Pour célébrer la 5ème édition du Festival Toute la mémoire du monde, qui a lieu du 01 au 05 mars 2017 à la Cinémathèque française, nous avons choisi de mettre l’accent sur l’une des plus grande actrices du muet, Lillian Gish, dont l’un des plus grands films sera projeté le jeudi 2 mars : Le Lys brisé de D. W. Griffith (1919).
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Nous avons d’abord choisi de reproduire l’article de Pierre Leprohon, grand critique et historien du cinéma, publié en 1930, qui résume bien ce que pouvait représenter Lillian Gish à cette époque. Malheureusement c’est quasiment déjà la fin de sa carrière (mais n’oublions pas sa belle performance dans La Nuit du Chasseur de Charles Laughton en 1955).
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Puis nous avons trouvé la critique du Lys Brisé par Louis Delluc en 1920 dans Comoedia au moment de la sortie du film en France au Gaumont-Palace et au Marivaux ainsi que celle de Pierre Henry dans Ciné Pour Tous. Pour finir, nous reproduisons l’article de Jean-Louis Croze paru dans Comoedia après la présentation du film à la presse à Paris.
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Pour finir je ne peux que vous conseiller de lire son autobiographie : Le Cinéma, Mr Griffith Et Moi, paru chez Robert Laffont en 1987 puis chez Ramsay en 1996.
Bonne lecture !
Lillian Gish, vedette de la douleur par Pierre Leprohon
paru dans Cinémonde du 3 avril 1930
Je ne sais rien de plus poignant, à l’écran, que certaines expressions craintives du visage de Lilian Gish. Il faudrait pour les traduire des mots que nous ne possédons pas. Les images nous en dispensent. Il suffit de regarder une de ses photos un instant pour retrouver au fond du souvenir tel trait désespéré, tel sourire nacré de l’admirable artiste et pour en reconnaître en soi toute l’émotion.
Le visage a sa photogénie particulière. La plus grande beauté y apparaît dans la simplicité des lignes, et si Lilian Gish, Greta Garbo, Dolores del Rio et quelques autres offrent à l’écran une image si purement belle, c’est que nul artifice ne brise la souple harmonie de leurs traits. Le cinéma, comme tout art d’évocation, est ennemi des fioritures.
Ce qui distingue Lilian Gish, outre ses yeux clairs, ses cheveux blonds, sa pâleur nordique, c’est une étonnante lumière intérieure. On sent à chaque seconde de son interprétation qu’elle joue davantage par l’âme que par le geste ou l’expression et sa physionomie nous apporte l’affleurement extérieur d’un sentiment. N’est-ce pas là le secret du grand art et pouvons-nous nous en étonner de celle qui a écrit : « Nos rôles doivent concorder avec ce que nous sommes réellement dans la vie, car l’écran nous montre tels que nous sommes. »
Lilian Gish dans L’Ennemi avec Ralph Forbes
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Cette vie de Lilian Gish est à elle seule un enseignement. Elle reflète l’unique souci du travail et du perfectionnement pour élever son art au niveau des choses immortelles.
Née à Springfield (Ohio, USA) en 1896, Lilian Gish était la fille aînée d’une famille de petits commerçants. La mort prématurée du père compromit une situation déjà fort modeste et, après avoir vécu quelque temps à Baltimore, Mme Gish partit avec ses deux fille : Lilian et Dorothy, pour New-York où elle trouva un emploi dans un théâtre de second ordre.
Lilian était de santé délicate. Dès l’âge de sept ans, elle parut pourtant sur la scène dans quelques petits rôles d’enfants en compagnie d’autres « vedettes » de son âge dont l’une allait devenir plus tard Mary Pickford. Ce furent malgré ces précieuses amitiés, des années de lutte quotidienne.
De ville en ville, la tournée répétait les vieux mélos du répertoire et voyageait tant bien que mal dans des conditions souvent fort pénibles.
