Il est assez rare que la presse spécialisée de l’époque consacre une telle place à un technicien du Cinéma. C’est dire l’importance et l’intérêt qu’il faut accorder à cette série de cinq articles consacrés à celui qui fut longtemps le régisseur de Julien Duvivier : Lucien Pinoteau. Personnage essentiel des plateaux, le régisseur fait parti de ces hommes de l’ombre qui ont fait le cinéma que nous aimons.
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A La Belle Equipe, nous faisons partie de ceux qui pensent que faire un film est une expérience collective et que le réalisateur n’est pas le créateur tout-puissant et les autres, de simples collaborateurs. Ainsi il nous paraît important de rendre hommage à ces personnages de l’ombre lorsque l’occasion nous le permet.
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La carrière de Lucien Pinoteau est impressionnante comme vous le montrera cette série d’articles que Pour Vous a publié du 24 octobre au 14 novembre 1935.
Nous avons publié les trois premières parties à l’adresse suivante :
Souvenirs d’un régisseur, Lucien Pinoteau – part1 (Pour Vous 1935)
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Par la suite Lucien Pinoteau continuera de collaborer avec Julien Duvivier notamment sur les films La Belle Equipe (1936), Pépé Le Moko (1936), La Fin du Jour (1938), Panique (1946) mais aussi avec Marc Allégret (Entrée des artistes, 1938), Christian Jaque (Premier Bal, 1941). Il terminera sa carrière en 1950 avec Gene Kelly pour Un Américain à Paris (1950). Lucien Pinoteau a également collaboré aux Enfants du Paradis de Marcel Carné (1945) même s’il n’est pas crédité.
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Signalons bien sur que Lucien Pinoteau était le père des réalisateurs : Claude Pinoteau (La Boum) et Jacques Pinoteau (Le Triporteur).
Lucien Pinoteau : Souvenirs d’un régisseur – part 4
paru dans Pour Vous du 7 novembre 1935
Mon premier film avec Julien Duvivier est L’Agonie de Jérusalem. Ce fut ce qu’on peut appeler du boulot !… Il fallait — pour le jour même : les choses seraient toujours faciles si on disposait d’une semaine pour les préparer ! — le plan exact, détaillé et complet d’une cellule de détenu politique. Bon ! je prends ma serviette sous le bras et j’entre à la Santé, passant, avec un petit bonjour du doigt au bord du chapeau, devant la garde rêveuse qui me prend pour un avocat. Une fois que j’étais à l’intérieur de la forteresse, ceux qui me rencontraient ont, bien sûr, supposé que j’étais en règle, et quand j’ai demandé à voir le directeur cela n’a surpris personne, pas même lui, qui m’a accordé audience le plus gentiment du monde et m’a refusé, non moins gentiment, l’autorisation de relever le plan demandé. Je me mettais à sa place, et je comprenais parfaitement cela, car, en somme, si je parlais « cinéma », lui pouvait craindre « évasion » : ces choses se sont vues ! Il m’offre donc le porto dans ses appartements privés, et je prends congé de lui au seuil des dits appartements privés, c’est-à-dire à l’opposé de l’endroit où j’avais affaire.
Pourtant… je l’ai eu, mon plan !… je ne peux pas, vous le comprendrez, vous raconter comment, mais je l’ai eu, et la cellule qui figure dans L’Agonie de Jérusalem est rigoureusement exacte, avec ses murs arrondis où rien ne dépasse qu’on puisse dévisser, son lit à charnières et à deux pieds, qui se relève pour laisser de la place, ses w.-c. à la turque et la chasse d’eau et le bras de couleur qui s’agite dans le couloir quand le prisonnier sonne… Bien. J’étais entré. J’avais mon plan. Il fallait sortir — et je me retrouvai du « côté officiel » ; au surplus, une voiture cellulaire venait d’entrer. Quand je me présentai à la grille sans fiche d’entrée — et pour cause ! — on me prit aussitôt pour un évadé ; quand je déclarai que je sortais de prendre le porto chez le directeur, les gardiens se sentirent une assez violente tentation de me faire passer aux agités ! On finit par me conduire, dûment encadré de messieurs aux godillots solides, chez le directeur… qui reconnut parfaitement son hôte de l’heure précédente… Mais le mal que j’ai eu pour leur expliquer à tous comment je m’étais « égaré » dans les locaux et retrouvé devant la grille ! ! !…
Vous pensez bien que cette Agonie exigeait des choses plus macabres qu’une cellule politique !
Cent soixante-dix morts dans leur linceul devaient se lever dans l’ombre noire… On avait cru que l’obscurité du studio suffirait pour créer la nuit tragique, mais, sur le coup de minuit, on s’aperçut qu’il n’en était rien : on apercevait toute la structure intérieure… Une seule ressource : faire tendre des draps noirs par la maison de Borniol — et qu’ils soient tendus pour huit heures du matin ! Le studio avait 14 mètres de haut et 35 mètres de long !… A deux heures du matin, je carillonne chez de Borniol, le chien se fâche, le concierge aussi, mon nom finit par apaiser l’homme qui calme la bête. J’obtiens qu’on aille réveiller le sous-directeur… qui descend en pyjama et dit : « Oui, bien sûr ! » A huit heures, Duvivier avait son studio noir. A neuf heures, le directeur de la maison de Borniol m’avait au bout du fil et me conseillait de ne jamais lui passer entre les mains ! Comme c’est une chose qui doit inévitablement arriver, j’ai préféré arranger ça tout de suite. Je suis allé lui rendre visite, je lui ai expliqué l’urgence… et nous nous sommes quittés bons amis.
