Jean Gabin : “Quand je revois ma vie” part1 (Pour Vous 1935) 1 commentaire


 Suite de notre hommage à Jean Gabin à l’occasion de la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française qui dure jusqu’au 30 mai 2016.

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Du 5 septembre 1935 jusqu’au 10 octobre 1935, la revue Pour Vous va publier les souvenirs de Jean Gabin en 6 parties sous l’intitulé « Quand je revois ma vie » tels qu’ils ont été retranscrits par Didier Daix.

Sur cette page nous publions les deux premières parties.

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Dans la première, Gabin nous évoque ses premières passions, conduire une locomotive (que Jean Renoir exaucera en le faisant jouer dans La Bête Humaine en 1938), la chasse avec son beau-frère le boxeur Jean Poésy ou bien le football.  Il nous parle de ses premiers petits boulots, mécanicien, cimentier, manoeuvre et comment son père a réussi à le faire embaucher aux Folies-Bergère alors qu’il n’avait aucune envie de devenir comédien.

Dans la seconde, Gabin évoque ses premiers souvenirs d’écolier à Mériel, plutôt d’école buissonnière ! d’ailleurs, avant de se remémorer ses souvenirs de la guerre 14-18 et de l’exode qui le fit partir sur Paris avec sa famille.

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Signalons que 1935 sera l’année où Jean Gabin devient une véritable star avec le film de Duvivier : La Bandera qui sortira au cinéma alors que ces souvenirs sont en train de paraître (le 20 septembre 1935), Gabin n’est donc pas encore une véritable star au moment de la rédaction de ces lignes mais son statut est suffisamment important pour que Pour Vous lui consacre cette série d’articles.

Par la suite il confirmera bien évidemment son statut dans les années trente avec Marcel Carné (Le Quai des brumes, le Jour se lève), Jean Renoir (La Grande Illusion, La Bête Humaine, Les Bas-Fonds), Jean Grémillon (Gueule d’Amour, Remorques).

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A suivre.

Jean Gabin : « Quand je revois ma vie » part2 (Pour Vous 1935)

Jean Gabin : « Quand je revois ma vie » part3 (Pour Vous 1935)

 

 

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Jean Gabin : “Quand je revois ma vie” – part1

paru dans Pour Vous du 5 Septembre 1935

Les souvenirs d’enfance et de jeunesse d’un rude garçon aimant la campagne, le grand air, la chasse et le sport, d’un homme fort, qui s’est fait lui-même, d’un acteur qui compte aujourd’hui parmi les figures les plus originales du cinéma français.

Dans ma vie, j’ai aimé, j’ai désiré bien des choses, j’ai caressé bien des espoirs, espoirs d’enfant d’abord, puis d’homme irrésolu, mais je n’ai jamais désiré être comédien. J’avais d’autres rêves en tête, plus brutaux, plus casse-cou.

Longtemps, les locomotives me tentèrent. Leur force calme, leur vitesse puissante me troublaient. J’aurais aimé être leur maître. Tout enfant déjà, je désirais être mécanicien de rapide et je me voyais dans une cotte bleue, maculée d’huile, le visage noir, le front lourd de responsabilités, surprenant les signaux de mes regards énergiques.

Je les aime encore, les beaux monstres d’acier.
Leur rapide apparition, au hasard d’un passage à niveau, réveille en moi tout un monde de désirs assoupis. Il suffit d’un panache de fumée surpris au faîte d’un remblai pour m’en traîner, à la suite de mes songes, dans un monde familier que j’avais créé pour moi.

Imaginez-vous ce petit bonhomme, haut comme une botte, rêvant d’être l’âme qui donne la force à l’immense machine et la lui retire à l’arrivée, d’être celui qui connaît dans leurs moindres détails les bielles entremêlées, celui qui comprend et dirige le halètement puissant de la bête.
Je n’ai jamais réalisé mon rêve. Mais je ne l’ai pas oublié. Il s’est transformé, voilà tout. J’attends, à présent, le plaisir de tourner un jour un grand film sur le rail. Je lis des bouquins dans l’espoir de trouver celui qui me donnera cette joie. Je finirai bien par le trouver et par faire partager mon enthousiasme.

Mes amours ferroviaires ne furent pas seules à accaparer mon cœur et mon esprit.

