La mort de Louis Delluc (1924)


Suite de notre hommage à Louis Delluc, voici une série d’articles parue dans la presse de l’époque à l’occasion de sa mort soudaine à l’âge de 33 ans, le 22 mars 1924.

Cette revue de presse commence d’abord avec l’hommage rendu dans la revue qu’il a créé, Cinea, par Jean Tedesco, la semaine suivante sera publié un hommage de Marcel L’Herbier à son confrère.

Puis vous pourrez lire la nécrologie parue dans Cinemagazine, celle de Jean-Louis Croze paru dans Comoedia, de Léon Moussinac dans L’Humanité, puis celui de Edouard Ramond dans Les Nouvelles Littéraires.

Pour finir nous avons retrouvé dans la revue Paris-Soir l’hommage à Louis Delluc par Henri Jeanson.

 

Cinea du 01 avril 1924

Cinea du 01 avril 1924

LOUIS DELLUC N’EST PLUS

paru dans Cinéa daté du 1 avril 1924

Il n’avait pas trente-cinq ans. Une cruelle maladie l’a enlevé en pleine jeunesse. Avec lui, une intelligence remarquable, une personnalité très accusée disparaissent.

Né à Cadouin, en Périgord, il était venu fort jeune à Paris. Ses débuts comme auteur de théâtre, comme journaliste et surtout comme écrivain le signalèrent bientôt à l’élite parisienne. Il avait incontestablement des dons remarquables. L’originalité de son style, sa sensibilité très moderne, son humour bien personnel et son acuité de vision le classèrent bientôt

Après Monsieur de Berlin, La Guerre est Morte et Chez de Max, où Delluc retraça pour le public les détails de l’intimité du grand tragédien, ce furent des romans caractérisés : Le Train sans Yeux, La Danse du Scalp et Les Secrets du Confessionnal qui ne parurent que deux années après que le manuscrit avait été terminé. Une fantaisie littéraire de premier ordre lui appartenait sans dénaturer sa lucide conception des choses et des gens. Son esprit se distinguait très nettement de ce que l’on appelle couramment l’esprit français. De ses origines gasconnes, il semblait moins se ressentir que de l’influence acquise des écrivains anglais.

Je me souviens d’un jour où je lui exprimais avec sincérité ce que je pensais de son oeuvre ; il me répondit avec gravité : « Si j’avais écrit en langue anglaise, j’aurais peut-être eu du talent. »
Il en avait, et du meilleur, sans devoir abandonner l’usage de sa langue maternelle et, d’ailleurs, on ne savait jamais à quel point il était sérieux en exprimant ses opinions sur lui-même. Un fin sourire l’accompagnait, corrigeant la mélancolie naturelle du regard. Une certaine nonchalance élégante qu’il avait dans la vie ne pouvait laisser de doute sur son activité interne, sur sa profonde introspection.

C’est avec son bagage de pensée, son actif littéraire, sa vision d’écrivain que Louis Delluc aborda les problèmes esthétiques du cinématographe. Car c’est au point de vue de l’art, uniquement, qu’il ne cessa de se placer. Il attachait peu d’importance aux découvertes d’ordre mécanique ou scientifique. Le problème de la cinématographie en relief ou en couleur le laissait indifférent, car il estimait qu’il fallait avant tout progresser esthétiquement dans l’état actuel du noir et blanc. Théoricien silencieux, d’abord, ses préoccupations supérieures ne l’empêchèrent pas de s’amuser à découvrir le monde du Cinéma. De ses explorations, nous récoltâmes les ouvrages suivants : Cinéma et Cie, Photogénie , Charlot, La Jungle du Cinéma. On peut avancer que, grâce à Louis Delluc, le Cinématographe trouvait place dans les lettres françaises. Et cela, moins encore par ses écrits épisodiques que par l’écriture même des remarquables scénariis qu’il nous a laissés.