Si je meurs à Paris, je ne veux pas être enterré par une autre firme ! Mourrai-je à Paris ? c’est ce que je ne peux promettre…
Lee Parry et Jean Murat, dans les ruines de Louxsor où fut tourné « L’Eau du Nil ».
Vint ensuite Le Mariage de Mlle Beulemans (version muette). Il nous emmena à Bruxelles, René Lefèvre, Jean Dehelly, Andrée Brabant, Suzanne Christie, Libeau, Barency, sous la direction de Duvivier, avec toujours le fidèle Thirard à la caméra.
Les sociétés orphéoniques de Bruxelles avaient toutes prêté leur concours, et ce fut une bien belle fête sur la Grand’ Place aux maisons riches et splendides. M. Max, le célèbre et si sympathique bourgmestre, nous reçut de la façon la plus chaleureuse et mit à notre disposition tout ce que nous voulûmes. On arrêta un tramway pendant dix minutes, et personne ne protesta un seul instant. Le service d’ordre était admirablement fait et tout marcha comme sur des roulettes. Après quoi, un monsieur fort aimable nous invita, distribution et techniciens au grand complet, dans un excellent restaurant où il nous fit faire une de ces copieuses bombances dont la Belgique a le secret… Les vins furent exquis et l’atmosphère on ne peut plus cordiale !…
Puis ce fut La Divine Croisière, film extrêmement important pour son époque. Nous tournâmes cela en grande partie entre Paimpol et Locquivy ; j’avais formé une équipe de huit petits gars bretons qui n’avaient pas peur de grand-chose, à la tête de laquelle était Tintin, qui n’avait peur de rien. Il fallait filmer (en tenant compte de la marée et de la lumière) l’enlisement de Thomy Bourdelle. Suivi de mes gars, je pars à la recherche d’un endroit où la vase serait suffisamment molle et profonde pour qu’un beau gars de six pieds y puisse disparaître, mais à proximité duquel le fond solide fût assez proche pour qu’on pût établir un chemin de planches et un plateau de madriers où poser la caméra. A force d’avancer, je perds une botte, qui ne revient pas. Au pas suivant, la chaussette et la jarretelle y restent. L’endroit était bon.
Vous rendez-vous compte ? Dans la nuit, piquée seulement de feux de bengale, transporter à dos d’hommes ce matériel et dans un tel terrain ? Mes Bretons, déjà trempés jusqu’aux os, renâclent. « Bon ! » dis-je, et j’empoigne un madrier que je trame derrière moi. Piqué au vif, Tintin retire sa culotte, et, en caleçon de bain, passe devant moi, les autres le suivent. L’un s’enfonce : nous sommes huit à nous cramponner pour le ramener. Le chemin de planches se fait, le plateau se construit, Thomy Bourdelle gagne le lieu de son supplice et, lentement, s’enfonce devant nos yeux tout de même terrifiés… Mais il est beau gars : aux aisselles, la descente s’arrête ! Alors, héroïquement décidé à mourir enlisé, il ploie les genoux, se tasse, enfonce sa tête, élève une ou deux fois au-dessus du sable une main crispée… et c’est fini !… Vous avouerai-je que nous n’avons respiré tranquilles que lorsque nous avons arraché à sa tombe fluide et froide un Bourdelle plein de vase partout ?…
Le lendemain, par une mer abominable, Jean Murat, Thomy Bourdelle qui avait mal au cœur, Paulais qui était, dans l’intervalle de ses scènes, couché à plat ventre sous une barque de sauvetage, continuaient leur rôle en bateau. Thirard, le plus malade de tous, tournait la manivelle en hoquetant…
Pour se réchauffer et faire une moyenne, il y eut l’épisode de la forêt en flammes. J’obtins d’une marquise, excellente et pieuse femme d’un certain âge, de faire don à La Divine Croisière de 147 arbres de 11 mètres de haut et de quelque 500 arbres, arbustes et arbrisseaux divers ; je suis bien heureux de la remercier ici, car c’est une petite fortune, à tout prendre, qu’elle sacrifiait au succès de notre film. Les arbres furent d’abord abattus, ensuite transportés jusqu’à notre point de travail, ensuite entourés d’ajoncs à leur base (nous avions mis des gants) pour flamber mieux. Je m’enquiers de l’endroit où s’arrête la marée, on me dit que je suis cinq mètres plus haut que la plus haute mer. Péniblement, nous plantons huit arbres… et déjà l’eau les sape à la base, l’un s’écroule sur ma tête, six autres un peu partout, un seul tient le coup. Dieu merci ! la pluie, si souvent maudite, la pluie cette fois nous sauve la mise. Pendant qu’il pleuvait, on ne pouvait pas tourner, n’est-ce pas ? Cela nous donne une nuit pour dormir, une matinée pour établir nos plans, un après-midi pour les réaliser.
