Suite de notre hommage pour le cinquantième anniversaire de la mort de Buster Keaton le 1 février 1966.
Du 14 août au 11 septembre 1930, durant 5 numéros, la revue Pour Vous va publier cette série de souvenirs revenant sur la carrière de Buster Keaton, ce génie du comique américain.
Voici les deux dernières parties de cette série (vous pouvez lire les trois premières à cette adresse).
Nous avons rajouté en bonus les autres articles parus sur Buster Keaton en 1931, à Paris au Studio 28 en 1934 et finalement en 1935 lorsqu’il fût interné en Californie…
Souvenirs sur Buster Keaton (part 4) par John D. WILLIAMSON
paru le 4 septembre 1930
Comment on joue un film avec des coquillages
Je connais assez bien toute l’histoire de « Buster Keaton, de la censure, du cognac et du médecin-major » que je vous ai contée la semaine dernière pour la bonne raison que le sous-officier censeur n’était autre que moi.
Nos quatre jours d’exemption de service terminés, nous revînmes au camp ; je fournis un rapport détaillé à mes supérieurs et Buster Keaton recommença à jouer. La troupe s’était simplement augmentée d’une unité. Elle m’avait annexé, en qualité de censeur et de manager.
Les trois derniers mois de notre séjour en France passèrent ainsi, joyeusement.
A son retour à New-York, Buster fut hébergé par un grand hôpital militaire où il demeura plusieurs semaines. Sur le front, une commotion l’avait rendu presque sourd et il importait qu’il ne rentrât dans la vie civile que muni de tous ses moyens. Avant d’avoir son « exeat », il eut la joie de recevoir la visite du grand producteur Joseph M. Schenck qui lui offrit un engagement pour Hollywood. La fortune se décidait enfin à lui sourire.
Quand je le revis, il avait conquis la gloire et l’argent. Je me rappellerai longtemps cette rencontre. C’était sous le porche de la Metro-Goldwyn à Hollywood. Buster quittait le studio pour aller jouer au baseball avec des amis, à Santa-Monica. Nathalie Talmadge, sa femme, sœur de Norma et de Constance, la plus effacée des trois sœurs de la constellation Talmadge, mais non la moins charmante, l’attendait dans son automobile avec ses deux jeunes enfants.
Buster me frappa joyeusement sur l’épaule, me présenta à sa famille et m’ayant installé à côté de lui démarra. Aussitôt, poursuivant évidemment tout haut une conversation qu’il tenait tout bas avec lui-même avant de nous retrouver, il me dit, sans me regarder : « Ah ! mon vieux, ce n’est pas commode de bâtir un éclat de rire ! ». Je ne l’arrêtai pas, mais, au passage, j’admirai cette expression « bâtir un éclat de rire ». Ne montre-t-elle pas admirablement quelle somme de conscience, de logique et de travail doit être dépensée pour aboutir à une situation comique, à un gag bien amené qui, sûrement, déclencheront le rire ?
« Il faut à tout prix surprendre les spectateurs. C’est là une terrible entreprise : la plupart d’entre eux étant de fidèles habitués du cinéma ayant vu tous les trucs, dépisté toutes les intentions, flairé tous les pièges. Quand je les poursuis pour leur arracher cet éclat de rire qu’ils semblent vouloir obstinément garder au fond de leur gorge, je me fais l’effet d’un dentiste qui voudrait arracher une vieille molaire à un ours récalcitrant et gigantesque. Ma parole ! très souvent j’ai peur d’être dévoré. Etonnez-vous donc après cela qu’un si grand nombre d’auteurs ou d’acteurs comiques soient dans la vie privée aussi tristes que s’ils venaient à tout instant d’apprendre qu’ils sont condamnés à la potence ?
Si le comédien se dirige sur la pointe des pieds vers la chambre de la jeune femme imprudente (imprudente mais pas coupable !) soyez certain que le spectateur sait aussi bien que vous, d’avarice, que le mari jaloux, probablement un formidable policier, monte l’escalier au même moment. Il faut rouler le public et le public se défend. Le prendre traîtreusement à la seconde où il ne se doute de rien. Pas commode ! Au fait, ce petit jeu ressemble aussi à la pêche à la ligne. Appâter longuement, regarder avec nonchalance le bouchon qui flotte et, tout à coup, quand il plonge, « ferrer » brutalement. Mais si vous le manquez — c’est là que l’analogie cesse d’être vraie — n’essayez pas de noyer le poisson. Ici, toute victoire qui n’est pas éclatante, subite et incontestable se transforme en défaite. »
Nous étions arrivés à Santa Monica quand il termina son soliloque et il ne fut plus question de cinéma ce jour-là.
