film était bien avancé, les laboratoires LTC de Saint-Cloud furent incendiés et le négatif de Cinq Jours d’angoisse avec !

Heureusement, il restait la copie de travail, un montage positif, dont Gréville fit tirer un contretype en négatif. Il ne restait plus qu’à tourner certaines scènes manquantes. Le tournage reprit finalement en août 1939 pour s’interrompre à nouveau dès la déclaration de guerre le 3 septembre 1939. Gréville s’attela alors au montage du film dans les conditions difficiles que l’on imagine.

Le Petit Journal du 13 janvier 1940

Le Petit Journal du 13 janvier 1940

Menaces sortit finalement à l’Olympia le 13 janvier 1940 puis fut projeté à l’Aubert-Palace au printemps 1940. Malheureusement le film fut censuré plus tard par les Allemands qui demandèrent la destruction du négatifs et des copies existantes. Et c’est après la Libération de Paris en août 1944 que des employés de LTC ressortirent six copies du film qu’ils avaient mis à l’abri. Du coup, Gréville eut l’idée de tourner une nouvelle fin pour son film, ce qu’il fit en septembre 1945.

C’est cette nouvelle fin, appel à la liberté avec des images tournés à la libération de Paris, qui est actuellement visible dans le DVD de René Chateau.

Par contre, nous n’avons pas trouvé la date de sortie en salle, en 1945 donc.

Si vous avez des renseignements à ce sujet, n’hésitez pas à nous en faire part dans les commentaires.

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Vous pouvez donc lire ci-dessous les articles parus dans Pour Vous entre 1938 et 1940 dont un article de Edmond T. Gréville sur le tournage de Menaces. Nous avons aussi rajouter une sélection de ceux sortis à la même période dans la presse quotidienne de l’époque (ici).

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Merci et bonne lecture.

 

Le Journal du 13 janvier 1940

Le Journal du 13 janvier 1940

 

SEPTEMBRE 1938 A L’ÉCRAN : Edmond T. Gréville va réaliser “Cinq jours d’angoisse”

paru dans Pour Vous du 30 Novembre 1938

Pour Vous du 30 Novembre 1938

Pour Vous du 30 Novembre 1938

Quand les « cinq jours d’angoisse » ont commencé — du 23 au 28 septembre 1938 — je me trouvais à La Haye. Je discutais avec mes producteurs du sujet de notre prochain film. Nous en avons peu discuté. Quoique la Hollande veuille vivre recroquevillée dans sa bonne paix, aucune frontière ne tenait devant l’émotion qui montait de tous les pays d’Europe.

Le 27, je reprends le chemin de Paris. On en était au plus noir de la crise. Je roulais sur les routes de Belgique et de France et je croisais des troupes et des tanks, je rencontrais des cortèges de familles qui allaient vers l’Ouest, avec leurs pauvres meubles, leur peine. On réquisitionnait l’essence : je n’avançais pas. Au milieu de ces visages tendus, de ces larmes, de ce mouvement intense et silencieux sous un ciel de plomb, comment vouliez-vous que je me préoccupe de mon scénario ? Si, pourtant : une idée nouvelle commençait à m’habiter, comme une obsession. Et, le 28, à Paris, vivant, avec les foules, ces suprêmes heures d’angoisse, et puis, l’après-midi, l’annonce que la paix était retrouvée, au moment exact où le rideau de brume qui obscurcissait le ciel se déchirait pour laisser voir une étonnante clarté : ce 28, j’ai vu mon idée se préciser.

» Ce lendemain, je dictais à ma secrétaire un exposé de six pages : le scénario de Cinq jours d’angoisse, mon prochain film. Voilà tout. »

Edmond T. Gréville demeure un moment silencieux; sans doute, songe-t-il à ces images d’un passé proche qu’on oubliera difficilement. Et comme sa songerie se prolonge, je me dis qu’il est bien l’homme d’un film pareil : Anglais de nationalité, Français par sa carrière et ses goûts, lié aux Pays-Bas par son dernier film et quelques-uns de ses prochains, cet homme ne pouvait pas ne point considérer les « cinq jours d’angoisse » d’un point de vue assez vaste, humain plutôt que national.