Mais Lilian Gish y apprenait son métier, l’aimait déjà passionnément et se serait bien gardée d’abandonner sa carrière théâtrale pour le cinéma si une circonstance imprévue ne lui en avait offert l’occasion.
Le premier appel de sa vocation définitive se produisit au cours d’une visite faite à Mary Pickford qui, déjà à cette époque, s’était tournée vers le nouvel art. Mme Gish et ses filles en considéraient presque l’exercice comme une déchéance. Pourtant, lorsqu’on les eût présentées à Griffith et qu’on leur eût offert d’intéressants cachets sur la proposition de Mary Pickford, elles n’hésitèrent pas à tenter l’aventure et à partir en Californie avec la troupe qu’emmenait D. W. Griffith vers un petit bourg quelconque qui s’appelait Hollywood.
Lilian et Dorothy Gish étaient désormais vouées au septième art. Ce fut sous la direction de Sullivan et Cabanne, deux “lieutenants » de Griffith, que Lilian tourna ses premiers films. Mais l’avisé cinéaste ne tarda pas à remarquer les dons exceptionnels de la future étoile et, lorsqu’il entreprit la réalisation de son premier grand film, Pour l’Indépendance, il lui confia un rôle important (Pierre Leprohon confond avec Intolérance sorti en 1916, Pour L’Indépendance est un film de Griffith sorti en 1924 sans Lilian Gish. NDLR)
Elle devait être dès lors son interprète attitrée. Est-il besoin de rappeler cette liste de bandes, les meilleures peut-être de Griffith, depuis Le Lys brisé, chef-d’œuvre longtemps méconnu, jusqu’à A travers l’orage et Les Deux Orphelines ?
Ce film fut le dernier que Lilian Gish tourna pour Griffith. Dans l’intervalle, elle avait réalisé elle-même, avec sa sœur comme vedette, une comédie dramatique intitulée La femme qui changea son mari. Enfin depuis 1922, elle fut la vedette de nombreux films dont quelques-uns demeurent, grâce au talent de l’interprète et à l’art du réalisateur, des œuvres de première valeur. Nous citerons La Sœur blanche d’Henry King, avec Ronald Colman ; Le Signal de feu, La Vie de bohème, Romola, La Lettre rouge de Sjöström, où elle réalise une création admirable. On l’a revue récemment dans Le Vent, du même réalisateur, aux côtés de Lars Hanson, et dans L’Ennemie de Fred Niblo, avec Ralph Fortes, le jeune premier de La Piste de 98, Fawcett et Karl Dane.
Lilian Gish avait passé, l’an dernier, plusieurs mois en Bavière afin de se documenter personnellement sur la vie des paysans de cette région, choisie pour être le cadre d’un film qu’envisageait alors Max Reinhardt, d’après un scénario de Hugo Von Hoffmansthel. Ce film ne fut malheureusement pas réalisé.
Ce simple fait montre jusqu’à quel point Lilian Gish pousse sa conscience d’artiste. Pour chacune de ses bandes elle voulut vivre auparavant parmi ceux dont elle devrait interpréter les gestes habituels.
C’est qu’aucune artiste sans doute n a plus qu’elle le souci de la vérité et une foi si profonde dans les destinées de son art : « Je me demande, dit-elle, si je ne dois pas considérer tout ce que j’ai fait jusqu’ici comme une période d’études et de préparation qui me permettront de réaliser des œuvres d’une réelle signification et d’une réelle portée. »
Et cependant de quelle magnifique humanité a-t-elle su parer chacun de ses rôles ? Quelle force émotive se dégage de son moindre geste, précis, mesuré, mais aussi consacré, chargé, de pensée et de sentiment !
Je me souviens de certaine scène de La Sœur blanche où Lilian Gish, exécutant d’invisibles musiciens, dansait, jamais je n’ai vu exprimer avec autant de simplicité et surtout de vérité cette joie inconsciente qui ne s’analyse même pas mais qu’on porte en soi comme une clarté d’âme.