Le lendemain matin, au lever du jour, je descendis sur la plage. Il n’y avait personne encore. Cependant devant la cabine des Keaton, un peignoir de bain était étendu. Je regardai vers la mer. Très loin, un point noir se déplaçait lentement. Il approchait du rivage. Bientôt, je pus reconnaître l’audacieux nageur matinal. C’était Buster Keaton. Je pouvais l’observer sans être vu. Je ne bougeai donc point. Buster Keaton reprit pied, s’ébroua se sécha et commença bientôt un petit travail qui me parut extrêmement mystérieux. Sur un petit rectangle de sable soigneusement aplani et strictement délimité par des galets, il avait disposé des coquillages qu’il regardait d’un air profondément absorbé. De temps à autre, il en déplaçait un et retombait dans sa profonde méditation.
Je m’approchai, sans faire de bruit. Je pus arriver à deux pas de Buster sans qu’il s’aperçût de ma présence. Soudain, avec impatience, en murmurant un juron, il dispersa d’un coup de poing le mystérieux assemblage de coquilles. Il se leva et se trouva nez à nez avec moi.
— « Que diable faisiez-vous donc là ? lui demandai-je.
— Je travaillais à mon prochain film, me répondit-il. Il y a une scène que je n’arrive pas à voir comme il faut. Voir, vous comprenez, voir comme je vous vois là. C’est pourquoi je me sers de ces petits coquillages qui représentent des acteurs dans ce rectangle de sable qui figure le « set » du studio. Je travaille ainsi tous mes films, avec des coquillages, des bouts de papier, des pièces de monnaie…. »
Un homme qui se lève si tôt et qui travaille avec tant d’acharnement ne pouvait pas ne pas réussir.
John D. Williamson
Souvenirs sur Buster Keaton (part 5) par John D. WILLIAMSON
paru le 11 septembre 1930
Dans quel état Buster assiste à la présentation de ses films
Que vais-je vous conter de plus sur la carrière de Buster Keaton ? Des faits précis ? Vous les connaissez. Depuis que Buster Keaton a conquis la gloire, vous avez vu tous ses films. Ces bandes d’un comique si sûr, ce sont les grands événements de la vie de notre héros. Il a vécu pour elles. Il y a pensé tout le jour. Il y a rêvé la nuit.
Nathalie Talmadge m’a conté que lorsqu’il prépare un film, Buster ne dort que d’un sommeil léger coupé de paroles confusément murmurées, de sursauts et de grognements. Parfois, il se lève, sort dans son jardin, sifflote une marche, vient se recoucher, se relève, boit un whisky and soda, erre toute la nuit dans la maison, courant après l’idée comique, le « gag » invincible qui manque encore à son film. Quand il a trouvé, quelle que soit l’heure, Buster réveille toute la maisonnée, met en marche tous les phonographes et exécute devant toute la famille le « gag » ou la scène qu’il a tant cherché. Ce n’est point par cabotinage. Rarement homme fut moins marqué des tares de l’histrion que cet homme simple doué de toutes les vertus de l’enfance. Montrer sa dernière trouvaille, n’est-ce point le geste d’un enfant qui ignore l’égoïsme intellectuel et veut que tout le monde prenne part à ses joies ? C’est le côté poétique de ce caractère que je voudrais mettre sous vos yeux.
Buster se croit toujours sur le point d’entrer dans un monde féerique. Il est de plainpied avec les fées. La porte du bureau le plus banal, il se demande toujours si elle ne va pas lui donner accès à un monde entièrement différent du nôtre. A toute heure du jour et de la nuit, il est prêt à partir pour l’aventure et l’inconnu. S’il n’avait pas vécu dans le monde du théâtre et du cinéma, qui permet toutes les évasions dans l’imaginaire, sans aucun doute il eût été un de ces héroïques casse-cou qui, dans les colonnes des journaux, partagent les meilleures places avec les criminels et les tremblements de terre. Il a toujours quelque chimère en tête. Les voyages au centre de la terre, les explorations de la lune par avion ou par obus et les communications avec Mars sont sa marotte.