— Cinq jours d’angoisse sera, en effet, poursuit-il, une petite chronologie pathétique de ces journées de septembre, telles qu’elles ont été subies, à Paris et dans un village de l’Est, par des gens de différents milieux, des Français et des étrangers. J’en ai achevé le découpage avec Curt Alexander. Et mon idée de faire un film là-dessus devait être bonne, puisqu’elle a été reprise par d’autres metteurs en scène, si bien qu’on verra plusieurs ouvrages sur cette période critique de la vie de l’Europe.

» Le danger d’un tel film est qu’on pourrait vouloir conclure. Nous nous sommes efforcés de nous en tenir à la représentation de faits symptomatiques en évitant toute idéologie. Sans doute, un de mes personnages, et non des moindres, affirmera-t-il, et de la façon la plus émouvante, qu’il faut tout faire pour éviter la guerre. Mais ses paroles importent moins que l’action du film. Et, d’ailleurs, je me suis même interdit d’évoquer directement les événements. Ils ne font que peser sur mes personnages, que les obséder, par le truchement de la T.S.F. — comme cela a été le cas pour tout le monde en septembre. Les voix de Hitler et de Chamberlain, qu’on entendra, ne seront qu’une des expressions du décor.

» Ce film devait être tourné en Hollande, et je devais le commencer au début de décembre. Pour différentes raisons, j’ai dû en retarder la réalisation, et c’est ici, à Paris, que nous travaillerons ; je commencerai aux environs de Noël et compte l’achever pour la fin de janvier. Parmi mes interprètes, j’aurai mon grand ami Erich von Stroheim, qui m’a d’ailleurs donné d’excellentes idées pour son rôle ; John Loder, Jean Galland, Maurice Maillot ; vous le voyez, je suis fidèle aux interprètes de mes films passés. Et je compte avoir également Viviane Romance dont je me flatte d’avoir découvert, autrefois, quand elle était inconnue, les dons si admirables. »

— Et après ?
Après ? Je vais avoir une année passablement chargée. Je dois aller faire, en mars, un film en Angleterre, ensuite j’ai promis de tourner
Sérénade, cet épisode de la vie de Franz Schubert, qui sera réalisé à Paris ; puis, l’été venu, je retournerai en Hollande pour y préparer cette bande sur Vincent van Gogh à laquelle je tiens tout particulièrement. Et… et c’est assez de projets, bien que je puisse en citer d’autres. Pour le moment, il n’y a que Cinq jours d’angoisse qui m’intéresse.

N. F (Nino Frank)


Une évocation de septembre 38 – Erich von Stroheim, l’homme au double visage, dans “Cinq jours d’angoisse”

paru dans Pour Vous du 8 Mars 1939

Pour Vous du 8 Mars 1939

Pour Vous du 8 Mars 1939

Le cinéma mène à tout ! Henri Bosc qui incarne dans Cinq jours d’angoisse une sorte d’assez bas voyou de nationalité indéfinie, Julio, voleur et tricheur aux cartes, est dans la vie un homme doux et charmant. Néanmoins il lui restera quelque chose de son rôle dans le film d’Edmond-T. Gréville : il est devenu d’une belle dextérité dans les tours de cartes. Quelle tentation pour un honnête homme !…
*
L’accessoiriste apporte un plateau et le pose sur une table hors du décor, en attendant que Stroheim ait à s’en servir. Il y a des oeufs frais, du sel, du sucre, du porto. Du vrai. Pas de l’eau avec du café. Stroheim le-magnifique est pour les accessoires exacts : quand il tourna pour la première fois en France, sous la direction de Raymond Bernard, dans Marthe Richard, des brodeuses sur cuir travaillèrent toute un nuit parce que le chiffre de ses écussons était frappé au lieu d’être brodé…
Une jeune femme blonde qui s’ennuie par là avise la bouteille, se verse un demi-verre de vin, boit et se sent réconfortée. Quelques instants plus tard, l’artiste vient chercher son matériel :
Vous pouvez y aller ! assure, en anglais, la dame blonde. Il est buvable.
Las ! Ce n’était pas pour lui, mais pour confectionner un flip à l’usage de Jean Galland qui, allongé sur un divan, était censé mourir d’inanition.