Devant la mort brutale qui nous sépare de cette intelligence d’élite, on ne saurait trop se féliciter que l’exceptionnel document constitué par Drames de Cinéma soit resté entre nos mains. Ce n’est pas tant que les compositions cinégraphiques de Delluc puissent, comme on l’a cru, servir de modèle technique aux jeunes écrivains du Cinéma. Leur auteur était au- dessus de cette préoccupation matérielle. La lecture de La Fête Espagnole, de Fièvre, de La Femme de nulle part, du Silence, est instructive avant tout au point de vue élevé de la vision intérieure d’un film dans l’esprit qui le conçoit.

Ces Drames de Cinéma nous montrent comment un poète imagine une action cinégraphique dégagée de tout souci matériel de réalisation, provisoirement. C’est en ce sens surtout que l’oeuvre de Louis Delluc est essentielle.

Tandis que la plupart des cinéastes américains ou français sont avant tout des réalisateurs et des techniciens, absorbé à l’avance par la formidable organisation d’un film, l’auteur de Fièvre est un pur compositeur d’images.

Il est bon, il est précieux, à l’heure où se précise une Esthétique du Film de se reporter au premier exemple qui nous fut donné d’une conception désintéressée. L’oeuvre d’avant-garde de Delluc se distingue essentiellement en cela de celle des metteurs en scène proprement dits. Elle est intellectuelle.

Ses visions, pour être nettement cinégraphiques, ont cependant une caractéristique de plus qui leur donne une valeur spéciale. En effet, s’il avait au plus haut degré ce que l’on appelle le Sens du Cinéma, c’est-à-dire celui de la révélation directe de toutes les manifestations animées de la vie, il est remarquable qu’il n’ait jamais oublié l’intention psychologique. Nous retrouvons là sa valeur introspective. Le monde extérieur l’intéresse, l’amuse. Mais les réactions de notre esprit le passionnent davantage. Une proportion considérable des images qu’il nous montre ont moins pour but de nous exposer des faits que des idées, des spectacles que des visions de spectacles, des choses que le souvenir des choses. L’âme a pour lui plus de valeur esthétique que la nature.

Sa déclaration bien connue : « Le cinéma n’est pas de la photographie, c’est de la peinture en mouvement », s’applique bien plutôt à Marcel L’Herbier qu’à lui-même. Il est surtout le psychologue silencieux du cinéma et les moyens qui lui ont servi sont des pensées plus que des actes, ce qui pouvait paraître révolutionnaire. La novation est encore une fois, en ce cas, un retour aux principes de l’art. Car il ne faut pas oublier que le cinéma est le langage direct des images ; or, nous ne pensons que par des images, imparfaitement traduites par des mots ; tout nous permet donc, depuis l’essence même de la pensée, d’exprimer sur l’écran, sans paroles inutiles, les moindres détours de notre réalité intérieure.

Louis Delluc est parti avant que le public n’ait vu son dernier film L’Inondation. Avant que cette ultime production soit produite, nous aimerions signaler à nos amis la scène remarquable où l’humble secrétaire de mairie (Van Daële) va commettre son crime d’amour paternel. On y retrouvera un dernier exemple de ce que nous avons tenté de résumer aujourd’hui.
Aucun abus de gestes ne nous déroute à ce moment ; un minimum de mouvement, au contraire, nous frappe ; et c’est dans cette absence presque totale d’expression que nous trouverons la révélation psychologique,le sens du drame intérieur. Nous oserons dire que nous sommes là en présence d’un tour de force.

Nos lecteurs partagerons avec nous la douleur que nous éprouvons au moment où disparaît un maître et un précurseur de l’art cinématographique à qui le cinéma de demain devra bien plus encore que le cinéma d’aujourd’hui. Tous connaissent mieux que quiconque le subtile écrivain que nous avons perdu, puisqu’il était le fondateur de ce journal qu’il dirigea lui-même pendant ses deux premières années d’existence.
Je me fais ici l’interprète de mes collaborateurs, qui partagent mon émotion faite de regrets profonds.

Jean Tedesco

Cinea du 01 avril 1924

Cinea du 01 avril 1924

Marcel l’Herbier nous conte un souvenir de Louis Delluc

paru dans Cinéa le 15 avril 1924

Cinéa du 15 avril 1924

Cinéa du 15 avril 1924

Pour avoir passé quelques minutes en Espagne avec Louis Delluc, je crois l’avoir mieux connu que par ces longues années d’entretiens fréquents que nous valut notre effort commun vers une amélioration du cinématographe français.