Riche de jeunesse et de liberté, j’ai appris de bonne heure, au cours de mes vagabondages champêtres, à aimer la chasse. Que de bonnes heures je lui dois ! Elle consistait d’abord à piller les nids, à tendre des pièges, à poursuivre les oiseaux à coup de pierres. Mais avec l’âge vint la confiance et, plus tard, je fus appelé à accompagner, dans ses parties de chasse, mon beau-frère, le champion de boxe Poesy, qui, lorsqu’il était de bonne humeur, me permettait de porter son fusil.

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Aujourd’hui, c’est autre chose. Ce n’est plus seulement la fierté de tenir un fusil qui me fait aimer la chasse. C’est toutes les joies qu’elle comporte.
Je l’apprécie différemment. Je l’aime mieux. Ah ! les longues promenades dans les labours, la joie de piétiner la terre lourde et grasse qui colle aux semelles ! On va, le fusil sous le bras, le chien devant soi et l’œil aux aguets. On ne pense à rien, ou très vite. Il ne faut pas être distrait. Soudain, c’est le chien qui renifle l’air, l’espoir qui naît et, tout à coup, l’éclair qui file devant vous, le réflexe qui fait épauler, le coup qui part, sans que l’on ait eu l’impression d’avoir visé, et le chien haletant rapporte, entre ses crocs, avec de bons yeux tout joyeux, la proie conquise. Puis, avec la grosse chaleur arrive la halte de midi, grand gueuleton et franche beuverie entre amis qui s’aiment bien et qui ont la tête aussi solide que l’estomac. Qu’ils sont agréables ces repas dans le petit « bouchon » que l’on connaît et où l’on est bien soigné ! C’est le patron qui fait lui-même la cuisine. Un torchon sous le bras, il vient s’assurer de la joie de ses hôtes. C’est l’heure délicieuse des petites histoires et des gros mensonges. Encore un petit verre bien raide pour essayer de fondre ce qui reste de sucre dans la tasse à café, et l’on repart l’estomac souvent plus lourd que le carnier.

La balade de l’après-midi n’a pas la même saveur que celle du matin. C’est autre chose. On n’a plus à s’attarder à voir se lever le jour qui paresse. On ne muse plus autour des perles que la rosée a distribuées un peu partout. C’est que l’on n’a plus devant soi la perspective d’une longue journée. Bien souvent, il m’arrive alors de laisser tomber mon fusil, de m’étendre dans l’herbe à l’ombre d’un pommier et de faire un bon somme. Les jours sont courts en temps de chasse. Déjà, le soleil achève sa parabole et, les reins un peu raides, les jambes moins agiles et les pieds plus, lourds, on rentre au logis en comptant ses coups de fusil plus ou moins heureux — plutôt moins que plus. On est harassé d’une bonne et saine fatigue, qui fait plaisir et assaisonne l’appétit…

Le goût du mouvement devait faire naître en moi celui du sport. Mon beau-frère Poesy me communiqua la flamme qui le brûlait sur le ring. Il m’apprit à boxer. Il avait installé son camp à Mériel et s’entraînait là. J’avais plaisir à le voir travailler et surtout à surprendre, au hasard de l’entraînement, de grandes vedettes du ring qui venaient lui rendre visite, comme Eustache ou Frank Moran qui prépara, à Mériel, son premier match contre Jack Johnson. Malheureusement, la guerre devait enlever une jambe à celui qui fut champion de France et d’Europe des poids plume. Ma carrière pugilistique ne s’en est pas relevée. Aujourd’hui, Poesy ne songe plus à la boxe, si ce n’est pour évoquer le souvenir de ses glorieux combats. Il vit à Madagascar où il s’occupe d’arpentage.

Plus tard, j’ai fait du football. Comme je l’ai aimé, mon football ! Aujourd’hui encore, je me sens parfois des fourmis dans les jambes lorsque j’assiste à de trop beaux matches ou lorsque je lis dans les journaux les comptes rendus de grandes rencontres internationales.
Mais j’ai abandonné complètement le football depuis que je me suis fait abîmer une patte en disputant un match amical, ce qui m’empêcha d’aller au studio pendant plus de temps que je ne l’aurais désiré. C’est une plaisanterie que je ne tiens pas à recommencer. Maintenant, lorsque l’envie me prend de me dérouiller les jambes et que la chasse est fermée, je me contente d’enfourcher ma bécane et de filer à toutes pédales, sur les routes de France.