Pour Vous du 8 Mars 1939

Pour Vous du 8 Mars 1939

Voilà donc que Stroheim, porteur du plateau, pénètre dans la chambre du peintre famélique. Stroheim est un professeur de biologie expatrié à qui Henri Beaulieu, biologiste français, a donné asile dans son laboratoire ; le laboratoire est juste en face de ce petit hôtel où les Cinq jours d’angoisse vont se dérouler, de sorte que, tout naturellement, Stroheim a pris logement ici et connaît les aitres et les êtres. Jean Galland, il le sait, tout en se mourant d’amour pour Mireille Balin, meurt aussi de faim… D’où le flip sauveteur…

Nous sommes à côté de la caméra et voyons Stroheim entrer de face : il a le plus extraordinaire visage, mi-partie, chair pâle à gauche côté cœur, velours noir à droite côté raison.
Ce réfugié, cet expatrié, se trouve recueilli chez d’anciens ennemis en somme, et, comme vous voyez, il a pour eux des sentiments aussi cordiaux qu’eux-mêmes pour lui… (C’est Gréville qui explique.)
« Je lui ai dit : « Vous êtes un mutilé de la face ».

— Ce qui a dû enchanter Stroheim à qui toutes les compositions de grand blessé permettent l’emploi d’accessoires-imprévus…

Je comptais sur son imagination, c’est pourquoi je ne lui ai point donné d’autres détails, je savais qu’il trouverait quelque chose d’impressionnant !

Eh bien ! Gréville n’a point été déçu : le profil droit de Stroheim, sombre, immobile, dantesque, évoque la guerre et la mort, tandis que son profil gauche, humain, vivant, compréhensif et pitoyable, c’est la paix… Comme trouvaille, on n’aurait pu faire mieux !… De dos, ce n’est pas moins tragique avec tous les liens noirs qui coupent le crâne… Ni Judex caché sous son masque, ni Fantomas, invisible derrière sa cagoule, n’étaient aussi impressionnants que cet homme dont la moitié de la face vit…

On m’assure qu’à la fin du film il meurt à visage découvert et que c’est une vision terrible !…

Pour Vous du 8 Mars 1939

Pour Vous du 8 Mars 1939

Pas vu la belle Mireille Balin. Aperçu seulement la capiteuse Ginette Leclerc qui se sauvait sous la pluie. (Non, il ne pleuvait pas dans le studio, elle avait fini de tourner et regagnait en courant sa voiture.) Mais vu Vanda Vangen, qui incarne une Américaine excentrique, riche et « noire > plus souvent qu’à son tour. Pour une vraie blonde parfaitement sobre, c’est de l’ironie !

Doringe


Comment nous avons tourné “Menaces” par Edmond T. Gréville

paru dans Pour Vous du 10 Janvier 1940

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Le 3 octobre 1938, en déposant le premier manuscrit de Cinq jours d’angoisse à la Société des Auteurs, j’étais loin de penser que cette angoisse allait durer cinq mois, cinq trimestres…
A la fin d’une production, lorsque des journalistes viennent interroger le metteur en scène, certains d’entre eux lui demandent s’il possède quelque réminiscence, quelque anecdote se rapportant à son dernier-né… Pour
Menaces, je peux dire sans me vanter qu’il nous reste un véritable volume de souvenirs dramatiques.

Je passe sur la traditionnelle course d’obstacles, sur la navigation semée d’embûches qui précèdent toujours la mise à l’écran d’un sujet original, surtout lorsque ce sujet est qualifié par certains de « dangereux ». C’est tout d’abord en Hollande que nous devions entreprendre Cinq jours d’angoisse, mais les Hollandais, qui avaient sans doute de bonnes raisons de ne pas croire aux promesses de la paix munichoise, décidèrent à la dernière minute d’écarter ce sujet.