Autodidacte, il s’est forgé, une culture, plus scientifique que littéraire, mais curieuse, abondante et variée. Vous ne lui apprendrez rien, fussiez-vous le spécialiste le plus compétent en la matière, sur les automates de Vaucanson et la douzaine de cosmogonies que les hommes ont inventées pour expliquer l’inexplicable naissance des mondes. Il ignore certainement les hauts faits de Tamerlan et le quart livre de Rabelais, mais il connaît les dernières hypothèses sur la constitution de la matière et sait par cœur les noms de tous les champions de boxe, de natation, de tennis, de base-ball et de saut en hauteur.
Un homme d’aujourd’hui, comme vous le voyez, avec une culture trop nettement scientifique, mais qui sait y suppléer par un élan, une fraîcheur d’imagination qui manquent trop à nos contemporains. Ajoutez à cela un fort penchant pour les lectures philosophiques (Schopenhauer, Aristote, David Hume) et vous aurez un portrait intellectuel assez complet et nullement flatté du « pitre » Joseph Francis Keaton.
N’allez pas imaginer, d’après cette description que notre Buster est une sorte de poudreux érudit qui daigne sortir, de temps à autre, de ses in-folio pour endosser la livrée du comique et gagner sa vie, avec l’arrière-pensée qu’il prostitue sa dignité. Rien n’est plus loin de lui. Je vous l’ai montré jouant tout seul, au lever du jour, sur la plage de Santa-Monica, avec des coquillages, qui représentent des acteurs ; je vous ai conté ses énervements nocturnes, quand il prépare un film.
Tout cela doit vous donner une idée du sérieux avec lequel il considère son art et tout cela n’est rien. Il faut avoir vu Buster Keaton après la présentation d’un de ses films pour comprendre sa passion pour le cinéma.
Vingt-quatre heures à l’avance, il est malade d’angoisse. Il ne mange plus. Il rabroue sa femme et ses enfants et parle d’abandonner à jamais les studios, si son film n’a pas de succès. Il tire déjà des plans, décide d’investir sa fortune dans telle ou telle affaire, propose à Nathalie un voyage en Chine, etc.. Arrive enfin l’heure de la présentation. Buster se rend à la petite salle, voisine du studio, où l’on projette les films terminés, serre la main de ses amis, comme s’il les quittait pour toujours et s’assied en pâlissant dans le fauteuil qui lui est réservé comme si c’était une chaise électrique.
Pendant la projection, il ne souffle mot. A la sortie, il échappe aux félicitations, se sauve, disparaît. Mais alors, il va voir, un par un, ses amis. Il les supplie de lui dire la vérité, si « épouvantable » qu’elle puisse être pour lui. Il ne veut pas les croire, quand ils lui affirment qu’il n’a jamais rien fait de mieux et ne se rassure qu’après la projection du film en public. L’adhésion totale des spectateurs, les louanges des critiques lui rendent le calme et le sommeil. C’est alors qu’il commence à se tracasser pour son prochain film.
Tel est Buster Keaton. Si, avec ces quelques notes, je n’ai pas su vous le faire aimer, n’en doutez pas, c’est que je suis le plus fieffé imbécile qui se soit jamais promené sur cette terre. Dans cette terrible hypothèse, il ne me resterait plus qu’à vous présenter mes excuses et qu’à vous conseiller d’aller voir mon ami dans l’une de ses nombreuses incarnations. Si mes petits papiers avaient amené un seul spectateur de plus à Buster Keaton, je m’estimerais satisfait.
Fin.
John D. Williamson
En bonus nous vous rajoutons ces articles parus dans Pour Vous en 1931, celui relatant une projection au Studio 28 en 1934 en sa présence et finalement l’article en 1935 annonçant tristement son internement.
Comment j’ai vu dormir Buster Keaton… et comment je l’ai interviewé
paru le 12 février 1931
La reprise des anciens films et la parution en France du Metteur en scène de Buster Keaton me rappellent un incident amusant de la vie à Biarritz, l’été dernier.