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Tout cela, tous ces goûts qui me portaient vers les plaisirs violents, ne me destinaient pas précisément au théâtre. Lorsqu’il me fallut choisir un métier, j’optai pour celui de mécanicien. J’aurais aimé travailler dans l’automobile dans l’espoir de courir un jour. La vitesse de l’automobile, c’était celle, moins impressionnante à mes yeux, mais plus rapide, que celle du train.
Le théâtre ne me tentait pas du tout. Jamais il ne troubla mes rêves d’enfant. J’étais déjà presque un homme lorsque, pour la première fois, je suis allé voir jouer mon père au théâtre. Je n’en avais jamais eu envie.
C’est par ruse que mon père fit de moi son successeur sur la scène. Il aimait profondément son métier et regrettait qu’aucun de ses enfants n’ait eu pour la scène, pour les coulisses et leur mystère, la même passion que lui. Ma mère, elle aussi, aimait les planches. Elle avait chanté la chansonnette jadis et, avant d’être obligée de quitter la scène, elle était parvenue à se faire une solide réputation, aux côtés de Paula Brébion, Amiati et autres vedettes de l’époque.

J’avais déjà fait plusieurs métiers lorsque mon père se décida à brusquer les choses et à obtenir par surprise ce qu’il n’avait pu me faire accepter par le raisonnement.
A seize ans, j’étais cimentier à la gare de marchandises de la Chapelle. Situation éphémère autant que problématique. Mais il avait fallu tout de même une brouille avec mon père pour me décider à cet acte d’indépendance. Il tenait tellement à me faire monter sur les planches, il insistait avec tant de fermeté, que, profitant d’une série de présentations qu’il donnait à Nice, je quittai le toit paternel pour tenter aventure.

Ma sœur aînée et son mari Poesy m’offrirent l’hospitalité, et pendant un an je ne revis plus mon père. Il n’était pas content, je dois l’avouer. Pauvre vieux ! Si j’avais su, certes, j’aurais rongé mon frein patiemment, plutôt que de lui causer la peine de mon départ et de ma révolte. Mais j’avais seize ans alors et bien peu de raisonnement pour opposer une résistance quelconque à mon caractère impulsif. Chez ma sœur la vie était belle, car nous nous aimions beaucoup. D’ailleurs, à l’heure actuelle, je suis encore pour elle moins un frère qu’un fils. C’est elle qui m’éleva. Elle était l’aînée. J’étais le plus jeune, et ma mère, qui avait déjà élevé six enfants, lui laissait le soin de s’occuper de son plus jeune frère.

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Pour Vous du 5 Septembre 1935

La profession de cimentier ne me plaisait nullement. Au bout d’un mois, un camarade me fit embaucher dans une fonderie de Beaumont où je fus manœuvre. Le métier était dur et n’avait rien qui pût me tenter. Quarante-cinq jours de ce régime me parurent suffisants.
Mais de cette époque je garde le souvenir des dimanches radieux, magnifiques éclaircies dans la grisaille des semaines trop laborieuses, jours bénis où j’allais parfaire mes qualités de footballer.

Je faisais partie de l’équipe de Méry-sur-Oise, avec laquelle je connus mes premières joies sportives et l’avant-goût du succès. C’étaient de véritables parties de campagne où mon amour de la nature trouvait son compte. Les retours victorieux, dans la joie, les rires et les chansons, étaient grisants. Mais les soirs de défaite — défaites acceptées de grand cœur et où l’honneur était sauf, bien entendu ! — ne sont pas restés moins vivants dans mon souvenir.
C’était surtout le triomphe de la jeunesse généreuse qui brûlait en nous… Pfft !… Où s’en est-elle allée si vite? Il n’en reste plus que le goût amer que je remâche en évoquant tous ces souvenirs qui la ressuscitent.
C’étaient de belles journées que ces dimanches ardents. Je les buvais à longs traits, avidement, avant de me replonger dans le noir.

Ce « noir » devint plus tendre lorsque mon beau-frère, qui décidément était mon bon génie, me fit engager, à Drancy, aux Magasins automobiles des Régions libérées, où il travaillait lui-même. Je devins magasinier. Ce travail était d’autant moins ingrat que je gagnais douze francs par jour. C’est là que naquit en moi le goût de l’automobile. II me semblait qu’en commençant par faire de la mise au point je parviendrais, un jour, à courir. Cela me tentait, sans toutefois faire taire ma prédilection pour les grands express.