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Pour Vous du 10 Janvier 1940

On m’offrit un autre scénario. Têtu et déjà prêt à combattre pour mon enfant terrible, je déclinai cette offre et je revins à Paris avec l’espoir d’une rapide mise en chantier. C’est à ce moment que je fis appel au scénariste Curt Alexandre — maintenant légionnaire Curt Alexandre — et au dialoguiste Pierre Lestringuez — maintenant capitaine Pierre Lestringuez — pour me seconder dans une tâche qui s’avérait déjà fertile en péripéties. Je dois leur rendre hommage ; car c’est grâce à leur concours, à leur ténacité et à leur optimisme que l’on put tenir jusqu’au bout.

Lorsque nous eûmes enfin trouvé un producteur prêt à se lancer dans l’aventure, un coup de téléphone nous apprit que le ministère des Affaires étrangères objectait au scénario. Ce n’était peut-être pas le moment, alors que la France s’efforçait de montrer sa bonne volonté vis-à-vis des promesses nazies, de mettre celles-ci en doute. Une petite conférence, la première, réunit les collaborateurs du film et, après avoir mis un peu d’huile dans les rouages scénaristiques, nous décidâmes de continuer.

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Premier tour de manivelle.
John Loder, qui m’était indispensable pour tourner le rôle d’un journaliste anglais, fut naturellement rappelé juste à ce moment-là à Londres pour y terminer un film commencé quelques mois auparavant. Il ne pouvait se défaire de ce contrat. Ce fut toujours entre deux avions qu’il vint tourner aux studios François I° quelques scènes forcément écourtées…

Première difficulté.
Environ huit jours après le commencement des prises de vues, notre film contracta une maladie contagieuse et fréquente : la panne d’argent. Grâce à l’admirable bonne volonté du personnel technique et à la complaisance des artistes, je pus poursuivre mon travail, tourner une semaine encore, réunir assez d’éléments pour pouvoir organiser une projection et trouver ainsi les capitaux nécessaires à la poursuite du film.

Première accalmie.

Quinze jours, trois semaines… Les traits de crayon bleu s’allongeaient sur le tableau de travail, on démolissait des décors, Eric von Stroheim avait terminé son rôle, la course d’obstacles touchait à sa fin et nous étions un soir en projection, vers 19h30 comme d’habitude…

Ce soir-là, la photographie d’Otto Heller, les cadrages d’Alain Douarinou, le jeu de Mireille Balin, de Ginette Leclerc, de Jean Galland et de tous les autres nous parurent de si bonne qualité que quelqu’un s’écria :
C’est trop bien, ça ne peut pas continuer comme ça !…

A ce moment, la porte s’ouvrit et le caissier — personnage décidément fatidique dans tous les films — nous annonça, très pâle, que les laboratoires de Saint-Cloud avaient brûlé et que notre négatif entier était détruit !

Il paraît puéril maintenant, à l’heure où l’Europe est en flammes, de parler de désastre parce que quelques milliers de mètres de celluloïd ont flambé. Mais, à ce moment-là, il y eut un silence terrible, un silence bientôt brisé par une sorte de susurrement douloureux… Dans un coin, Mireille Balin pleurait.

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Pour Vous du 10 Janvier 1940

Pour Vous du 10 Janvier 1940

 

C’était la deuxième fois que l’on pleurait pendant Cinq jours d’angoisse. Otto Heller, l’opérateur tchèque, avait déjà versé des larmes dix jours auparavant, lorsque, par les journaux, pendant une scène où Madeleine Lambert criait à Eric von Stroheim : « C’est la paix, monsieur Hoffmann, la paix ! » nous avions appris que la Tchécoslovaquie était envahie.
Maintenant, tout était en cendres, il n’y avait plus qu’à s’en aller, qu’à oublier Cinq jours d’angoisse

Pierre Lestringuez se retourna vers moi et me demanda :
Quand recommence-t-on ?
Recommencer ! C’était le désir de tous et nous pensions déjà à profiter de la fatalité, à modifier le scénario au gré des événements qui, en cette année 1939, allaient trop vite, comme un film à l’accéléré.
Arbitrage, protocole, toutes sortes de mots juridiques dansèrent devant les yeux du metteur en scène au lieu des gros plans, des enchaînés, des panoramiques…