Au soir, une forêt de 40 mètres de profondeur sur 47 mètres de large couvrait le sable à la limite du flot. Des tonneaux de goudron, de pétrole, d’huile, 40 bidons d’essence, étaient répartis un peu partout. Aux arbres du devant, huit godets d’essence étaient attachés que mes Bretons devaient allumer avec une torche, laquelle ils devaient ensuite lancer dans la forêt, et regagner le bord en vitesse. Deux mille personnes des alentours étaient massées un peu partout, le spectacle était grandiose, avec des flammes qui faisaient de 15 à 18 mètres de haut par endroits, et le bruit à proprement parler, infernal !
Entre Paimpol et Locquivy, beaucoup de gens encore se souviennent du bel incendie de forêt que les « gens de cinéma » avaient fait sur le sable !
Les Mystères de la Tour Eiffel nous ramenèrent en ville, et même, on s’en doute, à Paris. Des bandits étaient réfugiés dans la Tour Eiffel, d’honnêtes gens alertaient la police — ce qui serait aujourd’hui police-secours — et deux cars d’agents, sortant à toute allure de la Préfecture, arrivaient au Champ-de-Mars. En ce temps-là, les agents portaient encore au collet le numéro de leur arrondissement et, pour me procurer une centaine de costumes, j’en avais pris bien entendu de tous les arrondissements : l’important était qu’ils restassent dans la Tour et ne se répandissent point par les allées où ce… bariolage numérique ferait du vilain.
Hélas ! force me fut de m’absenter pour une heure. Quand je revins, ces messieurs en avaient profité pour se donner de l’air. Et même de l’autorité ! L’un d’entre eux, un petit rigolo comme il s’en trouve hélas ! dans toutes les équipes, avait… arrêté une dame au Champ-de-Mars et la priait de lui montrer ses papiers ! Evidemment surprise et terrifiée, la dame, en larmes, essayait d’obtenir des explications — lorsque la Providence envoya sur le champ de manœuvres (de manœuvres déloyales !) un véritable agent de la sûreté. Comme de bien entendu, ces collets dont le numérotage divers évoquait le jeu de loto lui tirent immédiatement l’œil, et il fonce droit sur le loustic et la belle éplorée. *******Mon bonhomme a pris quelque chose : il ne l’avait pas volé ! Mais l’agent — le vrai — est ensuite venu nous demander notre autorisation de tourner, à Berthomieu et à moi, et, l’ayant vue, déclara que la signature y apposée de M. Guichard était un faux. En quoi, cette fois, il se trompait grandement ! Nous fûmes convoqués le lendemain à la Préfecture, et tout finit par s’arranger, mais il y eut un communiqué officiel interdisant l’emploi dans les rues de figurants représentant des gardiens de la paix ou des gardes républicains !
Le Bonheur des dames, c’est une bien autre histoire, puisque c’est celle d’un grand magasin.
« Les Galeries Lafayette » nous autorisèrent à tourner dans leurs locaux le dimanche toute la journée et le lundi matin, ce qui nous fournit, Dieu merci ! l’essentiel de notre cadre. Mais il y avait les extérieurs — les extérieurs à faire à l’intérieur, c’est-à-dire au studio. Il fallait reconstituer plusieurs vitrines avec leurs mannequins, leurs articles exposés — une vitrine de chaussures, une vitrine d’articles de Paris, une vitrine de toilettes, une de chapeaux, enfin, vous voyez ça ! Et je suis sûr que ça vous parait tout simple. Eh bien, ça ne l’est pas du tout : il est quelquefois plus difficile de trouver douze fourchettes d’un type rigoureusement exigé qu’un train tout entier, avec sa locomotive, son tender et même son wagon-poste ! D’autant qu’il fallait — n’oublions pas la règle ! — obtenir tout cela pour rien. Et il fallait, car ce n’est pas tout ! un « éventaire » de tricots, un autre d’articles de ménage, un autre de rubans, un autre encore de blouses et corsages, un autre de valises et articles de voyage divers… Il fallait des caisses enregistreuses… II fallait les grands paniers qu’on gare sous les éventaires le jour et dans lesquels on rentre la marchandise le soir… Il fallait… il fallait… j’ai peut-être dû persuader une trentaine de commerçants divers, récolter leurs marchandises, les amener au studio… et je disposais en tout d’une demi-journée pour le faire ! Et le matin, j’ai eu tout à mettre en place avant neuf heures… Et la garde à monter autour de tous ces objets éminemment « meubles », garde d’autant plus difficile qu’il fallait tout de même que je sois parti pour tout le reste… Ma foi, je n’ai pas été fâché quand, l’opération inverse étant terminée, valises, casseroles, manteaux, mannequins et chemisettes eurent réintégré les locaux de leurs propriétaires respectifs.
René Lefèvre et Suzanne Christie, dans une des scènes du « Mariage de Mademoiselle Beulemans » qui furent tournées à Bruxelles.
L’Eau du Nil (film de Marcel Vandal. ndlr) est notre premier film parlant.