J’avais tenté plusieurs fois de joindre le célèbre artiste, bien défendu par les sœurs Talmadge et Gilbert Roland. On ne pouvait l’approcher que par surprise, soit en le rencontrant au large, sur la mer, soit en arrivant juste à point pour le voir absorber son dernier champagne-cocktail.
Mais, dans le premier cas, je coulais à pic avant qu’il m’eût confié la moindre idée sur les « talkies », et dans le second, c’est lui qui partait au grand large en souriant extatiquement. Lorsqu’on le demandait à l’hôtel, c était une des sœurs Talmadge qui surgissait avec une expression menaçante, et toute tentative de négociation devenait aussitôt périlleuse.
Or, un jour, à l’heure de midi, les sœurs Talmadge et Gilbert Roland étaient tous les trois sur la plage. Buster Keaton n’était pas du groupe, aussi singulier que cela paraisse. Il était certainement dans la mer ou dans sa chambre, et ce qui me fit penser qu’il était plutôt chez lui, ce fut que le groupe ne regardait jamais le large, mais plutôt le ciel. Buster Keaton habitait au dernier étage d’un grand hôtel s’ouvrant sur la plage.
Je montai bravement à sa chambre. La porte était entrebâillée…, le couloir silencieux… la salle de bains vide… la chambre aussi…
Comme j’étais arrivée au plein milieu, je vis, parmi un désordre de draps qu’éclairait un grand soleil orange, la tête de Buster Keaton. Sa bouche s’entr’ouvrit et bâilla, en disant ces mots sans suite du réveil qui ne sont guère compréhensibles à l’auditeur ni en français, ni en anglais, ni en américain, mais qui, en « slang », découragent tout effort.
Je me jetai sur la terrasse où un grand parasol tentait d’arrêter les rayons de soleil. La star se souleva, lança les couvertures au diable, tira le drap.
Il surgit soudain sur la terrasse, vêtu d’une robe de chambre bleue. Il me vit !
Splendides leçons des reporters américains ! II ne sonna pas la servante, ne me jeta pas par la fenêtre, ne prit pas l’expression sèche et distante de la célébrité épiée à ses petits moments.
Il regarda la plage où l’ombrelle des Talmadge mettait un point rouge, la mer étincelante comme une étoffe de soie, le soleil bruissant de midi…
— Good weather, me dit-il gentiment.
Je demandai si je pouvais faire venir le photographe qui attendait à la porte… II se mit à rire, et pour faciliter la mise au point de l’appareil, montra, autant qu’il le fallut ses dents.
Chamine
UNE SOIRÉE AU CINÉMA AUX COTÉS DE BUSTER KEATON
paru le 9 août 1934
Buster Keaton, « l’homme qui ne sourit jamais », respire l’air de la capitale depuis une quinzaine, mais il demeure. quasiment introuvable, échappant aux interviews des journalistes les plus retors. A-t-il déjà ri une fois dans sa vie ? Beaucoup se le demandent encore. Conserve-t-il toujours ce visage impassible et impénétrable que les Américains qualifièrent de « Poker face », comparant ainsi sa physionomie à celles des figurines de cartes à jouer ?
Les anecdotes les plus étranges et les plus fantaisistes ont circulé sur son compte. Certains, se disant bien informés, prétendaient même que lorsqu’il était bébé, la nourrice qui l’élevait avait dû prendre un an de repos, en raison de courbatures dans le triceps, car, femme consciencieuse, elle avait secoué le hochet du gosse trente jours de suite, pour essayer de faire rire le petit Buster : Baby Buster était d’ailleurs demeuré complètement insensible à cette vaine expérience, gardant le masque imperturbable que vous connaissez.
Et voici ce que relata un movies magazine concernant la fin misérable et prématurée des trois photographes d’Hollywood, qui s’efforcèrent de prendre Buster Keaton en train de sourire :
Le premier employa son meilleur procédé, le numéro 4026 auquel même les plus rebelles ne pouvaient résister (le client était obligé de rire)… mais avec Buster Keaton ce fut en vain, le procédé échoua, comme les numéros 4035, 4024… Le pauvre homme n’arriva pas à faire sourire le glacial Buster et ne put supporter le déshonneur et le premier échec de sa longue carrière.
Le second, après six jours d’efforts désespérés pour faire rire ou sourire Buster, partit subitement sans rien dire, le regard fixe, acheta un filet à papillons pour chasser l’écrevisse au pôle Nord… et on ne sut plus jamais rien de lui.
