C’est dans le numéro 204 daté du 13 octobre 1932 de la revue Pour Vous que l’on trouve cet entretien passionnant avec Jean Renoir au moment où celui-ci vient de terminer Boudu, sauvé des eaux.
Jean Renoir un homme vivant
Jean Renoir, le metteur en scène de Nana et de La Chienne, m’a donné rendez-vous au « Café de la Régence » et nous voici attablés dans ce vieux lieu de rendez-vous parisien.
Renoir, au cours de la conversation, adresse à la façade du Théâtre Français un coup d’oeil cinématographique, il a la voix forte, le regard sûr et rapide, les cheveux drus et grisonnants aux tempes et le front haut, dégagé, presque chauve, comme celui d’un Goethe ou d’un Charles XII des gravures. L’étrange personnage !
Peu ont, comme lui, le verbe et cette éloquence tonitruante, convaincue et convaincante de grand avocat en pleine plaidoirie. Il peut tout dire, et la variation de ses arguments — qui n’en seraient peut-être pas dans la bouche d’un autre — est généreuse.
« La théorie ? On ne la fait qu’après coup ! Il n’y a pas de règles absolues dans le cinéma ; je dirais, bien au contraire, que lorsqu’on a un film bien dans la peau, il n’y a plus que l’improvisation qui compte ! Il ne faut pas commencer un film avec des idées préconçues, mais bien au contraire avec l’espoir d’être victime de l’imprévu !
« Bien des films sont ratés parce qu’on sent la technique, la conscience : c’est raide !
« La technique, voilà le mot terrible en art ! II faut en avoir, mais il en faut à tel point, qu’on sait alors la dissimuler ! Non, le grand truc, voyez-vous, consiste à se mettre dans un état de grâce !
« Plus que jamais, je l’ai senti dans mon dernier film Boudu ! C’est grâce à cet état de transe, que j’arrivais à faire de l’invraisemblable du vraisemblable. Boudu est un film d’une fausseté rigoureuse ! Mais les gens qui l’avaient vu se disaient pourtant en sortant : « Comme c’est vrai ! » Et ont-ils tort ? Croyez-vous que la vérité s’exprime uniquement par le vrai ? Erreur ! En art, la vérité, par la transposition de la réalité à la réalité artistique, à l’impression sincère et vraie, est souvent le mieux aidée par l’irréel et le faux !
« Je ne m’amuse pas à vous faire des paradoxes : le fait de travailler sur nature en modifiant la nature est une vieille vérité de l’art !
— Que pensez-vous du dialogue au cinéma et de l’importance de la parole ?
— Cela dépend ! Il y a des sujets verbaux, des films qui ne doivent être qu’un long dialogue et d’autres qui doivent rester muets ! La parole au cinéma n’est mal employée que lorsqu’on s’en sert comme d’un sous-titre pour un film muet ! Au cinéma, rien ne doit être explication !
« Mais je dirai que la parole au cinéma n’est pas identique à celle du théâtre ; ici, elle doit faire connaître un raisonnement, tandis que là elle peut parfaitement ne rien vouloir dire et cependant être significative, indispensable même, comme la plus profonde et spirituelle réplique ! La parole au cinéma doit produire une impression, elle doit compléter un personnage ; vous me connaissez, eh bien ! me connaîtriez-vous aussi bien, si j’étais muet ? Assurément, non !
— Et l’accompagnement musical ?
— Même place que la parole. Il est préférable, évidemment, que la musique ne se fasse entendre à l’écran que lorsque nous pourrions parfaitement l’entendre dans la vie même, dans une situation pareille à celle que le film montre. Passons devant « La Régence », il est parfaitement possible, n’est-ce pas, qu’un orchestre se mette à jouer à ce moment précis. Au cinéma, il pourrait être perpétué au-delà du moment, dans une scène muette, ou il accompagnerait une expression, ou il servirait à donner le rythme de l’image… II n’y a pas de règles, là non plus ! Au cinéma, tout est accessoire et tout est primordial… L’état de grâce dont je vous parle accomplit l’ouvrage, et vous choisissez vos moyens tout à fait instinctivement ; ils se présenteront tout seuls, s’imposeront !