Il faudrait un volume pour raconter toutes les histoires qui empêchèrent un seul jour la vie d’être monotone pendant sa réalisation !
Le pays où nous tournions était un pays de splendeur et de rêve :l’île de Philae, l’île Eléphantine, le jardin de lord Kitchener, autant de lieux admirables où nous errions le soir. Mais le jour il y avait le travail, et ce travail n’allait point parfois sans quelques risques, ainsi qu’il sied.
Thirard était, comme la plupart du temps, notre opérateur ; Madru, qui tournait peu, nous était adjoint surtout pour son admirable connaissance de la langue et du pays. Notre distribution était impressionnante : Maxudian, René Lefèvre, Jean Murat et la blonde Lee Parry. Le scénario exigeait la présence d’un muchacho d’environ quatre ans, un négrillon qui devait être à la fois joli de visage et rapide d’esprit, parce qu’il avait un vrai petit rôle. Madru pense que nous allons trouver ce que nous cherchons à Bichari, sur la gauche du Nil. Nous allons voir le chef — qui possède un troupeau de chameaux magnifiques — homme très noir, aux cheveux tressés en cent petites nattes moins épaisses que le doigt et qui, dès qu’il nous voit, pour nous faire honneur se colle à pleines mains sur le crâne de la graisse de mouton fondue. Madru lui explique que nous voulons lui emprunter, pour cinq ou six jours, un de ses plus jeunes sujets et que nous payerons naturellement un cachet à sa mère. Il a l’air de vouloir tout ce que nous voulons et nous nous quittons en échangeant force salamalecs. Après quoi, puisqu’on est bien avec le chef, on s’en va faire un tour vers les tentes, on risque un œil par-ci par-là, et on finit par découvrir un amour de bébé qui répond juste à ce qu’on attendait de lui. Madru s’explique avec la mère, qui a l’air de vouloir tout ce que nous voulons, accepte nos dix piastres, et nous laisse emporter pour une semaine le plus délicieux petit Zarzour que la terre égyptienne ait jamais porté.
Du moins avions-nous conclu de la sorte. Mais nous ne nous n’étions pas éloignés de beaucoup plus d’un kilomètre qu’un remue-ménage violent agite Bichari, et voilà qu’on se met à notre poursuite. Nous avons poussé nos deux mulets, et nous n’avons gagné Assouan que de justesse, car nos poursuivants rattrapaient du terrain. En vue de la ville, ils ont tourné bride. Peut-être pensaient-ils que nous avions emporté Zarzour en échange de deux Européens précédemment occis ? Toujours est-il que le soir, nous étions sur nos gardes dans nos barques sur le Nil !
Zarzour se montra un comédien au-dessus de tout éloge et un enfant extrêmement agréable. Au bout de la semaine, je lui fis faire un joli petit costume (il faut toujours laisser derrière soi des cœurs heureux et contents !) avec un drapeau français brodé sur le cœur. J’achetai aussi un fort beau gigot. Et nous nous en fûmes à Bichari offrir le gigot et restituer Zarzour. Seulement, pour cette expédition, nous étions trente !…
Jean Murat se suicidait, dans L’Eau du Nil, en exposant son front nu au soleil de midi : il donnait un coup de cravache à son cheval pour le faire partir, jetait sa cravache et son casque, et « défiait Phœbus à son zénith ». Tout cela se passait réellement en plein midi (il le fallait bien, pour l’absence d’ombre aux pieds du héros) au moment où toute l’Egypte fait la sieste. J’avais prévu des cavaliers pour rattraper le cheval… mais c’est nous qui courûmes après le casque et la cravache qui roulaient au flanc de la dune… On répéta cinq fois la scène : quand la mort de Murat fut bonne pour Thirard, nous étions aussi morts que lui — au moins !…
Mais nous allions reprendre vie à Paris pour Le Bal, où devait se révéler Danièle Darrieux.
(A suivre.) Lucien Pinoteau
Lucien Pinoteau : Souvenirs d’un régisseur – part 5
paru dans Pour Vous du 14 novembre 1935
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Les Cinq Gentlemen maudits marquent une date dans notre histoire : pour la première fois, Duvivier emmenait le son en extérieur. On retrouvait dans la distribution Harry Baur et René Lefèvre ; il y avait aussi Robert Le Vigan. Notons, en passant, que Duvivier a un remarquable esprit d’équipe et que rien ne lui plaît davantage que de travailler avec des gens qu’il connaît bien et dont les ressources diverses, tant défauts que qualités, lui sont familières. Enfin, il y avait une nouvelle venue, la jolie Rosine Deréan. Duvivier et moi partîmes en avant pour tout organiser à Fez où nous devions tourner une version française et une version allemande.
Le premier jour, comme de bien entendu, nous descendons aux souks et tombons en plein dans la fête du Faux-Sultan. C’est une fête qui ne dure qu’un jour, et pendant cette journée un étudiant, promu « faux sultan », peut se passer toutes ses fantaisies. Les aïssaouas étaient déchaînés et entouraient le cortège de l’illusoire Majesté.