*

Cependant, je boudai diverses propositions, j’avais décidé avec un entêtement singulier de terminer envers et contre tout, malgré le feu, malgré Hitler qui faisait résonner son affreux bruit de bottes à nos oreilles et qui nous plongeait en pleine « guerre des nerfs ».
Un soir, ô miracle, on me téléphona. Les commanditaires, maintenant que tout recommençait à aller mal en Europe, s’étaient subitement souvenus de mon scénario.
On voulait reprendre Cinq jours d’angoisse

Une fois de plus, les décors s’élevèrent, une fois de plus on se retrouva sur le plateau, au bistro du coin, avec le sourire, le sourire de ceux qui ont joué un bon tour au destin. Cette fois, on allait terminer, pas d’histoires…
Ce ne furent pas les histoires, mais l’Histoire qui nous arrêta.

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Pour Vous du 10 Janvier 1940

Coup d’Etat à Dantzig, rappel immédiat de certaines catégories. De nouveau et jusqu’à la mobilisation générale nous vécûmes des heures tragiques. Celles-là mêmes que vivaient dans le film les personnages imaginaires. On ne savait plus où commençaient, où s’arrêtaient l’actualité et la fiction.

Maurice Maillot, qui joue un aviateur, arriva soudain dans le décor en uniforme, les figurants crurent que c’était pour tourner : il était mobilisé, vraiment mobilisé… Un à un, les artistes, les machinistes partaient au gré de leurs fascicules. On se dépêchait de tourner un dernier gros plan, une dernière scène d’ensemble, on voulait finir, on voulait arracher une dernière scène aux événements…

Les passerelles se vidaient. Il n’y eut plus que douze électriciens, plus que huit, plus que six, l’opérateur poussait le travelling, le maquilleur tenait le microphone, Lestringuez, déjà quelque part en France, me téléphonait des dialogues de la dernière minute…
Inutile. Hitler en avait décidé autrement, ce fut la guerre…

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Non. Henri Bosc, Paul Démange et les interprètes féminines nous restaient encore. Et Jean Galland était là, Jean Galland, lieutenant d’artillerie, ancien combattant, sans affectation immédiate, dont j’avais déjà pu apprécier le talent, la camaraderie et le dévouement dans Remous et dans Marchand d’amour.

Avec ce « dernier carré » nous pouvions terminer les ultimes scènes, et les premiers, les seuls en France, tourner en temps de guerre. Ce fut fait grâce à l’optimisme et à la compréhension des producteurs.
Cinq jours d’angoisse, enfin fini, allait s’appeler Menaces.

Dans quelques jours, cette production va paraître sur les écrans de Paris. Que ce film plaise ou qu’il déplaise, nous aurons au moins la satisfaction d’avoir terminé la tâche entreprise, malgré Hitler, malgré les flammes, malgré la guerre, malgré tout !

E.-T. G (Edmond T. Gréville)


Critique de “Menaces” par Claude Vermorel

paru dans Pour Vous du 24 Janvier 1940

Pour Vous du 24 Janvier 1940

Pour Vous du 24 Janvier 1940

MENACES, Film français. (Mention B.)

Edmond Gréville vous a dit ici même, la semaine dernière, les avatars de Cinq jours d’angoisse, interrompu, brûlé, repris, interrompu à nouveau par la mobilisation, repris encore et achevé avec une fin nouvelle.  

Pourtant, Gréville, il vous a tant excité, ce scénario ? Même réalisé dans des conditions normales, je doute qu’on se fût passionné à ce Grand Hôtel pour étrangers pauvres, nonchalamment charpenté. La moitié du film — alors qu’on se fie aux promesses du titre — se passe à conter les amours à distance d’un journaliste anglais (John Loder) et d’une jeune première — première dans une maison de couture — (Mireille Balin), compromise à tort dans un vol. Un docteur viennois en exil (Stroheim) démasque le coupable (Henri Bosc).