Dans Le Lys Brisé, la Lettre Rouge, le Vent, l’un de ses meilleurs rôles, Lilian Gish est une petite fille, l’éternelle victime de l’indifférence des hommes et de la fatalité des choses, un pauvre corps peureux replié sur lui-même et que le moindre espoir fait vibrer.
Et pour avoir exprimé ainsi, avec la passion de son coeur ?; tous les sentiments qui sont notre apanage, Lilian Gish n’a-t-elle pas déjà fait oeuvre personnelle, tiré de son rêve intérieur, une impérissable réalité.
Pierre Leprohon
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
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Critique du LYS BRISÉ de D.W. Griffith
paru dans Comoedia Illustré du 20 novembre 1920
Un film, dites-vous ? Alors, qu’on cesse de nommer films les dix-huit cent mille (j’en oublie) malpropretés que les cinématographistes déposent sur les écrans.
D.W. Griffith est le géant du cinéma. Il règne sur l’art muet par sa force et son ampleur, avec une telle autorité matérielle qu’on a envie de le placer à côté de Ford, Vanderbilt, Krupp, Bass et autres grands usiniers. Mais cet industriel parfait est un artiste immense. Je me suis souvent demandé pourquoi sa renommée mondiale ne venait pas jusqu’à Paris. Il a trop de talent, sans doute.
Voilà pourquoi ses premiers films Corsaires et le Lys et la Rose ont été à peine remarqués en 1917, voilà pourquoi on a attendu trois ans avant de nous montrer Intolérance (à qui la censure a fait l’honneur d’un sabotage complet), voilà pourquoi on ne nous montre pas la Naissance d’une Nation et les Cœurs du Monde qui sont deux larges poèmes visuels, et si le Lys brisé paraît enfin, croyez bien que tous nos grands commerçants cinématographiques se sont disputés pendant seize mois à qui ne le prendrait pas.
Cette œuvre l’emporte de beaucoup sur le labeur tout entier de D.W. Griffith. Virtuose acrobatique, audacieux Kubelik des arpèges visuels, il n’avait jamais rencontré de thèmes assez humains pour que son génie scientifique devint de l’âme toute nue. C’est fait maintenant. La simplicité de l’enfant battue et pitoyable ne dépasse pas en envergure psychologique l’histoire de Fantine ou les sanglots balbutiants de Mélisande Mæterlinck. Il le fallait ainsi pour que jaillît de cette note unique, sous un coup d’archet irrésistible, un flot de sincérité.
Le Lys brisé ne se raconte donc pas. Nulle aventure, mais trois êtres : l’homme jaune, l’enfant, le boxeur. C’est tout. On mettra quelque temps à comprendre la valeur expressive d’une composition comme celle du Chinois stylisé par Richard Barthelmess. Quelle suite de masques ! Lilian Gish, admirable naguère par son sourire aigu, s’est acharnée à mutiler, à décomposer, à tuer son sourire, à le recréer aussi. Donald Crisp, le boxeur, a des poings et des dents, c’est admirable, et si vous trouvez mon appréciation idiote, allez le voir — et vous direz comme moi.
Alors ?
(Attention aux spoilers, Louis Delluc résume tout le film ci-dessous ! NDLR).
Alors, l’homme jaune est venu du pays de Bouddha. Religion surhumaine à force d’humanité, foi hautement équilibrée, idéalisme quasi photogénique par son rythme clair et sa stature de temple heureux… Les pasteurs européens vont là-bas catéchiser les barbares. L’homme jaune quitte les idoles confidentielles du sanctuaire où il méditait. Adieu, le port d’Orient où l’injustice des mondes dits civilisés éclate dans les rixes de marins saouls et les criailleries de mercantis sournois… Il renonce aux augustes robes fleuries.
Le voici boutiquier à Whitechapel, dans une rue sordide que son rêve fait plus radieuse qu’un reliquaire. Tout est laideur. La bonne parole fécondera le fumier des villes, et la beauté luira ; l’homme jaune aux yeux doucement obliques erre, impalpable comme l’esprit, et note ceux qui boivent, ceux qui pourrissent, ceux qui mentent, celles qui se vendent, celles qui crèvent. 0 Bouddha, où est la cloche lucide de tes toits ?
