Quel est l’inventeur du cinéma ? par E. Benoit-Levy (Comoedia 1924)


Nous allons clore (pour l’instant ?) cette série d’articles sur l’invention du Cinématographe, que nous avons publié cet été, avec cet article paru dans le quotidien Comoedia le 23 mars 1924 (n°4114).

Signé par Edmond Benoit-Levy, il fait suite à un article de Pierre Noguès, de l’Institut Marey, paru dans L’Avenir du 18 mars 1924 qui lança cette polémique qui dura plusieurs semaines au printemps 1924.

Signalons que Edmond Benoit-Levy était le fondateur de Phono-ciné-gazette, la première revue corporative, en 1905 et dès 1906 créa l’un des premiers ciné-club. Il était également le propriétaire du cinéma l’Omnia-Pathé (5 boulevard Montmartre à Paris).

Comoedia du 23 mars 1924

Comoedia du 23 mars 1924

Quel est l’inventeur du cinéma ?

Si la question peut encore être posée aujourd’hui, c’est qu’elle ne l’a jamais été d’une façon nette et claire. On prend la partie pour un tout et réciproquement.

Je vais au cinéma, — le mot indique la salle de spectacle. J ‘aime le cinéma, — il s’agit du répertoire. Le cinéma rapporte des millions — il s’agit de l’industrie. Je fais du cinéma, dit l’artiste qui « tourne », — je prépare mon appareil, dit l’opérateur, — Il n’y a que lui qui pourrait appeler justement son appareil « cinématographe », et il se garde bien !… Et personne ne songe que le mot « cinématographe » indique tout simplement l’appareil dont les frères Lumière se servirent en 1895, au Grand Café, pour projeter au public des films… cinématographiques. Le mot était déjà employé.

On continue à confondre ce qu’on devrait appeler la « cinématographie », ensemble des principes de la chronophotographie — et le « cinématographe », appareil basé sur les principes — autrement dit la théorie et la pratique. Précisons donc une fois de plus et voyons si l’Académie de Médecine, en la personne du Docteur Doléris, est dans son rôle quand elle veut que la plaque — dont il est question pour l’ex-Grand Café — rappelle le souvenir de Marey.

La commission du Vieux-Paris a rédigé ainsi les inscriptions :

« Ici, le 28 décembre 1895, le cinématographe, invention des frères Lumière, réalisa les premières projections publiques de photographie animée. »

Mais, l’Académie de Médecine dans sa dernière séance, a rectifié cette inscription pour la remplacer par le texte suivant donné par les journaux :

« Ici furent réalisées, le 28 décembre 1895, par les frères Lumière, les premières projections publiques de photographies animées, grâce à l’appareil inventé par Marey. »

Dans une interview de L’Intransigeant du 18 mars, le docteur Doléris précise que le libellé qu’il a proposé, et qui rectifie singulièrement celui qui précède :

« Ici furent réalisées, le 28 décembre 1895, par les frères Lumière, les premières expériences publiques de photographies animées, obtenues par la méthode de Marey, de l’Institut et de l’Académie de Médecine. »

Et il dit que Marey avait réalisé en 1892 la synthèse du mouvement par l’écran, que ce n’est qu’à partir de ce moment que MM Lumière s’attaquèrent au problème ».

M. Noguès, qui fut le collaborateur de Marey ajoute : « Les frères Lumière étaient des intimes de Marey ; nul doute que l’invention du principe du cinématographe ne revienne à Marey. »

M. Noguès considère que les honneurs rendus à Lumière diminuent le rôle de Marey, qu’il considère comme prépondérant, et il publie dans L’Avenir du 18 mars, un article qui vaut d’être retenu au débat pour montrer comment de la meilleure foi du monde on peut le faire dévier.

« L’inventeur du cinéma, dit-il, ce n’est pas l’inventeur du film — car le film n’est pas plus le cinéma que, l’essence n’est l’automobile. » Comment c’est vous M. Noguès, qui diminuez l’importance de l’invention du film, bande souple, transparente, longue, perforée et d’une fabrication délicate ?