Il faut bien le dire, l’action commence là seulement, l’action qu’on attendait, c’est-à-dire : quels drames l’alerte de Munich a pu déclencher dans un hôtel de la rive gauche. Un bon sujet. Mais il ne nous suffit pas que Stroheim soit congédié, de son laboratoire, que Mireille Balin, par pitié pour Jean Galland, amoureux d’elle et rappelé, l’accompagne à son cantonnement, que son fiancé la croie coupable, qu’il s’en aille, que tout l’hôtel parte à sa recherche et le ramène. Comme dans la Femme du boulangerPagnol a traité le thème en comédie, avec raison.

Mais Gréville se confirme comme un de nos plus habiles techniciens, un de ceux qui n’oublient pas que le cinéma c’est du mouvement.
Les scènes sont rapides, vigoureuses. (Pas toutes, celle de l’escroc démasqué, par exemple, n’est pas faite.) Le montage ne traîne pas. Plus de ces prouesses techniques qu’on lui a reprochées, de cette technique pour la technique. Mais quelques trouvailles de vrai cinéma : l’ombre des chars sur un visage angoissé, le rythme des pas guerriers sur les images de la vie civile arrêtée, un fréquent contrepoint des paroles et des visages. Plus qu’il n’en faut pour qu’on lui fasse confiance.

Les acteurs — Ginette Leclerc, Wanda Wangel (Vanda Vangen sic!), Madeleine Lambert, en plus des déjà nommés — sont bien. Stroheim moins saisissant que d’habitude, malgré son demi-masque, symbole de la guerre. Mireille Balin gagne à chaque film en charme et en métier. Henri Bosc a donné à un rôle de métèque pourtant pas très original, un humour et une mesure qui le sont.

CLAUDE VERMOREL.

 

Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse


Aux Studios François 1°, Edmond T. Gréville et et ses interprètes revivent de bien mauvais souvenirs.

paru dans Ce Soir du 20 mars 1939

Ce Soir du 20 mars 1939

Ce Soir du 20 mars 1939

Aux studios François 1°, atmosphère très « cinéma », c’est-à-dire que des ouvriers et des machinistes se sont emparés des trois-quarts du “plateau » et que l’on répète dans un coin.

Cette fois le décor est entre ciel et terre ou plutôt entre plafond et parquet, sur des planches dont on s’est d’ailleurs assuré de la solidité — héros obscurs du cinéma, à vous fut dévolu cet honneur ! — et qui semblent montées sur pilotis. On a dressé trois pans de mur, « découpé » une fenêtre à droite, tandis que de l’autre côté l’ouverture est béante.
J’ai gravi les escaliers. On ne m’avait pas averti de cette particularité. Je me suis retenu à temps.

Mais j’ai pu voir Edmond T. Gréville, réalisateur de « Cinq jours d’angoisse », dont on tourne actuellement l’une des scènes les plus importantes, celle où Madeleine Lambert, patronne de l’ « Hôtel du Panthéon” , découvre Eric von Stroheim mort.

Le temps de bavarder avec Edmond T. Gréville, un bavardage qui ressemble fort à un monologue, car un metteur en scène en plein travail n’a guère le loisir d’entreprendre une conversation, si décousue soit-elle, puis je vais à la recherche de Mireille Balin introuvable.

Mais peut-être n’est-ce pas elle qui se cache. Cette interminable suite de couloirs :
— Passez à droite.
— Tournez à gauche. doit bien souvent la soustraire aux importuns, ainsi qu’aux intervieweurs bien entendu.
Mais l’on m’a assuré qu’il y avait confusion entre les uns et les autres.

Or donc j’ai parlé tout à l’heure de M. Eric von Stroheim que Madeleine Lambert trouvait sur son lit la tempe trouée d’une balle. Eric von Stroheim s’est suicidé parce qu’il voulait se faire naturaliser français et que la guerre a éclaté lui confisquant tous ses biens et notamment son laboratoire, fruit de tant d’années de sacrifice.
Sa fin est d’autant plus tragique que Madeleine Lambert venait lui annoncer une bonne nouvelle, une nouvelle que nous avons tous attendue, haletants. crispés devant un kiosque à journaux ou notre appareil de T.S.F, il y a quelques mois : la paix.