Plaqués dans un renfoncement, contre nos poitrines les coudes et sur nos visages l’haleine d’une foule tumultueuse, Duvivier et moi nous nous sentions tout doucement devenir fous à force de bruit. Petits fifres, tambourins, tubas, partaient doucement sur quatre notes, toujours les mêmes, et peu à peu le rythme s’accélérait, le son prenait de l’ampleur, son obsédante monotonie nous perçait le tympan, nous vrillait le cerveau, et le groupe diabolique devant nous activait, précipitait, multipliait ses contorsions. A travers les claies des souks, le soleil tapait, des stries violemment noires et violemment blanches étaient posées sur toutes choses, une poussière soulevée par tant de pieds frénétiques ajoutait à l’irréel du tableau.
« Magnifique ! grondait Duvivier. Formidable ! Il faudra filmer ça !… »
Vint un jour où il fallut filmer les aïssaouas.
Interdiction formelle nous en avait été faite par la police qui, au cas où nous passerions outre, nous avisait de n’avoir à compter sur aucune protection. Il s’agissait de ruser et surtout de dissimuler nos appareils. Dans la nuit, je fais monter des tentes pareilles à celles des pèlerins de Moulai Idriss. Les aïssaouas se divisent en sectes : il y a la secte du feu, la secte du sang, la secte des tueurs, la secte des aboyeurs, la secte de ceux qui se frappent le crâne à coups de hache… Je m’entends avec le chef de ces derniers, lui promettant deux moutons s’il nous laissait photographier la danse de ses hommes…
Ce n’était qu’une sécurité bien relative, comme nous nous en aperçûmes par la suite, car lorsque, saouls de leur danse de plus en plus frénétique, le visage plein de sang giclé du crâne blessé par la hache, pris d’une hystérie collective, les hommes virent les blancs et leurs appareils, nous n’eûmes qu’à nous replier — en protégeant la pellicule — à pas comptés, en g… criant plus fort qu’eux pour leur montrer que nous n’avions pas peur ! Sinon, nous n’en serions pas sortis vivants.
Poil de Carotte, tourné en Corrèze et aux studios de la rue Francœur, fut marqué par une avance de trois jours sur l’horaire prévu. Julien Duvivier est en train, avec Le Golem, de recommencer un exploit du même genre. C’est un homme que le temps perdu rend malade. Jamais, pourtant, il ne déploie une activité fébrile ou hors de propos, mais ce qui doit être fait dans un délai donné, ayant été consciencieusement calculé, doit être fait, voilà tout ! Il est le premier à donner l’exemple du plus endurant courage, de la plus implacable énergie, s’il est fatigué ou mal portant. Il attend de la troupe qu’elle suive son chef : elle le suit généralement…
Dans Poil de Carotte, on a la révélation du jeune Robert Lynen, de sa prompte sensibilité, de son « cran » incroyable. Vous n’avez pas oublié la course à bride abattue qu’il fait effectuer au cheval attelé à sa carriole — laquelle passe sur un pont juste aussi large qu’elle, pas un poil de plus ! Il avait fallu trouver un cheval assez doux pour réduire les risques au minimum, assez vif pour donner toutes les apparences d’un cheval emballé… Et je vous prie de croire que le jeune Robert fouettait dur !
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Après vint La Bataille (de Nicolas Farkas.ndr). Nous partons avec l’excellent producteur O’Connell, pour le Midi, emportant assez d’explosifs pour faire sauter un cuirassé. Arrivés à Toulon, nous attendons le gros appareil « vue et son » parti de Paris et qui n’est pas arrivé. J’apprends qu’il sera pour quatre heures du matin à Aix et je pars en voiture, pour être arrêté sur la route par les gendarmes… et par les flammes… car sur une longueur de plus d’un kilomètre la forêt flambait. Je parlemente en vain — et je profite d’un moment où M. Pandore est occupé ailleurs pour foncer droit devant moi. Mon réservoir d’essence était garni, j’avais chaud (entendez-le comme vous voudrez !) et la gomme de mes pneus fondait. J’ai eu l’appareil et je suis rentré par la route d’Aix qui, elle, était hors de la zone dangereuse.
Bon. Voilà qu’il faut — pour le lendemain — 300 Japonais. N’y comptez pas à Toulon ! En route pour Marseille où, avec mon assistant cette fois, j’arrive vers une heure du matin. Je commande cinq autocars de 60 places pour cinq heures du matin, et puis nous voilà à la Canebière où un seul bistrot était encore ouvert…
« Vous ne trouverez ce que vous voulez qu’au quartier chinois, nous dit cet homme de bien, et d’ailleurs vous trouverez beaucoup plus de Chinois que de Japonais. Seulement, il vaut mieux y aller de jour et accompagné d’agents. Si vous tenez à y aller tout de suite, le commissariat est à gauche… »
Je décide d’aller tout de suite — et sans agent — au quartier jaune. Mon camarade proteste. Je pars seul. Il se sent pris de remords, hèle un taxi, me rejoint, saute près de moi… et en route… Dans les plus invraisemblables bouges, dans les maisons les plus nauséeuses, partout où, avec une vague lueur, une effroyable odeur épaisse et fade nous donnait à penser que des jaunes étaient rassemblés, buvant et fumant, nous sommes montés, accueillis ici par des injures, là par des « godasses » vigoureusement lancées… A l’aube, nous avions un effectif de 208 « Japs » et « Chinks » mêlés. Les 92 manquants, nous les avons trouvés au petit jour, parmi les chômeurs de la Joliette. Chaque soir, nous les ramenions à Marseille, chaque matin nous avions grand peine à avoir nos trois cents « bonhommes » au complet !