Quant au troisième photographe, pauvre type, il voulut surpasser ses deux confrères grâce à une méthode que lui seul connaissait, celle du « crocodile pianiste qui se déchausse » ; mais hélas ! l’infortuné photographe se fractura le crâne au cours de l’expérience. Pas un mortel ne réussit à fixer les traits d’un Buster souriant, même légèrement, en dépit de tous les procédés employés, depuis le classique : « Souriez, car le petit oiseau va sortir », jusqu’aux méthodes moins courantes mettant en œuvre la femme à barbe, l’homme serpent, des singes savants ou des autos-chenilles… Tout fut inutile : Buster ne souriait toujours pas. Pour terminer par un trait marquant, rapportons les dires d’un président d’une société de transports de chaussettes, qui observa le phénomène suivant : Buster Keaton se promenait tranquillement, lorsque, à cent mètres de lui, une explosion se produisit, perturbant l’atmosphère, et faisant voler en éclats tout un édifice. En se rendant sur le terrain sinistré, l’on constata que l’explosion avait eu lieu dans une usine fabriquant des gaz hilarants (la présence de Buster Keaton avait déterminé l’explosion).
Je venais d’entrer au Studio 28, pour voir cet agréable film comique, Dollars and Whisky, quand je faillis tomber de stupéfaction : Buster Keaton était assis au bar, et attendait la fin de l’entr’acte en buvant de l’eau fraîche, à petites gorgées, chaque gorgée succédant à la précédente, aussi régulièrement qu’un poteau télégraphique succède à un autre poteau télégraphique le long des rails du chemin de fer. O splendeur ! le fauteuil d’orchestre situé à côté de celui de Buster Keaton était encore libre ! Quelle merveille ! Assister à un film comique et se trouver placée à côté de l’homme qui ne sourit jamais ! Allait-il conserver, pendant toute la représentation, sa physionomie immuable de Dalmate, joueur de guzla, qui vient de prendre un pot de géranium sur le crâne ? Sourirait-il tout de même un peu ? La nourrice ! le crocodile mélomane ! et les gaz hilarants !
Etait-ce bien vrai, tout ça ?
Me voilà assise à côté de lui, pensant à des visions macabres, pour ne pas être prise d’un rire qu’il trouverait probablement indécent et qui pourrait l’énerver. Enfin voici Dollars and Whisky. W.C.Fields est à peine apparu, commençant des le début ses inimitables bouffonneries, qu’un rire bruyant éclate dans la salle. D’où provient-il ? Du vieillard gauloisement moustachu qui se trouve devant moi ? Du petit gosse qui mastiquait tout à l’heure des caramels mous ?… Pas du tout ! Vous n’y êtes pas !… Le rire bruyant, c’est « l’homme qui ne sourit jamais » qui est en train, comme on dit, de se gondoler. Il pouffe de rire, il en mange presque ses doigts, son mouchoir et la fourrure de la dame assise devant lui. Il essaye de dire à sa femme ce qu’il pense du film, qu’il est merveilleux, mais il n’arrive pas à prononcer le « marvellous » de circonstance. Il commence : « It’s mar… it’s mar… it’s mar… », mais son rire étouffe ses paroles, et maintenant il ne cherche même plus à communiquer ses impressions. Voilà les paroles que Buster Keaton prononça, au sujet de Dollars and Whisky : « Ah ah… ah ah ah ah… ah ah ah ah ah ah ah ah !… » Un rire à gorge déployée fut l’unique opinion du grand comique.
Il y eut des « Ah ah » de toutes sortes : des « Ah ah » de surprise, des « Ah ah » de joie difficilement contenue, des « Ah ah » de joie débordante… Mais quand W. C. Fields fut chargé de jouer la première balle de golf le jour de l’inauguration… alors, là, ce furent des « Ah ah » de rire délirant. Buster Keaton semblait faire sa culture physique du matin : tantôt le rire le pliait en deux, et sa tête venait presque rejoindre ses genoux, tantôt une nouvelle crise de fou rire rejetait sa tête en arrière, et ses pieds allaient vigoureusement taper le fauteuil situé devant — la femme qui l’occupait se retournait d’ailleurs en souriant, car un coup de pied de Buster Keaton, c’est déjà un joli souvenir !