Car la guerre que croyait déjà déclarée ce sympathique biologiste autrichien n’avait été qu’une chaude alerte, une angoisse que nous supportâmes cinq longs, cinq interminables jours.

Vous l’avez deviné, ce sont des événements récents de septembre qu’il s’agit.

Edmond T. Greville, astucieux scénariste, que nous connaissons déjà comme un excellent technicien, nous montre des êtres de différentes nationalités, réunis à Paris dans la même pension de famille — l’Hôtel du Panthéon existe d’ailleurs au 19 place du même nom — et qui sentent avec une identique terreur, mais des réactions différentes, planer au-dessus de leur tête un nuage noir, un souffle tragique.

Mireille Balin incarnera une jeune et jolie vendeuse d’une grande maison de couture, Ginette Leclerc une danseuse de boîte de nuit, Vanda Vangen  (à la ville Mme Greville) une richissime Américaine, John Loder sera un journaliste anglais, Henri Bosc un louche « métèque », Nicolas Rimsky — ex-vedette du cinéma muet — un chauffeur russe, Paul Démange un garçon de café, Maurice Maillot un professeur de culture physique.

Et Jean Galland — qui répète chaque jour au Théâtre saint-Georges et tourne de 7 heures à minuit — interprétera le rôle d’un peintre, poète et rêveur.

Jean Schetting

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WANDA VANGEN QUI FUT L’INTERPRÈTE DE RENÉ CLAIR ET D’ABEL GANCE FAIT SA RENTRÉE A L’ÉCRAN DANS « CINQ JOURS D’ANGOISSE »

paru dans l’Intransigeant du 21 mars 1939

l'Intransigeant du 21 mars 1939

l’Intransigeant du 21 mars 1939

Dans Cinq jours d’angoisse, le film que tourne actuellement Edmond Gréville, une artiste qui avait disparu de l’écran depuis plusieurs années va reparaître.

Elle s’appelait Wanda Vangen quand Abel Gance la découvrit et la fit débuter à l’écran dans la Fin du Monde. Puis elle devint Mme Edmond Gréville, et René Clair lui fit jouer, dans le Million, le second rôle féminin après Annabella. C’est elle qui était chargée d’égarer René Lefèvre dans les sentiers de l’infidélité… ce dont elle s’acquittait en déployant le sex-appeal le plus provocateur ! Elle tourna encore Chouchou, poids plume, puis Vanda Gréville disparut de l’écran.

Dans Cinq jours d’angoisse, son metteur en scène, qui est aussi son mari, lui a confié le rôle d’une jeune Américaine qui se trouve en France pendant les journées tragiques de septembre 1938.
Le premier scénario, nous a dit Wanda Vangen, faisait de ce personnage une jeune femme très libre et très désinvolte, passant le plus clair de son temps à courir les maisons de couture et les bars. Les robes tombaient, le whisky coulait… Mais on a craint que les Américains voient quelque chose de désobligeant dans ce personnage ce qui n’était nullement dans les intentions des auteurs ni du metteur en scène !  La censure, de son côté, a conseillé plus de modération. Alors, je suis devenue plus sage !…

Et Wanda Vangen, Norvégienne de naissance, Anglaise par son mariage et qui tourne à Paris un rôle d’Américaine, ne nous cacha pas son désir de redevenir une vedette, du cinéma  français.

 

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« Cinq jours d’angoisse » fut pour son metteur en scène… 28 mois d’angoisse

paru dans Paris-Soir du 14 janvier 1940

Et ce film, interrompu par des pénuries d’argent, détruit par un incendie, arrêté par la mobilisation générale, voit enfin aujourd’hui le jour sous son nouveau titre : «. Menaces »

Paris-Soir du 14 janvier 1940

Paris-Soir du 14 janvier 1940

Cet après-midi, le film Menaces sera présenté à l’Olympia au cours d’un gala au bénéfice du “déjeuner des Lettres et de la Musique”.