Les difficultés et les dangers ne manquent pas dans mon métier, mais je n’envie ni les épiciers ni les rentiers !
La Châtelaine du Liban, réalisée par Jean Epstein, compte parmi mes plus tragiques souvenirs. Nous quittâmes Damas pour Palmyre vers deux heures du matin ; le ravitaillement en essence de nos neuf voitures, deux camions de trois tonnes, un autocar en tête emportant 25 Tcherkesses armés, un autre en queue, le ravitaillement, dis-je, avait été terminé vers minuit. J’avais laissé « Thi-ti » et Barthe prendre la voiture la plus rapide ; la mienne la valait à peu près. Jean Murat, qui est étonnamment sportif et résistant et de plus très bon camarade, m’avait prêté son burnous de méhariste. Deux fois, la partie la plus avancée du convoi s’arrêta dans la nuit pour attendre les retardataires ; au petit jour, nous traversons — au complet et en file indienne — un passage entre des montagnes d’un rose féerique, au-delà desquelles s’étendait la plaine désertique. La voiture de Barthe et Thi-ti, qui avait eu plusieurs pannes, se décide tout à coup à marcher bien, et eux décident d’en profiter. « Moi j’y connais piste », assure le chauffeur indigène. Et les voilà qui foncent. Moi, en serre-file autant que le permettent les circonstances, je fais la « mère-poule ». A un moment donné, je m’inquiète : il n’y a plus aucune trace de la voiture partie en avant ! Alors, à mon tour, je fonce, et, comme ils ont quitté la piste, j’arrive involontairement à la quitter, mes roues s’enfoncent entre deux monticules de sable, tournent à vide, s’enlisent peu à peu, c’est fini : plus moyen d’avancer, de reculer ni d’en sortir. Nous n’avons point aperçu la première voiture ; la caravane qui vient derrière va-t-elle nous apercevoir ?
Je vis, pour Thirard, Barthe et moi-même, des minutes longues et atroces. Il y avait à quelques mètres un squelette de chameau, un peu plus loin une tête d’homme sans corps, sans chair, sans dents… La caravane arrive, voit mes signaux ; avec des madriers, on arrache ma voiture à l’enlisement… Les chauffeurs qui assuraient s’y connaître étaient plus ou moins humoristes, mais enfin, après douze heures d’un effroyable cross-country, nous arrivons à Palmyre : Thirard et Barthe n’y étaient pas X…
Quinze jours auparavant, quatre indigènes avec un sergent français de la Légion s’étaient perdus au désert. Un de leurs pneus, surchauffé, avait éclaté : ils avaient continué sur la jante ; l’un après l’autre, les trois pneus restant avaient eu le même sort ; héroïques, les cinq hommes les avaient bourrés avec leurs combinaisons : ils s’aperçurent alors qu’ils n’avaient plus d’eau. Un homme partit pour en chercher et ne revint point… Comme les quatre pneus, les quatre hommes y passèrent. Le sergent notait sur son carnet de route tout ce qui se passait. A son tour, il partit. On l’a retrouvé mort à cinq kilomètres du plus proche « patelin », ayant dépassé les quatre indigènes dont les cadavres jalonnaient le trajet. Le trajet circulaire !… car les malheureux s’étaient épuisés en une marche en rond, une marche de cauchemar… Aucun vent de sable ne s’était levé lorsqu’on les découvrit, eux et leurs traces…
On conçoit que notre arrivée à Palmyre, où cet horrible fait divers tout frais circulait partout, fut quelque chose d’atroce ! Trois voitures repartirent aussitôt vers le désert, emportant le thermos de Murat plein de café bouillant, un autre plein d’une boisson glacée, une pharmacie de campagne, des vêtements chauds (car il avait fait la nuit un froid de canard).
Malgré l’heure de la sieste et l’opposition frénétique de l’ordonnance fidèle, j’allai réveiller le commandant de la place, qui fut charmant et me mit en rapport avec le capitaine du camp d’aviation, qui fut tout aussi charmant et fit aussitôt partir un avion mais refusa de m’y embarquer !… L’avion vit le sauvetage des égarés par une voiture et survola les véhicules jusqu’à leur retour à Palmyre. Ce qui s’était passé ? Profitant du retard et de l’attente, le chauffeur avait, à Damas, vendu toute son essence de supplément et une partie de celle de son réservoir ; à 150 kilomètres de Palmyre — ayant, au surplus, quitté la piste qu’il ignorait admirablement — il avait déclaré avec calme : « Y en a pas benzine !… »
Et nos malheureux amis avaient, sans pouvoir attirer notre attention, vu passer le gros de la caravane dans un nuage de sable… Barthe, en arrivant, claquait des dents : il refusa de se laisser même examiner ; le lendemain il était au travail. Mais il avait le typhus, et quatre mois après sa rentrée en France il était encore couché !…
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Après ce film… tropical et mouvementé… Le Paquebot Tenacity — le Havre et Joinville — fut, de mon point de vue, à peu près sans histoire. Mais Maria Chapdelaine allait nous refaire voir du pays et nous refaire goûter à l’aventure !