D’une part, W. C. Fields sur l’écran, d’autre part, dans la salle le rire si communicatif de Buster Keaton transformèrent rapidement le Studio 28 en un immense et unique éclat de rire. Tous les spectateurs se tordaient : une bonne grand’mère, au chapeau garni de volatiles, manqua d’avaler son chewing-gum entre deux éclats de rire.
A l’entr’acte précédent, j’avais aperçu un petit bonhomme à la mine respectable et au visage orné d’une gentille barbe rousse : à la sortie, je le retrouvai, mais cette fois totalement imberbe, car, gagné par la gaîté générale, il avait beaucoup trop tiré sur les poils de sa barbe impériale.
Sept Hindous et un Austro-Chinois, de passage à Paris, durent s’aliter, pris d’un fou rire qui dura une petite semaine… Quant au nègre, au fauteuil de balcon, on ne voyait plus que ses dents.
Mais celui qui riait le plus fort de tous, sans jamais cesser, c’était Buster Keaton. Aussi maintenant, n’ayez aucune crainte : Buster Keaton sait rire. Et lorsque j’y réfléchis bien, je crois, voyez-vous, que le crocodile mélomane, la nourrice courbaturée… ça doit être un peu de la blague.
Kira Makharof
Du comique au tragique : Buster Keaton le fou, son dernier rôle.
paru le 31 octobre 1935
Comment ne songerions-nous pas à présent avec tristesse à Buster Keaton que nous aimions tant et qui fut longtemps notre guide au pays merveilleux où se rencontraient l’enfance du cinéma et le cinéma de l’enfance ? Encore vivant, le voici soudain retranché du monde des vivants ; le voilà contraint fatalement de garder pour sa vie toute la folie qu’il ne pouvait plus mettre dans ses films. « Ma vie, écrivait-il autrefois, est pleine de « gags » involontaires. »
Ses parents, Joe et Myrna Keaton, exécutaient un numéro d’acrobatie dans un cirque. Ils étaient en tournée quand Francis-Joseph naquit, le 4 octobre 1896, à Pickway, dans le Kansas. Le père dut alors excuser l’absence de la mère en présentant l’enfant au public. C’est ainsi que Francis-Joseph débuta sur la piste en venant au monde. Le lendemain, un cyclone ravagea la ville. Six mois plus tard, Joe laissa choir son bébé sur la tête : Francis-Joseph cria de douleur, les spectateurs s’esclaffèrent et le père, ravi de son succès, exerça désormais son fils à prendre des bûches. Jusqu’au jour où Francis-Joseph devint l’un des premiers comiques du monde sous le nom de Buster Keaton.
Son père, en parlant de lui, remarqua volontiers : « Il ne s’en est jamais tout à fait remis ! » Le type même, on le voit, de la bonne plaisanterie.
C’est en 1917, à l’école de Fatty, que Buster Keaton apprit à traverser tous les désastres avec cette négligence, cette distraction et cette pureté qui est le propre du poète. Il se souvint alors du succès qu’il obtenait dans son enfance lorsque son père, las de l’enrouler de cordes et de le jeter sur la scène, se contentait de lui barbouiller le visage avec un balai. Il se rappela l’exemple de Tom Hearn, le « jongleur endormi », et celui de Patsy Doyle, le « gros homme triste » qui contait flegmatiquement ses ennuis au public. Il comprit aussitôt que son impassibilité le servirait quand il fit ses débuts au cinéma, en tombant de bicyclette, dans The Butcher’s Boy (Fatty Boucher).
« Il y a, notait-il justement, des comiques qui semblent toujours prendre le public à partie et le mettre dans la confidence. Ainsi procédait Fatty. Les spectateurs riaient donc AVEC LUI. En constatant au contraire mon indifférence et mon étonnement, c’est DE MOI qu’ils rient. »
Mais Buster Keaton cessa bientôt de servir de partenaire à Fatty dans ses films et d’accompagner ce gros plein de soupe En bombe, Chez le bistro ou A Coney-Island. La guerre lui réservait d’autres surprises.