Ce film mis en scène par Edmond T. Gréville, d’après un scénario de Kurt Alexandre, a pour principaux interprètes John Loder, Mireille Balin, Eric von Stroheim, Maurice Maillot, Ginette Leclerc, Wanda Wangen, Jean Galland, Henri Bosc, Madeleine Lambert, etc.

Menaces, commencé en octobre 1938, devait s’appeler tout d’abord « Cinq jours d’angoisses ». Le premier tour de manivelle fut donné au moment où le ciel de l’Europe semblait éclairci. Au bout de huit jours de « tournage », panne d’argent. Edmond T. Gréville put cependant, grâce à la bonne volonté des artistes et du personnel technique, continuer son travail assez longtemps pour que la projection des textes lui amenât l’argent nécessaire.

Lorsque le film fut presque terminé, nouvelle catastrophe : un incendie s’était déclaré aux laboratoires de Saint-Cloud, le négatif de Cinq jours d’angoisse était complètement détruit.
Fallait-il tout laisser là ? Non.

Courageux, Edmond T. Gréville décida de recommencer. C’était d’ailleurs le vœu de tous. On pensa qu’il fallait apporter quelques modifications au scénario — les événements allaient si vite.

Et puis ce fut la guerre

Et les décors s’élevèrent à nouveau et on entendit de nouveau : « Prêt, on tourne !”. Sur le point d’être terminé, c’est l’Histoire qui arrêta une fois de plus le film.

Rappel de certaines catégories.
Un à un, artistes et techniciens commençaient à partir. Maurice Maillot, qui joue un aviateur dans le film arriva au studio en uniforme : un vrai, celui-là, celui qu’il porte depuis cinq mois. Gréville et ses interprètes vécurent des jours semblables à ceux que vivent ses héros,
Mobilisation générale : maintenant, il n’y plus que les femmes et quelques uns “de ceux l’autre ».

Dernières difficultés

On termine quand même Cinq jours d’angoisse qui est devenu Menaces.

Au dernier moment, une dernière difficulté : le film fut saisi par des « soi-disant » ayant-droits. La présentation fut ajournée.
Enfin, aujourd’hui, Menaces pourra affronter le public parisien. Après toutes ces vicissitudes, souhaitons-lui au moins une belle carrière.

Non signé

Nous rajoutons pour terminer ces quelques encarts trouvés dans la presse de l’époque.

Le Temps annonce le début du tournage de Menaces en date du 31 janvier 1939

L’article paru dans Ce Soir du 30 mars 1939 sur l’incendie du laboratoire LTC avec la mention du film de Gréville :

Pour la petite histoire, signalons que les autres films détruits dans l’incendie sont : Campement 13, Le Danube Bleu, Le Créancier, Paix sur le Rhin et Quartier Latin.

Paris-Soir du 22 mars 1939

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Le Journal annonce le 27 décembre 1939 la sortie de Menaces à l’Olympia le 9 janvier 1940.

Finalement, il semble que le film soit sorti le 13 janvier 1940 d’après cette brève parue dans  Le Journal.

L’Intransigeant se fait l’écho de la sortie de Menaces le 18 janvier 1940.

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Quinze jours plus tard, Menaces passe cette fois-ci à l’Aubert-Palace d’après cette encart publicitaire dans Paris-Soir du 27 janvier 1940.

Le Journal publie le 11 février 1940 cet encart publicitaire révélateur sur Menaces.

Il semble que le film ait tenu l’affiche plus d’un mois à l’Aubert-Palace car il était toujours projeté (sa dernière semaine à Paris ?) le 9 mars d’après Le Petit Journal.

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Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

Pour en savoir plus :

Le site sur Edmond T. Gréville

Un article sur Menaces sur le blog Supfiction, Supfictions.

Les pages assez complètes sur Edmond Gréville à l’occasion de sa rétrospective en 2006 sur le site de la Cinémathèque française.

Si vous voulez vous intéresser plus à la carrière passionnante d’Edmond T. Gréville, nous vous conseillons absolument de lire “Trente-cinq ans dans la jungle du cinéma“, son livre de mémoires publiés chez Acte Sud/Institut Lumière.

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