Nous débarquons au Canada avec nos quatre-vingt-dix-huit bagages, nous sommes éblouis à Québec par l’impressionnante masse du Château Frontenac, modernisé en hôtel confortable et plus imposant que ce que peut trouver l’imagination américaine, nous traversons les Laurentides, parc de 150 kilomètres carrés où les ours se promènent comme chez nous les chiens (on donne, à l’entrée, un immense carton numéroté au touriste transitant, et si, sept heures après, il n’est pas sorti, la police se met à la recherche de sa voiture pour savoir si rien ne s’est passé !) et nous arrivons à Dolbo vers les deux heures du matin. Nous avons le plus grand mal à nous loger dans des coins variés, et sur le coup de cinq heures — à moi le jour, à toi la nuit ! — des travailleurs nocturnes viennent nous déloger et réclamer « leurs lits ». A Peribonka, la grande place était bossuée, herbeuse, d’un accès mal commode.
« Pour cet après-midi, me dit Duvivier, il me faut là une estrade, des musiciens, une route, des étamines tricolores, des guirlandes, enfin un 14 juillet… » Et il part tourner plus loin pour la matinée. Quand son autocar revient après déjeuner, il y avait une amorce de route de cent mètres, plantée d’arbustes tous les deux mètres à droite et à gauche, avec de belles guirlandes de papier multicolore, la place était rabotée, nivelée, désherbée, l’estrade vêtue d’étamines tricolores, toute prête pour ses musiciens… Ce jour-là, on m’a fait une ovation ! (ça n’arrive pas souvent !). Et le soir, à part le nivellement de la place bien sûr, j’ai tout remis en état en une heure !
Mille et deux choses encore, pour lesquelles la place vous manquerait si je vous les racontais aujourd’hui, sont arrivées pendant Maria Chapdelaine ; j’ai bien failli me tuer, les ours n’y étant pour rien, à la traversée de retour des Laurentides ; nous sommes rentrés par Montréal et New-York, et, peu de mois plus tard, nous repartions pour l’Algérie : Duvivier tournait Golgotha.
Même pour un régisseur qui a toutes mes années d’expérience, l’organisation à 35 kilomètres d’Alger d’un camp destiné à recevoir 5.500 personnes, auquel il a fallu amener l’eau (analysée), où il a fallu installer des baraquements pour un magasin de 2.000 costumes, créer un restaurant, une infirmerie, un épouilloir — c’est comme j’ai l’honneur de vous le dire ! et la direction du service de santé d’Alger nous accorda une aide précieuse — un poste de police, pour lequel le général Noguès eut la gentillesse de nous fournir 23 tirailleurs algériens, un caporal et un sergent, cette organisation demande pas mal de travail et ne va pas sans d’innombrables difficultés ! Je ne me sens pas très capable de faire un choix dans toutes les histoires de Golgotha !
Mais, comme on a dit que « nous mobilisions la troupe pour nous protéger », je tiens tout de même à signaler que, chaque soir, sous la seule protection des 25 hommes de notre poste de police (et encore, ils étaient rarement au complet, l’un ou l’autre ayant souvent à travailler de son métier ici ou là), nous avons payé 5.000 figurants violemment travaillés par la propagande communiste. Ça n’a pas été drôle tous les jours, mais chaque jour ce fut fait.
C’est au Maroc que nous ramène La Bandera, le film qui est pour Duvivier un si magnifique et si légitime triomphe. Duvivier s’embarquait le vendredi à Algésiras ; je partais de Paris par la route avec une forte camionnette chargée de matériel ; le « patron » comptait que j’embarquerais le lundi. Le chauffeur et moi, nuit et jour, nous nous relayâmes au volant — je ne suis pas près d’oublier Gontran et sa femme Antoinette ! — et le vendredi, cinq minutes avant qu’on relève les planches, ayant gagné trois jours sur ce qui était prévu, j’embarquais avec mon matériel.
Grâce aux relations de Mac Orlan, qui a des amis partout, grâce au concours de la Légion étrangère espagnole, ma tâche dans La Bandera se trouva fort facilitée. Aussi bien, il faut conclure… et j’aurais encore des volumes à vous raconter !…
Voyez-vous, après tout ce qui m’a été demandé, tout ce que j’ai eu, tantôt la chance, tantôt l’adresse, tantôt la ténacité d’obtenir, et si souvent pour rien, je me dis qu’en somme Lavarède n’eut pas la partie si difficile que ça ! Les cinq sous de Lavarède, au cours du change et aux conditions actuelles de la vie, ça doit bien faire un franc vingt-cinq ? Eh bien, ma foi, je ne sais pas si je n’accepterais pas le défi !
Les vingt-cinq sous de Pinoteau, ça ne vous dit rien ?
Il faudra que j’y pense !