« Dans Boudu vous entendrez, par exemple, Le Beau Danube bleu. Or, cet air n’était pas prévu dans le découpage, il s’est imposé ensuite, m’a paru indispensable, et, ma foi, je ne saurais vous dire pourquoi ! »
Renoir me parle ensuite de ses projets ; l’un après l’autre ils se pressent dans son imagination ; c’est une création constante ou tout l’inspire, où les impressions les plus délicates prennent de l’ampleur et l’étonnent et l’émerveillent. Il est feu et flamme et son enthousiasme gagne son entourage, car il existe une affinité, c’est plus que certain, entre les visions de ce grand gaillard aux larges mouvements d’éléphant et celles d’Andersen, le merveilleux conteur !
Ne savent-ils pas en effet, l’un et l’autre, voir et comprendre là où ceux qui, d’ordinaire, se piquent d’observer et de saisir, restent froids et inattentifs ?
Andersen ? A propos ! Le procès de La Petite Marchande d’allumettes ?
Renoir hausse les épaules ; il est évident qu’il est préoccupé par des questions plus généreuses.
Il va tourner cinq ou six films, dont Ali Baba et les quarante voleurs — qui depuis longtemps a été un de ses projets les plus chers, et pour lequel une distribution étonnante est déjà faite ! Il tournera aussi Prosper, de Lucienne Favre, et Chotard et Cie, de Roger Ferdinand.
Et pour chaque projet, Renoir a des trouvailles et un enthousiasme qui, plus que des mots, me disent qu’il vit constamment dans cet état de grâce dont il m’a parlé — et dont il ne sortira peut-être jamais ; mais n’est-ce pas la vie même d’un créateur ? La vie d’un homme vivant ?
Ole Winding
Critique parue dans Pour Vous le 17 novembre 1932
Boudu sauvé des eaux par René Bizet
QUE M. Michel Simon, qui est un excellent artiste dont le comique est vraiment original, prenne garde, sous le prétexte qu’il a « sa production » à ne point user la faveur dont il jouit auprès du public. Le film que M. Jean Renoir a tiré de la pièce de M. René Fauchois, Boudu sauvé des eaux, est plein de détails pittoresques, et l’on voit bien que le metteur en scène connaît son métier. II a su joliment se servir des paysages parisiens, et la vie quotidienne des quais nous est intelligemment présentée.
Mais, malgré tout, Boudu est une pièce de théâtre et de ce fait le cinéma s’en trouve embarrassé.
On n’a pas voulu trop couper dans l’amusant dialogue de l’auteur, et pour nous donner des illusions, on nous a promené de la cuisine à la chambre à coucher d’un petit appartement bourgeois en nous faisant passer par la boutique, la salle à manger et la chambre de bonne. Plaisant voyage, mais on manque trop souvent de grand air…
Evidemment, on a voulu concentrer toute l’attention du public sur Boudu. Le personnage en vaut la peine : « clochard » sauvé de la mort par un tendre libraire, il n’aura pour son bienfaiteur qu’ingratitude. Il épousera la bonne de la maison, mais malgré tous les sacrifices qu’on fait pour lui, préférera sa liberté… C’est simple, peut-être d’une psychologie un peu trop subtile pour le cinéma.
Michel Simon fait Boudu. Il apporte dans la composition de son personnage un réalisme parfois excessif — car l’écran grossit terriblement les effets — et ce réalisme a pourtant des limites qu’on ne s’explique pas… En outre, si variée que soit la fantaisie de l’acteur, comme il est toujours devant nos yeux, on a vite fait d’en connaître les trouvailles, qui, peu à peu, semblent des procédés. Ainsi, à l’encontre de ce qu’on pourrait croire, le comique de l’artiste s’affaiblit au fur et à mesure que se déroule l’action, et l’insistance sur certains traits paraît de la lourdeur. On a l’impression, surtout au milieu du film, que l’on reste sur place, et que l’on prend tout beaucoup trop au sérieux.
Louons M. Granval de sa simplicité et de son bon goût, Mmes Haïnia et Lerzincka de leur jeu plein de conscience, le metteur en scène de sa science et de ses bonnes intentions.
Mais n’est point léger qui veut…
René Bizet
Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse
Nous ajoutons en bonus cet encart paru dans Cinémagazine daté de novembre 1932 consacré à la sortie de Boudu sauvé des eaux au cinéma Le Colisée