Le boxeur Battling Burrows est un boxeur d’image anglaise. Il sue le mal. Pauvre homme ! Que faire quand il n’y a pas de match et que la bouteille est vide ? Il tape sur sa fille. La voilà bossue, boiteuse, misérable loque, bâtie comme les petites victimes de Dickens, mais plus bas, beaucoup plus bas. Tuez-la, le sang ne jaillirait pas, elle est déjà ailleurs.
Un soir, ivre de coups, elle se perd dans les rues et, conduite par le brouillard, — qui ressemble, discret et songeur, à l’homme jaune, —elle échoue dans le magasin chinois.
L’homme jaune la trouve, lave ses plaies, la couche dans le grand lit, la pare des vieilles robes d’Orient. Une fleur, une poupée, la main. L’amour est là et ces deux épaves sont liées. La fille mourante devient belle et le jaune inquiet devient lourd de pensée, de foi, d’humanité comme un philosophe sacré. Il n’est point de gestes. Deux visages esquissés dans un flou subtil. Toute l’œuvre est ainsi. C’est aux yeux immobiles de Richard Barthelmess que se lit la tragédie.
Le boxeur est informé. Après sa victoire sportive, il vient chercher sa fille. L’homme jaune est absent. Battling Burrows casse tout dans la chambre où tout est amour et douceur, il dépouille l’enfant de ses soies princières et l’emmène en la rouant sinistrement. Le philosophe rentre enfin. Il comprend. Il court chez le boxeur qui vient de tuer l’enfant. L’homme jaune tue, ô Bouddha ! et emporte l’enfant dans ses bras. Il la conduit au lit qu’un regard fit nuptial. Il la vêt des plus belles étoffes. Il reconstruit auprès d’elle l’autel du Dieu giflé par le Destin. Il se tue au pied de son idéal martyrisé. Dans les temples de Bouddha, ailleurs, parmi la méditation, les cloches rondes tintent puissamment. Que s’est-il passé ?
Humanité. Un cri d’artiste. Trois êtres. Un film.
Louis Delluc
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
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Critique du Lys Brisé par Pierre Henry
paru dans Ciné Pour Tous du 17 décembre 1920
(Dans la première partie de sa critique Pierre Henry résume le scénario du film que nous avons choisi de ne pas reproduire car Louis Delluc l’a fait ci-dessus. NDLR)
Une chose frappera tout d’abord l’esprit de celui qui a vu Intolérance et a tant soit peu entendu parler de Griffith : le Lys Brisé n’est pas un film monumental, une vision colossale. C’est tout simplement, comme l’annonce Griffith lui-même au début de la projection, une histoire d’amour et de larmes… Alors que son œuvre précédente était pour la plus grande part en surface, celle-ci est toute en profondeur, en intensité.
L’idée qui domine tout le récit est, on vient de le voir, profonde sous son aspect ironique, lamentable. Griffith, qui, lorsqu’il n’a pas de bons scénarios, parvient néanmoins à en tirer de bons films, a réalisé là une œuvre réellement complète, une œuvre qui fera date dans les annales de l’écran, au même degré que Forfaiture, et pour des raisons différentes.
Le Lys Brisé est le triomphe de la simplicité. Simplicité dans le « découpage », l’action se déroulant sans heurts, sans complications inutiles ; simplicité dans la réalisation.
Mais disons tout de suite que cette simplicité dans la réalisation, qui n’est qu’apparente, n’a été obtenue qu’au prix d’efforts longs et suivis, qu’au prix d’une application d’esprit admirable vers plus de force, plus de vie, plus de vérité.