Lucien Pinoteau
FIN
(Souvenirs recueillis par Doringe. )
En bonus, nous rajoutons cet article sur Lucien Pinoteau paru l’année passée à l’occasion du tournage de Maria Chapdelaine de Julien Duvivier.
Le Bloc-notes d’un régisseur
…Pour équiper « Maria Chapdelaine »
paru dans Pour Vous du 1 Novembre 1934
Rencontrer Lucien Pinoteau, régisseur de films et fidèle second de Julien Duvivier, est toujours une bonne fortune. Elle m’échut le jour où la troupe de Maria Chapdelaine, qui nous est, depuis, revenue, se préparait à partir pour le Canada.
« Pas le temps de m’arrêter, dit-il, mais, si vous voulez, je vous emmène. Vous me poserez toutes les questions qu’il vous plaira, et vous viendrez avec moi courir les magasins. »
Cette proposition n’étant point de celles que l’on refuse, je sautai à côté de Pinoteau dans sa loyale « bagnole » qui ne renâcle jamais à la tâche (et Dieu sait à quel train il la mène et tout le pays qu’il lui fait voir !) mais qui est vraiment la moins présentable des conduites intérieures.
Et nous voilà partis. J’ai su ainsi — pour avoir participé à l’acquisition — que Madeleine Renaud emportait à Péribonka une paire de pantoufles en tendre bleu, doublées de fourrure blanche, très confortables, du prix de 28 francs. Nous avons acheté encore, pour Maria Chapdelaine, une robe simple et, ma foi, gentillette, blanche à pois rouges, taille 40, une jupe toute unie et un petit corsage.
Il y a quelques semaines, je rencontrai de nouveau Pinoteau.
« Alors, ce voyage?
— Admirable. Nous avons fait du bon travail.
— Vous aussi ?
— Oui, moi. Pensez que pour terminer les intérieurs au studio et faire les raccords, il était indispensable de retrouver tous les éléments canadiens du film, tous les objets caractéristiques parmi lesquels s’est écoulée l’existence de Maria Chapdelaine et de ses amis. Entre l’atmosphère de là-bas et celle d’ici, on ne devait pouvoir sentir aucune solution de continuité, vous pensez bien ! Tenez, voici la liste des accessoires rapportés du Canada. »
Au hasard du coup d’œil jeté sur une liste impressionnante, je lis : « Un banc de bois qui doit se trouver devant la maison des Chapdelaine.
« Des cigarettes. Des journaux du pays. Du tabac.
« Dix pipes. Le seau à eau. La théière en faïence.
« Vingt-cinq chapelets. Des bouteilles de bière.
« Les cognées d’Eutrope, de Samuel, d’Esdras, d’Edwige Légaré.
« Des sacs. Un jeu de cartes typique. Un ocarina.
« Noter l’habillement du bedeau de l’église… »
Cette simple énumération matérialise soudain en moi des souvenirs de lecture… et je vois s’animer l’immortel et pur poème de Louis Hémon, ce doux et fort récit de vies droites, difficiles, à la fois humbles et nobles, que j’ai tant aimé bien avant son succès, lorsque Le Temps le publiait en feuilleton…
« Tenez, me dit Pinoteau, en me tendant une autre feuille. Au fond, c’est « du petit sport », ça. Nous serions bien vexés, nous, les régisseurs, si, de temps à autre, le metteur en scène ne nous demandait pas la lune ou un éléphant blanc borgne de l’œil gauche, ou la première locomotive du Paris-Saint-Germain ! On a son amour-propre… »
Donc, pour une date précise, furent requis :
« Des rubans fanés. Une vieille camisole appartenant à Aima Rose.
« Une corbeille en osier pour les chats.
« Des pots de confiture pleins. Des herbes vertes.
« Une poupée faite de vieux chiffons. »
Sans compter des draps, des cordes, un fusil, etc.
Le lendemain, parmi les articles énumérés (et je vous jure qu’il y a de la variété !) figure un coffret en bois blanc avec le nécessaire pour l’Extrême-Onction.
Mais voici qui devient plus pittoresque : deux jours plus tard, il fallait un chien — très doux et de type déterminé — une chatte et six chatons : ça n’a l’air de rien, mais prévoir une chatte et ses six chatons (car s’ils ne sont pas tous à elle, il y aura du grabuge) pour une date fixe, ce n’est pas si mal !
De détail en détail, je voyais s’allonger la tâche accomplie par Lucien Pinoteau, « l’homme à qui rien n’est impossible », comme dit Harry Baur,
« l’homme qui est parvenu à introduire une caméra dans la foule des Aïssaouahs en pleine fête religieuse… un truc à se faire tuer, et qu’il a réussi !… l’homme qui a fait surgir deux bobines de pellicule en plein désert et qui ferait surgir avec la même apparente aisance un nègre en Alaska ou un iceberg sur le boulevard ! »
Et je songeais à tous ceux qui, avec une conscience passionnée, collaborent à la réalisation d’un film, à tous ceux qu’on oublie ou qu’on ignore, parce que leur nom ne figure pas sur une affiche.
Thérèse Delrée
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Pour en savoir plus :
la filmographie de Lucien Pinoteau sur le site des Gens du Cinéma.