En 1918, Buster Keaton vint se battre en France, servit comme caporal dans la « Rainbow Division » et revint chez lui cinq mois après la signature de l’armistice. Il avait le grade de sergent-major. Sans doute convient-il de remarquer ici avec écœurement que c’est à ce titre, à ce titre seulement, qu’on permet maintenant à cet homme inemployé, malade, sans argent, d’entrer dans une « maison de vétérans ».
Nul ne se souvient-il plus à Hollywood des merveilles qu’étaient One Week (La Maison démontable de Malec), The Haunted House (Malec chez les fantômes) ou Hard Luck (La Guigne de Malec) ? Nul ne se rappelle-t-il plus cette série de chefs-d’œuvre qui va de The Play House (Frigo Fregoli) et The Electrical House (Frigo à l’Electric Hôtel) à The Balloonatic (L’Aéronaute) et Day Dreams (Grandeur et Décadence) ? Personne n’évoquera donc enfin Les Lois de l’hospitalité, Sherlock jr détective, La Croisière du Navigator, Les Fiancés en folie, Ma vache et moi, Le Mécano de la générale, Cadet d’eau douce et L’Opérateur, tous ces films où Buster Keaton se promenait sérieusement le long d’histoires à dormir debout, aussi stupéfiant qu’un somnambule à midi ?
Il est certain que depuis le succès du film parlant, Buster Keaton sautait d’échec en échec. Au cinéma comme dans la vie. Mais il reste curieux qu’il n’ait pas pu défendre sa chance comme Harold Lloyd, qui ne le valait pas, trop curieux si l’on songe qu’il dut toujours, depuis que son épouse, Natalie Talmadge, réclama le divorce en 1933, accepter de paraître dans des films qu’il n’avait pas imaginés avec ses gagmen et qui, tout à fait visiblement, ne lui convenaient point. Après Natalie Talmadge, qui ne le quitta pas sans demander une pension, sa seconde femme, Mae Scribbens, l’accusa de la délaisser, il y a un mois, et le poursuivit en deux cent mille dollars de dommages-intérêts. Et, pour compléter ce tableau de famille, au lendemain du jour où les psychiatres enfermaient Buster Keaton sous prétexte d’ « extrême confusion mentale », Mae Scribbens se hâta de déclarer :
« Je sais que je peux l’aider. Je l’ai déjà soigné, il y a trois ans. Il n’y a pas de raison pour que je ne puisse pas le sauver une fois de plus. S’il est vrai que nos difficultés ont contribué à déclencher cette crise, je ne permettrai certainement pas qu’elles viennent maintenant l’aggraver. Buster n’a plus d’inquiétudes à concevoir. J’abandonne aussi ma pension », etc., etc..
Pour nous, Buster Keaton reste un de nos meilleurs amis d’enfance. Nous ne pouvons pas penser à lui sans évoquer le temps où Zasu Pitts imitait les Agnès de village, où le nez épaté de Louise Fazenda se retroussait derrière un bocal de poissons rouges, et où Mabel Normand partageait les premières saucisses de Charlot. C’est alors, rappelez-vous, que Picratt lançait une grenade dans la mer — et les cachalots de pleuvoir sur le pont. Alors, encore, que Fatty recevait des tartes à la crème et des seaux de noir animal à bouche que veux-tu, que Zigoto sautait d’un gratte-ciel sur le matelas d’un panneau-réclame et se relevait en sifflant. Alors, enfin, que Ben Turpin sortait d’une explosion de dynamite en tirant un pied-de-nez parmi les décombres, et que Dudule, toujours lui, faisait monter les policemen au sommet des jets d’eaux comme les œufs de foires.
Aujourd’hui, Zigoto (Larry Lemon) est mort, Picratt ne passe plus avec son air d’innocent sur l’écran, Ben Turpin a cessé depuis longtemps de loucher comme Dudule. Et voilà qu’on vient d’enfermer le « frozen faced comedian », le comique au visage de glace, au « National Military House » de Santelle, en Californie.
Dernier gag tragique : on a passé la camisole de force à Buster Keaton.
Paul Gilson
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
Le site officiel sur Buster Keaton et sa page facebook.
La page hommage de la chaîne ARTE sur Buster Keaton.
Play-list de 8 archives vidéos et radio sur Buster Keaton dans les Archives de l’INA.
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=UWEjxkkB8Xs[/youtube]
La vidéo « Buster Keaton – The Art of the Gag » sur la chaîne Youtube de Every Frame a Painting.
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