Louis Delluc n’était pas de ceux dont on peut photographier la présence. Il ne posait pas et même l’instantané l’effrayait. Il s’y dérobait par un silence, une ironie ou un accès sincère de timidité.

Mais l’Espagne, son ciel, sa chaleur, sa mollesse, par un atavisme mystérieux, arrimait subitement en lui-même les richesses secrètesde ce grand garçon sentimental.

Dès lors, il ne s’échappait plus de lui et il nous échappait moins…

Cinéa du 15 avril 1924

Cinéa du 15 avril 1924

A Séville, un soir de semaine sainte, dans la calle Sierpes, ruche de rumeurs et de processions, suivez cet homme seul qui passe frôlant chacun, pourtant distinct de tous. N’essayez pas de démasquer son vrai visage. Suivez-le sans rien dire, d’un peu loin; c’est votre meilleure chance d’être tout à fait avec lui. Observez le. Une cigarette ne quitte pas sa lèvre, ses yeux ne quittent pas la foule, et vous sentez qu’une étrange solitude ne quittera jamais ce poète.

Voici les «Novedades », grille d’or du plaisir où flamboient Pastora Imperio, Dora la Cordobesita, étoiles de la constellation dansante.
Louis Delluc y entre ; entrez aussi. Le lieu est morne.

A une table voisine de la sienne, parvenez à vous asseoir. Regardez-le déguster en aficionado le manzanilla de Jean de Burgos. Voyez cet air qu’il a de ne toucher à rien, alors que tout le touche.

Et dans les yeux de cet inventeur de rythme, je vous dis que, si vous persistez à lire sans qu’il vous voie, vous allez découvrir un monde qui jusqu’ici vous apparaissait mal. La réalité du mouvement qui compose cet ensemble va prendre pour vous, par lui, sa signification définitive, essentielle. Et dans cette maison de danses, où vous ne pouviez voir tout à l’heure qu’un « baile » quelconque, à la façon dont Delluc exhalant en Silence la Fumée noire de sa cigarette communie avec l’esprit de cette Fièvre, voici que sera suscitée pour vous inoubliablement toute la féerie d’une Fête Espagnole

Cinéa du 15 avril 1924

Cinéa du 15 avril 1924

Louis Delluc est tout entier là.
Il aurait certainement agrandi son domaine.
Les fatigues, l’incompréhension obstinée des gens, les difficultés, la mort, l’en ont empêché.

Le cinématographe français et nous particulièrement, nous devons ressentir une grande peine, porter longtemps son deuil.

Marcel L’Herbier

 

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Cinémagazine du 4 avril 1924

Cinémagazine du 4 avril 1924

Nécrologie de Louis Delluc

parue dans Cinémagazine du 4 avril 1924

Louis Delluc vient de mourir à trente-trois ans, en pleine jeunesse, en pleine force intellectuelle. Sa disparition inflige à l’écran français une perte irréparable, car, ceux-là même qui faisaient des réserves sur ses œuvres, n’en contestaient pas le caractère foncièrement original, irremplaçable.

Avant de venir au cinéma, Delluc avait été poète, dramaturge, romancier. Impressionniste de tendance, il devait être forcément amené à chercher dans un art nouveau le moyen d’exprimer, de manière immédiate, directe, concrète, les mouvements et les gestes qu’il est si long à traduire en mots. De cette préoccupation, sortit un scénario, Fête Espagnole, qui fut tourné par Mme Germaine Dulac et où se révélait une compréhension presque miraculeuse de l’écran.

Puis vinrent — en mettant à part Fumée Noire et Le Chemin à Ernoa qui furent des essais — une étude psychologique ramassée et puissante : Silence, et deux idylles, l’une, brutale, brève, crue, qui s’intitula successivement La Boue et Fièvre ; l’autre, harmonieuse, émouvante, poétique : La Femme de Nulle Part. Je ne parlerai point de L’Inondation, qui se présente de tout autre manière, puisque Delluc y intervient comme metteur en scène pour développer la pensée d’autrui.