Voyez les cadres dans lesquels se déroule l’action : le taudis de Battling-Burrows, les quais de Limehouse, la ruelle, la boutique du Chinois, son appartement, son temple plutôt, et enfin le temple de Bouddha, qui cependant n’est qu’une rapide vision lointaine, imprécise… Eh ! bien, tout cela est merveilleux ; l’ambiance est réalisée dans chaque cas avec une admirable maîtrise ; ce ne sont pas là de quelconques décors, vous les verrez dans votre esprit longtemps encore après avoir assisté à la projection du Lys Brisé.
Simples aussi en apparence les éclairages, puisqu’ils donnent eux aussi une impression de vérité tout en accentuant le sens des scènes. Se douterait-on, pourtant, que Griffith a employé vingt-cinq électriciens pendant des semaines à la réalisation de ces effets de lumière, qui lui reviennent à environ trente mille dollars.
Que dire des interprètes, si ce n’est qu’ils sont tous hallucinants de vérité ; pas une minute on n’a l’impression d’avoir devant les yeux Lillian Gish, Richard Barthelmess et Donald Crisp, mais une pauvre petite fleur étiolée, un doux Céleste à la grande âme, et un être typique de ce que l’Occident peut produire de plus malfaisant, de plus révoltant. Les autres artistes, dans des personnages de second plan, ne sont pas moins remarquables. Voilà de véritables interprètes de cinéma ; ils vivent leur rôle de tout leur être ; ils ne jouent pas, ils ne miment pas.
Le rythme de l’ensemble du film — chose à laquelle on n’accorde en général aucune attention, car c’est là une chose presque insensible — n’est pas moins digne d’éloges. Griffith a su réaliser les différentes scènes dans le mouvement, dans la cadence voulue, les faire durer à l’écran le temps voulu ; son travail de montage de chacun des tableaux est également d’un maître.
Il est enfin deux choses dans le Lys Brisé sur lesquelles nous croyons devoir attirer particulièrement l’attention de nos lecteurs. C’est l’emploi par Griffith de deux moyens nouveaux d’accentuer, d’intensifier encore l’action produite sur l’esprit du spectateur.
Le premier de ces deux moyens est d’ordre visuel. C’est l’usage, pour la première fois à l’écran, du flou dit « artistique », déjà utilisé par les photographes. Ces gros plans où l’on voit les personnages exprimer un sentiment intense par le moyen d’une extrême concentration d’esprit avaient, en effet, le défaut, jusqu’à présent, de nous montrer parfois mieux les défauts de peau ou de maquillage de l’artiste qu de la nature du sentiment qui l’agitait. L’usage de cette sorte de flou, lui, supprime tout détail inutile, nuisible même, et tend ainsi à accentuer le jeu de physionomie du personnage ainsi vu de très près.
Ce flou, d’ailleurs, est un flou non pas dû simplement à une mise au point défectueuse voulue ou non, mais un flou particulier, auquel je crois, le nom de « halo » conviendrait mieux, puisqu’il consiste en une sorte de trait brumeux recouvrant les principales lignes nettes de la vue projetée. Griffith a tiré de cette utilisation du flou dans les gros plans des effets inoubliables, en particulier dans la scène où Lucy, dans le réduit, entendant son père briser la porte, tournoie sur elle-même comme un pauvre animal traqué, en proie à une terreur folle.
I.e second moyen est d’ordre auditif. C’est l’emploi, pour accompagner la projection, d’une partition écrite spécialement pour le film, chacun des principaux personnages ayant son propre thème musical. On devine toute l’importance d’une telle innovation et l’intensité des effets qu’on en peut et pourra tirer.
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On a employé un peu partout, pour juger Le Lys Brisé, les qualificatifs les plus bruyants, les plus éclatants — les plus vides malheureusement, pour avoir été trop souvent et trop mal employés. Pour nous, il nous semble, quand nous reportons notre esprit au spectacle profond, intense, émouvant que constitue Le Lys Brisé, de dire, après avoir tout examiné, dans son détail, tout évalué, tout apprécié à sa valeur par rapport à l’état présent de l’art du cinéma, que c’est là le triomphe du travail, de l’esprit de perfectionnement, en un mot le triomphe de l’intelligence.