Lors de ma réconciliation avec mon père, après un an d’absence, je lui fis part de mes goûts et de mon désir de conduire, soit des locomotives, soit des voitures de courses. Il me demanda si j’étais fou et me fit part, très nettement, de sa volonté. Je refusai de me soumettre. J’étais têtu. Je le suis toujours. Devant la netteté de mon refus, il parut s’incliner et me parla d’un de ses amis qui était garagiste, place Péreire.
« Viens à Paris avec moi, me dit-il, je vais te présenter. »

Mais mon père était aussi têtu que moi. Il avait son idée : Je n’ai jamais vu son ami de la place Péreire. Existait-il seulement ? En arrivant à Paris, il m’emmena aux Folies-Bergère.
« J’ai un mot à dire à Fréjol, accompagne-moi. »
Fréjol était — il l’est toujours — l’administrateur des Folies-Bergère. C’était un de ses grands amis.
« Voici mon fils Jean, lui dit-il, il veut faire du théâtre. Peux-tu le faire débuter ? »
Et il ajouta :
« Si tu peux arriver à en faire quelque chose, tu auras de la chance ; moi je n’ai jamais pu y parvenu. »

J’étais furieux, mais je n’eus pas le temps de réagir. J’étais pris à l’improviste. Les répétitions d’une nouvelle revue venaient de commencer. Il fallait des figurants. Je fus engagé. Depuis, je n’ai plus quitté le théâtre. Une nouvelle vie s’ouvrait pour moi. Elle ne fut pas souvent heureuse, car le théâtre n’est pas toujours tendre pour ses adeptes. Mais comme j’étais loin, alors, de mes premières années d’insouciance !

Pour Vous du 5 Septembre 1935

Pour Vous du 5 Septembre 1935

De cette jeunesse turbulente passée au grand air de Mériel, je garde surtout une forte odeur d’école buissonnière, de fleurs des champs et de régiments suivis en braillant. Je conserve pêle-mêle, en mon cœur, de délicieux souvenirs de fonds de culotte déchirés, de vagabondage, de galoches fendues, de fessées méritées dix fois, de batailles ardentes avec les galopins de mon âge.
J’ai toujours été batailleur. C’est le signe de mon indépendance, et mes parents ont su laisser s’épanouir en moi ce grand désir de liberté qui m’agite toujours, au lieu de me façonner un cœur d’esclave soumis aux laideurs de la vie et conforme aux exigences de la morale primaire.

Je vis libre, heureux, menant ma barque à ma guise, sans autres soucis que de ne pas gêner mes voisins, afin qu’ils me fichent la paix à leur tour, et profitant de toutes les occasions pour fuir la ville où je ne m’amuse pas. Au cours de mes magnifiques parties de chasse — que je fais le plus souvent en compagnie de mon vieil ami Gabrio — je retrouve les joies de ma jeunesse vagabonde et la douceur de notre Mériel, où mon brave homme de père, grâce à son métier de comédien, éleva trois filles et quatre garçons, non sans peine, mais sans jamais les priver de pain ni de bonheur.

Alors, tout le passé chante à mes oreilles. Je revois ma vie passée entre l’école, où je n’allais pas souvent, la forêt où je poursuivais les oiseaux à coups de fronde, et les jupes de ma sœur qui était pour moi une véritable maman. Dans ma rêverie apparaît la bonne et douce classe du père Dervelloy où j’usais consciencieusement, et sans rien apprendre, des fonds de culotte taillés dans les pantalons paternels, des pantalons qui avaient connu les feux de la rampe. Ce dont je ne me souciais pas le moins du monde.

(A suivre. ) Jean Gabin
(Souvenirs recueillis par Didier Daix.)

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Jean Gabin : “Quand je revois ma vie” – part2

paru dans Pour Vous du 12 Septembre 1935

J’avais quatre ans lorsque je fis mon entrée dans la classe du père Dervelloy, maître d’école de Mériel, et je me souviens que j’étais très ému.