Ce dernier rôle lui convenait moins que le précédent ; il n’était point comparable aux metteurs en scènes nés dont la fonction est de traduire en images ce qu’a pensé autrui, comme le musicien traduit en musique la donnée du librettiste. Delluc — et ce point le rapproche curieusement de Wagner en musique — était avant tout un conteur pour qui l’écran était un moyen particulièrement net et expressif de conter.

Comme écrivain et comme cinéaste il n’était pas exempt de défauts. Un goût un peu enfantin de surprendre et de choquer lui a souvent nui ; et le vif plaisir qu’il avait à concevoir le portait parfois à se relâcher lorsqu’il s’agissait de réaliser. Encore faut-il se rendre compte des conditions affreuses dans lesquelles travaille un metteur en scène français, obligé d’être à la fois scénariste, cinéaste, homme d’affaires, privé de cette sécurité matérielle que donne à ses rivaux américains l’organisation large et puissante d’outre-Atlantique. Il y a là une tâche qui dépasse les forces normales d’un homme, surtout d’un homme doué de la sensibilité aiguë, affinée, qui seule peut lui permettre de créer et de réaliser une œuvre d’art ; Louis Delluc y a succombé.

Il laisse une œuvre, malheureusement vouée à l’oubli qui guette tout ce qu’a enregistré la pellicule. Je ne reviendrai pas sur les commentaires qu’ont suscités les films à leur apparition ; j’indiquerai, simplement que s’il en est qui les dépassent objectivement, par la perfection de l’exécution, il n’en est par contre aucun où se soit affirmé davantage cet élément capital, essentiel de l’œuvre d’art : la personnalité de l’auteur.

Cinémagazine du 4 avril 1924

Cinémagazine du 4 avril 1924

Comme romancier, Delluc a marqué sa place. Parmi les livres inégaux se détachent nettement ceux qu’a inspirés l’écran, La Jungle du Cinéma en était peut-être le meilleur.
Comme critique cinégraphe, il laisse le souvenir d’une activité incessante, d’abord dans le Film, puis dans Cinéa, sans compter les innombrables articles disséminés de droite et de gauche, à Paris-Midi, où il tint longtemps la rubrique du cinéma, à Bonsoir, à Cinémagazine enfin où il n’écrivait pas assez souvent et où des études de lui étaient annoncées.

Ennemi des théories, des discussions d’ordre général, il voyait surtout dans la critique l’occasion de parler des films qu’il aimait, d’en faire comprendre les mérites au public. Son indépendance absolue l’avait fait quelque peu redouter ; mais elle donnait un prix particulier à son suffrage ; et si tranchants, si paradoxaux que furent parfois ses jugements, ils reposaient tout sur un fond d’incontestable bon sens, et sur une parfaite compréhension de l’art de l’écran.

Lionel Landry

Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française

Comoedia du 23 mars 1924

Comoedia du 23 mars 1924

Ceux qui s’en vont : Louis Delluc

paru dans Comoedia du 23 mars 1924

Un pneumatique navrant dans son laconisme m’apprenait hier l’affreuse nouvelle : « Cher monsieur Croze, mon pauvre enfant s’est éteint ce matin à 7 heures après une douloureuse maladie. René DELLUC
A ce malheureux père de mon ami, j’envoie de tout mon cœur désolé les sympathies de Comoedia et les miennes.

Delluc, il avait trente ans, peut-être quarante, mais il était bien plus jeune encore que son âge tant il vivait intensément pour l’art, le beau, l’humour, la fantaisie. Il semblait avoir l’âme d’un de ces anciens califes arabes, toujours prêts à monter à cheval pour la bataille et la conquête ou à s’étendre sur un coussin pour s’écouter vivre. La conversation de ce grand garçon aux yeux fins, au sourire narquois, jamais cruel, reflétait son esprit que l’on pouvait redouter avant de prendre contact, que l’on aimait pour sa haute qualité après la première rencontre.