P. H.
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Pour finir, voici un article dithyrambique du journaliste Jean-Louis Croze après la présentation du Lys Brisé à la presse à Paris. Un peu trop lyrique, il restitue néanmoins l’importance que fût la sortie de ce film de D.W. Griffith pour tous les cinéphiles en 1920.
TOUTE BEAUTE DANS UN FILM !
LE LYS BRISÉ (Broken Blossoms)
paru dans Comoedia du 4 novembre 1920
L’américain D. W. Griffith, auteur de ce chef-d’œuvre, que la Salle Marivaux donnera le mois prochain peut cesser demain de produire et même de vivre ; la gloire la plus pure à jamais couronne son génie.
L’autre soir, en la belle salle de l’Artistic, rue de Douai, André Antoine se refusait à parler de son film Mademoiselle de la Seiglière, en disant:
— Ce n’est pas le jour d’un miracle, après avoir vu une des plus belles choses que l’on puisse voir que j’irai vous entretenir d’un de mes produits. Le Lys brisé, quelle merveille ! Catéchisme, évangile qui nous a tous stupéfiés ! Le génie, la conscience, la pensée de Griffith déployés ici dans tout leur éclat, peuvent décourager quiconque tenterait d’approcher une telle perfection !
Et le public d’éclater en applaudissements. Un tel éloge d’un tel homme dans une telle bouche constitue la meilleure glorification et de l’oeuvre et de son créateur.
Comment aborderai-je une étude, même brève, du Lys Brisé ? L’homme qui composa ces trois figures, qui réunit ces trois êtres: le chinois, le boxeur, l’enfant et fit se dérouler entre eux le drame le plus terrible, le plus vrai, le plus magnifique est un artiste à nul autre pareil. D’un coup, d’un coup d’aile, il a élevé jusqu’aux sublimes hauteurs de la philosophie et de la poésie le cinématographe et prêté à l’art muet un langage, une expression, un effet que les plus optimistes, les plus audacieux peut-être n’eussent jamais rêvé pour lui.
Pour la première fois, sans doute, la forme d’un film, je veux dire sa technique, d’un bout à l’autre ici parfaite, ne prend pas d’abord l’admiration du spectateur. Et nous me rappelons pas, en sortant de la magique vision, tel éclairage, pourtant dispensé à ravir, telle gamme de tons, tel jeu de personnage, si nouveaux, si nuancés, si réalistes : c’est le sujet du Lys Brisé qui trouble notre âme, fait battre notre cœur et pleurer nos yeux.
Que l’on m’entende bien : la maîtrise de Griffith s’exerce matériellement dans sa plénitude divine. A étudier la manière de cet homme prodigieux, ses rivaux — il n’en a pas ! — ses élèves — ainsi, devraient s’appeler tous les metteurs en scène du monde — pâliront de dépit et d’impuissance ; d’aucuns devront s’avouer vaincus et renonceront — il le faudrait du moins — à suivre une route qu’un géant d’une seule traite parcourut.
Donc, mon enthousiasme va d’abord, à l’histoire, à l’anecdote, tant originale dans sa simplicité, mais si grande par les caractères des protagonistes, par les dessous des sentiments, les secrets mobiles des actes.
On a désigné sous le nom de « conte d’amour et de larmes, un conte où l’Orient rêveur, se heurte à l’Occident brutal, où l’âme tendre d’un Fils du Ciel se donne à une fleur délicate, éclose, comme en exil, sur un sol corrompu. »
Je rends hommage au style, de cette glose. Moi, je ne veux pas voir dans le Lys Brisé un conte, c’est un drame, j’y insiste, un drame, comme peuvent en vivre dans ce misérable quartier de White Chapel, un boutiquier chinois, un boxeur, et le souffre-douleur de celui-ci.