Ce beau vieillard, grand et large comme une armoire, à la moustache blanche et débonnaire, aux yeux gris perçants, m’impressionnait énormément. J’étais trop petit pour savoir à quel point c’était un brave homme. Je ne m’en aperçus que plus tard, lorsque je commençai à me distinguer par ma régularité dans l’irrégularité. Tous les lundis en effet, repu de tout un dimanche de liberté, j’arrivais en retard. Ma fatigue de la veille me retenait au lit bien après l’heure normale, et mon maître d’école m’avait baptisé « Saint-Lundi ».

C’était chaque fois la même scène : porte ouverte sans bruit, regard jeté timidement pour voir où on en était. Et après une entrée silencieuse, digne d’un Peau-Rouge, lorsque j’étais repéré, ce n’était qu’un cri dans la classe : « Voilà Saint-Lundi ! » clamé par tous mes camarades.
Le père Dervelloy était lui-même un grand chasseur. Il appréciait trop les longues journées d’affût à travers champs et plaines, pour me reprocher d’aimer accompagner mon beau-frère dans ses expéditions. Il me pardonnait aussi d’être un des plus mauvais élèves parmi tous les cancres de sa classe.

Notre école de Mériel ne comptait pas de savants sur ses bancs. Lorsqu’un inspecteur, en tournée, passait par chez nous et interrogeait les élèves, le père Dervelloy était obligé, pour sauver sa réputation, de nous souffler lui-même les réponses. Sans doute avait-il été cancre avant nous et nous pardonnait-il de ne pas aimer l’école.

Je me souviens d’une anecdote. Un jour qu’un inspecteur m’avait choisi pour évaluer le degré d’instruction de la classe — grave imprudence — et qu’il me posait une question dont je ne soupçonnais pas la réponse, je ne compris pas ce que me souffla mon professeur et, me tournant vers lui, je lui fis : « Quoi ? »
Ce fut un joli scandale. Le père Dervelloy était devenu,tout rouge et l’inspecteur lui-même ne savait quelle contenance prendre.

Quand je dis que j’allais à l’école, j’exagère. Il vint un temps où l’on ne m’y vit pas souvent. Je préférais aller « aux nids » et satisfaire mes goûts de jeune chasseur plutôt que d’assister au cours du brave père Dervelloy.

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Ah ! les bonnes journées d’école buissonnière !
Tous les matins, consciencieusement, je quittais la maison, propre et net, le ventre chaud de bon café, pour me rendre à l’école. Mais je n’allais pas souvent jusqu’au bout. Le plus souvent, je bifurquais en route, attiré par les champs où j’aimais galoper en quête d’un méfait, par la forêt proche dont j’aimais l’ombre et l’odeur et où j’étais toujours sûr de m’amuser davantage que, prisonnier, sur un banc d’école.
Mais tous les soirs, la crainte d’une bonne fessée me faisait regagner la maison dès quatre heures, le plus innocemment du monde, comme si — mon Dieu ! — j’avais passé la journée à l’école, sage et studieux. Et j’avais toujours, aux lèvres, l’éternelle même phrase « Maman, j’ai faim ! ». J’avais faim, en effet, et ce n’était pas du pain et du chocolat que ma mère me donnait, comme aux autres enfants de mon âge, mais une bonne côtelette et « un coup de rouge » en attendant le dîner. Elle connaissait bien les exigences de mon appétit bien portant, saoulé de grand air et de mouvement.

J’étais, au fond, très mal élevé. J’étais surtout un enfant terrible. Il m’arrivait de m’absenter pendant plusieurs jours, laissant mes parents dans l’angoisse et la crainte, et souvent une bonne taloche, que ma mère ne se décidait à me donner qu’après bien des hésitations, récompensait mes exploits. A la suite d’une correction plus importante que les autres — plus méritée aussi, sans doute — je quittai la maison, furieux. Pendant quatre jours on ne me revit pas. Tandis que mes parents s’inquiétaient sur mon sort, je me prélassais doucement chez ma grand-mère dont l’hospitalité me plaisait. Je passais auprès de ma bonne vieille des jours pleins d’une joie nouvelle qui me faisait oublier l’inquiétude de mes parents. Il est probable, d’ailleurs, que ma grand-mère prévenait ma mère, afin de lui ôter toute crainte, mais ça ne m’empêchait pas d’être accueilli fraîchement à mon retour.