Très cultivé, original, personnel jusqu’à vous déconcerter, Louis Delluc était venu au cinéma avec un plein enthousiasme. Il avait étudié et compris très vite, très vite aussi il avait demandé au film l’expression d’idées neuves, hardies par la forme et le fond. Sa production, ou plutôt sa manière de mener un scénario, de présenter les personnages et de les éclairer, de les noyer d’ombres et de flous suivant la pensée de chacun surprenait quelquefois. Le public fut lent à se faire à cette conception cinégraphique, indice d’un talent à la fois chercheur et réfléchi.

Fièvre, La Femme de nulle Part à la création desquelles demeure attachés inoubliablement le nom et l’âme d’Eve Francis, demeureront les œuvres maîtresses de Louis Delluc. On voudra les revoir pour les mieux aimer, on regrettera plus amèrement leur auteur.

Louis Delluc avait écrit sur le cinéma Photogénie et Charlot, l’un « essai» sur un art nouveau, l’autre, esquisse sur un génial artiste ; les deux volumes n’en sont pas moins remarquables. Plusieurs romans, d’une acuité d’observation, d’une ironie extraordinaires avaient contribué à la réputation littéraire de celui qui s’en est allé, si brutalement enlevé à ses amis, à son idéal, fervemment recherché et servi : le Beau.

Jean-Louis Croze

Les obsèques de Louis Delluc auront lieu demain à 15 heures. On se réunira 5, rue de Beaune.

Comoedia du 23 mars 1924

Comoedia du 23 mars 1924

Nécrologie de Louis Delluc

paru dans L’Humanité daté du 24 mars 1924

L'Humanité du 24 mars 1924

L’Humanité du 24 mars 1924

Louis Delluc vient de mourir à 33 ans. C’est une perte considérable pour l’art cinégraphique.
Poète, il fut d’abord attiré par la théatre (Francesca, Lazare, La princesse qui ne sourit plus, Ma Femme danseuse), mais ses dons aigus d’observation, sa faculté d’analyse, son ironie, sa fantaisie se délivrèrent en de nombreuses nouvelles et en des romans (Monsieur de Berlin, La guerre est morte, La danse du scalp, Le Train sans yeux, L’Homme des bars). Journaliste et chroniqueur, il collabora à un grand nombre de journaux et de revues, il fut rédacteur en chef de Comoedia Illustré pendant-cinq ans.

Enfin, il découvrit d’un coup dans le cinéma des possibilités de création prodigieuses et on peut dira qu’il fut le premier critique cinématographique. Il fonda la revue Cinéa.
Indépendant, loyal toujours, il ne ménagea personne : faux artistes ou mercantis de la boutique nouvelle. Il écrivit le premier scénario vrai du cinéma français : La Fête Espagnole, et aussi ces essais critiques Cinéma et Cie, Photogénie, Charlot. Sa personnalité s’affirmait avec une étonnante liberté. Non content de dénoncer les vices et les tares des méthodes actuelles de création, il se mît lui-même à la tâche et réalisa plusieurs films : Fumée, Noire, Le Silence, Fièvre, La Femme de nulle part et enfin, L’Inondation. A ces œuvres très différentes, mais significatives et singulièrement personnelles, révélant une compréhension et une intelligence profondes de la cinégraphie, il attacha le nom d’Eve Francis. Dernièrement il publia ses scénarios sous le titre : Drames de Cinéma.

Plus apprécié à l’étranger qu’en France, où on refusait de le reconnaître, son nom restera attaché à l’histoire du cinéma.

Avec Gance, avec L’Herbier, il fut le plus attachant, des cinégraphistes français. La mercante n’y pourra rien. En créant la photogénie, Louis Delluc a inventé non seulement le mot mais beaucoup la chose. C’est assez pour l’art.