On m’objectera: tous les « Célestes » échoués dans les bas-fonds de Londres, ne vivent point dans des idées de douceur et de paix, telles que Bouddha à ses croyants les enseigne ; toutes les Lucy, jusqu’au sang, jusqu’à la mort battues, par les brutes alcooliques de la pègre habitant la Cité, seraient peut-être moins respectées, moins adorées et moins fleuries par leur sauveur.
Je n’en suis pas certain et n’entends pas discuter ce point-là davantage.
Battling Barrows, martyrisant sa fille, qui ne peut pas ne pas avoir une tête d’enterrement et ne sait pas rigoler ; Lucy, échappée de sa géhenne, n’osant pas s’ouvrir au bonheur, malgré la caresse des fleurs, des étoffes soyeuses et des yeux aussi mystérieux que doux du jeune chinois ; celui-ci, coeur pitoyable, heureux et mystique, parant comme une idole, l’enfant tout de suite adorée et respectée : ces êtres me semblent résumer à la fois deux mondes, deux races, deux religions et deux principes.
Leur histoire me fait penser, me trouble, m’émeut. Une beauté s’en échappe, une grandeur y réside : à l’une et à l’autre, je me laisse prendre, je me sens prendre irrésistiblement, totalement et j’en éprouve une joie, un bonheur considérable. Et me sachant un homme aux autres hommes semblables, doués d’un cœur et d’une âme normaux, je pense, en toute raison que mes pareils se réjouiront comme moi devant une œuvre où les sentiments vrais, la délicatesse, le malheur, la poésie s’amalgament en un tout miraculeux, par la grâce d’un artiste de génie et je crie au chef-d’œuvre, à la merveille !
Ce sont précisément ces mots et d’autres semblables, dans la même note exaltante et exaltée, que se répétaient les 1.200 personnes que l’Agence Générale Cinématographique avait conviées l’autre jour à respirer Le Lys brisé. Je ne suis pas seul à m’être rendu compte du miracle (ainsi me permettra-t-on de nommer encore le film qui m’apparaît) ; aimant ses lecteurs, désireux de lui faire partager ses joies, Comoedia, par ma voix, annonce l’arrivée à Paris du chef-d’oeuvre des chef-d’oeuvre de l’écran. Griffith est grand, plus grand que nous ne l’imaginions, ce dieu n’a pas besoin de prophètes: à ce qu’il accomplit se juge, sa puissance.
Pour exprimer son génie, extérioriser sa création, Griffith a trouvé trois interprètes animés par l’étincelle du maître, trois artistes inouïs en qui se reflète sa pensée ardente. Je les nomme, sans plus de compliments, sans autre épithète pour les caractériser que celle de parfaits.
Pourtant, MM Richard Barthelmess, Donald Crisp, me permettront de donner toutes mes préférences, toute mon adoration au lys, à Lucy, Lillian Gish. La salle s’illumine au reflet de ses yeux ; son coeur au notre va ! Jamais femme, jamais artiste ne s’est élevée à un niveau pareil, à une telle sublimité tragique.
Quand Marivaux passera le 17 décembre prochain Le Lys brisé, j’irai voir, acclamer en pleurant, Lillian Gish ; je la regarderai se laisser battre par son père, recevoir une poupée des matins de son sauveur et se laisser recouvrir d’une robe de soie par le bouddhiste pitoyable, adorable et doux.
Le Lys brisé, c’est le poème le plus beau qu’ait chanté et que chantera jamais l’écran. AlIons l’entendre, allons le voir !
Jean-Louis Croze
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
Le site du Festival Toute la Mémoire du Monde 2017 à la Cinémathèque française.
Le site officiel de Lillian Gish.
La page dédiée à Lillian Gish sur le blog de Ciné-Tom avec de nombreuses reproductions de photographies.
“Lillian Gish – First Lady Of The Silent Screen” un article de John Lekich publié en 1986 sur le blog d’Alex Waterhouse.
La scène du sourire de Lillian Gish dans Le Lys Brisé (Broken Blossom).
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Lillian Gish et Richard Barthelmess dans Le Lys Brisé (Broken Blossom).
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