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Pour Vous du 12 Septembre 1935

De même, lorsqu’un régiment passait par Mériel, j’étais infailliblement entraîné à sa suite, par la musique, par le pas cadencé, par l’uniforme, par rien ou mieux par tout, par cet ensemble qui éveillait mon imagination, au son du tambour, à la vue des fusils, à la pensée de combats joyeux et sublimes, tels que les évoquent les jeunes cerveaux de dix ans.

C’était avant la guerre, époque du pantalon rouge cher aux enfants, puis pendant la grande tourmente, alors que nos soldats traînaient tant de gloire douloureuse à leurs semelles. Alors je n’en voyais que la gloire. J’aimais l’armée. J’avais l’excuse de la jeunesse. J’aime mieux vous dire que, depuis, mes goûts ont un peu évolué.

Pendant la guerre, tous les enfants se coiffaient fièrement d’un calot bleu horizon qui venait tout droit du front par l’intermédiaire d’un père, d’un oncle ou d’un frère, et portaient des bandes molletières dont ils affermissaient leur démarche. Nous n’étions pas peu fiers, nous les moins de quinze ans, d’avoir, si peu soit-il, l’air de soldats. Quand un régiment traversait le pays, tous les gosses du village se collaient à lui. Il me souvient d’avoir suivi pendant quatre jours un régiment de zouaves qui se rendait au front à pied. Quel souvenir ! Je me voyais déjà adopté par le colonel et devenant l’enfant du régiment. Il y avait d’ailleurs un peu de ça. Les soldats m’avaient admis parmi eux et je vivais leur vie, partageant leurs repas et dormant à leurs côtés.

J’étais choyé. Je suis persuadé, à présent, que certains d’entre eux retrouvaient, en moi, le petit qu’ils avaient laissé là-bas, au pays, avec la femme, la mère, le vieux et tous ceux de la famille qui n’étaient pas partis. Lorsque je marchais à côté d’eux, j’oubliais ma fatigue pour me redresser en traversant les villages, réglant tant bien que mal mon pas à la cadence du leur. J’étais heureux de croire que l’on me prenait pour un enfant de troupe, suivant ses grands frères au combat.

Mais à l’approche du front, les autorités s’émurent et l’on me fit réintégrer mon foyer sous bonne escorte. Mon retour à Mériel, encadré de deux gendarmes, fit sensation, et toute ma gloire fondit en une magistrale correction. Cela me parut fort injuste. Aujourd’hui, je reconnais que je ne l’avais pas volée.

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Dès le début de la guerre, mon beau-frère dut partir. Mais mon père, qui n’était plus jeune et qui avait sept enfants, put rester à son foyer. Que serions-nous devenus sans lui ? Notre situation était déjà assez difficile sans cela. Les théâtres ne faisaient pas fortune pendant la guerre et mon père jouait peu. L’argent était rare, chez nous comme partout.
Bientôt commença à défiler l’interminable convoi des réfugiés, chassés de chez eux par la guerre. C’était lamentable et notre cœur se serrait d’autant plus que nous sentions arriver notre tour.

J’étais encore bien jeune à cette époque, mais déjà, je réalisais toute l’horreur de la situation. De cette époque tourmentée, pleine d’appréhension et de souffrance, j’ai gardé un souvenir ineffaçable. Je me souviens encore très nettement de la douloureuse cohorte de ces pauvres gens laissant derrière eux tout un passé bien chaud qu’ils ne devaient plus revoir, et je nous revois aussi obligés de quitter précipitamment Mériel sous la menace de l’invasion.
Les Allemands approchaient. Nous les entendions venir au bruit croissant de leurs canons. Puis, les événements se précipitèrent. Les informations arrivaient désespérantes. Creil était bombardée. Les ponts allaient sauter. Nous commencions à être dans la ligne de feu, et ce fut l’ordre d’évacuer.