Léon Moussinac

Nécrologie de Louis Delluc

paru dans Les Nouvelles Littéraires daté du 29 mars 1924

Les Nouvelles Littéraires du 29 mars 1924

Les Nouvelles Littéraires du 29 mars 1924

En le perdant, le cinéma perd l’une de ses forces, l’un de ses trop rares animateurs, Au contraire de tant d’autres, Louis Delluc avait apporté au « septième art » la richesse et l’autorité d’une culture générale et une ardeur novatrice qui lui conférait une durable jeunesse. Au risque d’étonner, il acceptait d’être original, et dans tout son oeuvre, littéraire ou cinégraphique, on le sentait épris de la Vie et d’un réalisme synthétique.

Fait notable. ce réalisateur qui s’était, imposé comme l’un des cinq ou six chercheurs de l’art muet en France, lui était venu de la littérature. Non pas qu’il n’eût dû attendre de celle-ci aucune satisfaction de réussite : son tout récent Homme des bars le prouve bien.

Mais il fut littéralement, happé par la curiosité de cette forme neuve, de ce monde à découvrir et peut-être à régir : l’écran. Dans Cinéma et Cie, il a conté comment. Sans fausse pudeur, il a avoué avoir d’abord détesté le cinéma, n’y être allé, avant la guerre, que « contraint et forcé ». Et puis, un jour, par hasard, il vit, Forfaiture… Attentif désormais aux films projetés, peu à peu initié, séduit, conquis, Delluc naquit au cinéma. Jamais il n’oublia la cause de sa conversion première : de Forfaiture il retint la leçon capitale, celle qui enseigne qu’un film doit obéir à une dramaturgie spéciale, appropriée, homogène.

Mais ce dont il convient de louer surtout l’artiste disparu, c’est d’avoir été, en sa sincérité, résolument un chercheur, et plus résolument encore d’avoir moins ambitionné les gains et le succès que poursuivi les éléments d’un art nouveau.

Quelles conceptions, furent les siennes ? Ses écrits le disent autant que ses films. Ecoutez-le parler des scénarios :  « Il faut que bientôt — le jour où les scénarios cinématographiques déjà plus normaux et plus personnels seront enfin avouables — il y ait une édition de ces oeuvres et qu’elles soient lues sans mépris ! » Il écrivait aussi : « La grande puissance de cet art balbutiant, c’est qu’il est populaire… On va faire au cinéma autre chose que du mélodrame… Nous assistons à la naissance d’un art extraordinaire. Le seul art moderne peut-être, avec déjà sa place à part, et un jour sa gloire étonnante, car il est en même temps, lui seul, fils de la mécanique et de l’idéal des hommes…  » Et il demandait que dans un film on sentit une âme.

Ecrivain et journaliste, il aida par sa plume l’effort des meilleurs cinéastes, les Abel Gance, les Nalpas, etc. Et l’un des premiers il aura écrit les volumes qui préludent à la constitution d’une littérature sur le cinéma : Photogénie, essai sur l’art muet, Cinéma et Cie, notes courtes et substantielles ; Charlot, étude critique de l’art du grand comique américain ; Drames de cinéma, des scénarios écrits.

Ses conceptions, il eut la joie de les pouvoir réaliser, en partie du moins (malgré les difficultés financières) — servi qu’il fût par le fort et personnel talent de cette interprète admirable : Mme Eve Francis. Grâce à elle, grâce à la vision, à l’imagination réfléchies et hardies à la fois de Delluc, La Fête espagnoleFièvre, Le Silence, La Femme de nulle part demeureront — si les pellicules subsistent —  des films auxquels plus tard il faudra se reporter pour retrouver partiellement l’origine des techniques nouvelles.

L’un des premiers, il pensa « cinéma » en vue de l’écran, et ses idées prenaient la forme d’images. Il avait compris que le mécanisme même du ciné permet de projeter sur l’écran à la fois les gestes
d’un personnage et par superposition d’images, ses pensées. voire subconscients. Il était riche de projets, confiant dans la puissance créatrice de son art, pourvu que la jeunesse, y fût maîtresse. Il déclarait : « Je ne sais rien de plus tentant que de transcrire au moving pictures la hantise du souvenir ou les retours profonds du passé. » Et, avec fougue, il a combattu les « marchands », les  exploitants bornés et moutonniers, rétifs à l’effort, et si sottement avares ou prodigues de leur or tour à tour.

En vérité, c’est une lourde perte pour l’art muet, que celle de cet amant enthousiaste du Beau, qui fut un créateur au royaume des images.

Edouard Ramond

Paris-Soir du 25 mars 1924

Paris-Soir du 25 mars 1924

Nécrologie de Louis Delluc

paru dans Paris-Soir daté du 25 mars 1924

Long. Mince. Des doigts plus fragiles que des baguettes de verre. Des lèvres tendues ainsi que des élastiques et qui envoyaient les mots comme un lance pierre. Un nez fin-dont la pointe semblait piquer l’horizon — ce papillon bleu — ; au-dessus de tout ça : deux yeux intelligents, aux prunelles aussi resplendissantes que des paillettes.

Tel je revois ce fier, triste et spirituel garçon. Il était l’honneur de notre génération. Mieux que quiconque il sut traduire nos angoisses, nos désirs, nos joies. Il ne fit pas beaucoup de bruit. Ne hantait-il pas les rues paisibles ? Il haïssait la cacophonie des tramways, des autos et du tam-tam. Il avait beaucoup de talent ; en écrivant cette phrase, je songe autant à l’ami qu’à l’homme de lettres et qu’au cinéaste.

Ses romans : M. de Berlin, Le Secret du Confessionnal, La Danse du Scalp, Chez de Max, ce chef-d’œuvre de l’interview ironique ; La Guerre est morte, bouquin pittoresque, amer et saisissant, sont des ouvrages que nous relirons souvent si nos larmes ne brouillent pas les lignes imprimées, et vous pouvez affirmer que le Tram sans yeux, multicolore et original, roulera sur les rails du temps. Son dernier livre : L’Homme des bois, varié comme un cocktail, plein de nostalgie, d’indulgence, d’aphorismes et de paradoxes, nous avait tous séduit. Bien sur, il ne sut pas organiser sa publicité, il ne sut pas taper ses copains d’une critique, d’un écho ou d’une chronique. Patience ! Les jours qui passent sont de soigneux domestiques qui remettent chaque chose à leur place.

Et quel joli style ! Il n’accrochait point à son vocabulaire des breloques de pacotille. Il ne trébuchait pas dans les épithètes-orties chères à M. Paul Morand, à M. Giraudoux et à tous ces écrivains en toc, en oréum, en titre fixe, ou en nickel qu’on nous impose à prix d’or.

Avant Louis Delluc, le cinéma, avouons-le, ne nous passionnait guère. Louis Delluc entra résolument dans la jungle du cinéma. Il consacra à l’art muet trois ou quatre études qui demeureront. Ses films : FièvreLa Fête Espagnole, La Femme de nulle part sont d’un peintre, d’un poète et d’un musicien. Il choisit pour les créer, Mme Eve Francis — un beau modèle, qu’il anima et auquel il donna l’apparence d’une artiste de talent —car je crois — entre nous — qu’il fut un peu magicien.

Pauvre cher Delluc ! Nous faisions une pièce, en collaboration. Nous nous rencontrions, pour en discuter, dans le bar de Mme Footit. Nous buvions du whisky et nous parlions de tout sauf de ça. Nous la terminâmes cependant. Je viens de la relire. Elle est injouable, mais elle me plaît parce qu’elle recèle toute la fantaisie, toute la Causticité de Delluc, homme de nulle part.

Henri Jeanson

(Les obsèques de Louis Delluc ont lieu aujourd’hui à 3 heures précises en l’église Saint-Thomas-d’Aquin.)

Paris Soir 26 mars 1924

Paris Soir 26 mars 1924

 

Paris-Soir du 06 avril 1924

Paris-Soir du 06 avril 1924

Quelques semaines après la mort de Louis Delluc, son dernier film, L’Inondation, est projeté à Paris au cinéma Max-Linder :

Le Petit Parisien 25 avril 1924

Le Petit Parisien 25 avril 1924

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Pour en savoir plus :

La première vague 1 : Delluc et Cie (Cinéastes de notre temps) du 05 avril 1968 sur le site de l’INA.

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