C’était un soir, à la tombée de la nuit, à cette heure où tous les événements, heureux ou malheureux, prennent une ampleur inattendue. La nouvelle ne nous surprit pas. Elle nous terrifia cependant. Ma mère put prendre le dernier train pour Paris avec mes sœurs et, quand nous eûmes tout mis en ordre dans la maison et que la porte fut fermée à double tour, nous partîmes à pied, mon père et moi, dans la direction de la capitale où s’organisait la résistance.
L’émouvante nuit ! Comme elle fut âpre et longue !
Lorsque je m’en souviens, j’en retrouve encore toute l’horreur au fond de mon cœur. Où allions-nous ?
Nous n’en savions rien. Revenions-nous seulement Mériel et la maison ? Nous n’osions plus y croire.
Nous marchions dans la nuit, droit devant nous, sans espoir, sans un mot. Mon père, sans doute, ne voulait pas confier à un bambin de mon âge les craintes qui lui torturaient le cœur. Pourtant je comprenais. Je savais que les nouvelles étaient mauvaises. Je n’ignorais pas que la marche victorieuse de l’ennemi ne paraissait pas devoir être jamais arrêtée. Comment aurions-nous pu prévoir, surtout moi du haut de mes dix ans, l’admirable réveil de la Marne ?

Nous n’étions pas seuls sur la route. D’autres groupes fuyaient en même temps que nous, silencieusement, les épaules harassées, le front bas, le pas lourd, avec l’horrible impression que l’ennemi nous talonnait. Cette nuit d’automne était lugubre.
Un jour de marche nous conduisit à Saint-Ouen-l’Aumône où nous pûmes trouver place dans un train. Mais le voyage n’était pas fini. Il fallut un temps interminable pour arriver à Paris. Les trains ne circulaient pas facilement. Les convois de soldats qui partaient au front et de blessés qui en revenaient, encombraient les voies et bouleversaient les horaires. Mais nous étions heureux de ne plus avoir à marcher interminablement. Ce n’était plus rien d’attendre à présent, puisque nous ne voyions aucune lueur au bout de notre route. Tout enfant que j’étais, je m’en rendais compte.

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Nous avions, à Paris, une tante qui nous hébergea.
Elle habitait rue de Clignancourt, et c’est à l’école de cette même rue que l’on m’envoya au bout de quelques jours.
Notre vie s’organisait et, dans ma nouvelle classe, je m’aperçus bien vite de ma grande ignorance. Je ne savais rien, et c’était l’année du certificat d’études.
Il fallut me mettre au travail. Mais là, je n’avais plus de champs ensoleillés pour me distraire, de bois pleins d’oiseaux pour m’entraîner. Pourquoi aurais-je fait l’école buissonnière ? Je fus donc assidu aux cours et je travaillai comme jamais je ne l’avais fait.
J’obtins mon certificat d’études.
Mais je ne le dus pas à mon seul savoir. Mon retard était trop grand pour me permettre, malgré tout mon zèle et ma bonne volonté, de devenir en une année un brillant élève. La vérité m’oblige à avouer qu’étant placé près d’un excellent camarade, je pus copier sur lui toutes mes compositions.

Mais comme je parus savant auprès de mes anciens camarades, lorsque je repris ma place sur les bancs de l’école de Mériel ! Le père Dervelloy lui-même n’en revenait pas. Il avait repris sa place, fidèle au poste, dans son école, après que notre pays eut été délivré de toute menace d’envahissement.

Mais la guerre n’était pas finie. Nos souffrances non plus. En septembre 1918, peu de temps avant l’armistice, ma pauvre maman mourut. Ce fut mon premier grand chagrin et mes premières larmes depuis mes dernières pleurnicheries d’enfant. Pour la première fois on m’acheta un costume neuf tout noir. Les vieux vêtements de mon père, retaillés, recoupés, mis à ma taille, avaient suffi jusqu’alors.

Bientôt, je fis mon premier travail. Mon père, qui ne faisait plus que de très rares apparitions au théâtre, était obligé, pour vivre et nous faire vivre, de faire n’importe quoi. Il allait relever les rails sur les voies de chemin de fer. Un beau jour, il m’emmena avec lui pour l’aider à gagner notre croûte mutuelle.

(A suivre.) J. G.
(Souvenirs recueillis par Didier Daix.)

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Pour Vous du 12 Septembre 1935

Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse

Pour en savoir plus :

La page consacrée au cycle Jean Gabin sur le site de la Cinémathèque française.

La carrière de Jean Gabin en 100 affiches sur le site de la Cinémathèque française.

Le site du Musée Jean Gabin à Mériel.

[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=chyncKug7VU[/youtube]

La bande annonce de La Bandera de Julien Duvivier sorti au moment de la parution de ces souvenirs de Jean Gabin.


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Commentaire sur “Jean Gabin : “Quand je revois ma vie” part1 (Pour Vous 1935)