« Est-ce celui qui inventa la mécanique d’entraînement le meilleur? Non car nous ferions de l’histoire du cinéma un concours de mécanique. » Vous oubliez que Marey et Demény recherchaient de toutes leurs forces l’appareil qui permettrait de projeter les films sur un écran et que c’était le but suprême à atteindre pour que l’intention fut complète.

« A mon humble avis, l’inventeur du cinéma, c’est celui qui, le premier enregistra sur un film entraîné par un mécanisme approprié, parfait ou non, des images photographiques permettant l’analyse et la synthèse des mouvements. » Et naturellement cet homme, d’après M. Noguès, c’est le docteur Marey, Marey tout seul.

Or, si nous prenons le seul article de M. Noguès, nous y trouvons la confirmation que Marey n’a pas trouvé la projection des images animées, il a trouvé la première partie de l’opération, mais, pour la seconde, qui relevait plutôt de la mécanique, il s’est arrêté devant l’obstacle.

Remarquez que je passe, pour aller vite, sur les découvertes antérieures aux innovations de Marey, notamment sur le revolver photographique de Janssen.

« Nous lisons, dit M. Noguès, dans le compte rendu de la séance du 3 novembre 1890, de l’Académie des Sciences :
MAREY. — Appareil chronophotographique applicable à l’analyse de toutes sortes de mouvements.

Cette note débute ainsi : « Dans les séances des 15 et 22 octobre de l’année dernière, j’ai eu l’honneur de présenter à l’Académie les résultats d’expériences dans lesquelles j’obtenais sur une bande de pellicules sensibles une série d’images photographiques correspondant aux attitudes successives d’un animal en mouvement. » Et, plus loin, Marey ajoute : « Les épreuves chronophotographiques, plus ou moins agrandies, suivant le besoin, se prêtent très bien à l’emploi de zootrope et reproduisent avec toutes ses phases le mouvement analysé. »

Il résulte de ce qui précède que le docteur Marey a bien inventé l’appareil pour prendre les vues, appareil très défectueux en raison de l’équidistance irrégulière des images.

Tout le monde est pourtant d’accord que c’est bien là l’invention du docteur Marey, qui a tout le mérite de la mise au point de la chronophotographie, c’est-à-dire de l’obtention d’une série d’épreuves photographiques d’un objet en mouvement à des intervalles régulièrement espacés. Mais, pour reconstituer la synthèse, il pensait au zootrope ! Continuons :

« Le 2 mai 1892, dans une nouvelle note, Marey écrit encore : « Il est possible de donner à l’œil la sensation du mouvement véritable en projetant successivement ces images sur un écran au moyen d’un appareil que j’aurai l’honneur de présenter à l’Academie dans une prochaine séance. Cet appareil est basé sur les propriétés de l’analyseur ; je le nomme projecteur chronophotographique. Il permet de montrer à un nombreux auditoire les mouvements d’objets de toute nature dont on a recueilli par la chronophotographie les images successives. »

Cet appareil, qui recompose le mouvement et le projette sur un écran, le docteur Marey espérait toujours le trouver, Demény aussi. Ni l’un, ni l’autre n’y arrivèrent en temps voulu. Marey aurait-il pu faire breveter, comme l’imagine M. Noguès « le principe du mouvement intermittent d’un film au foyer d’un objectif » ce qui lui eût conféré une propriété industrielle indiscutable sur ses imitateurs » ? Cela, c’est une question au contraire très discutable, et nous n’entrerons pas dans cette discussion. Il suffit de constater que le docteur Marey n’a pas pris de brevet pour un appareil « réversible » et qu’il n’a pas eu d’imitateurs car on ne pouvait imiter ce qui n’existait pas.

Edison montre son kinétoscope à New-York en 1891 ; le grand inventeur américain a bien pris ses vues avec une bande perforée. « Grand progrès » constate Marey. Mais Edison n’a imaginé qu’un appareil peu pratique, puisqu’une seule personne peut voir la bande, très limitée comme longueur, qui y est enfermée.

Marey prend un brevet le 29 juin 1893.

« Trop tard », dit M. Noguès, le principe essentiel étant dans le domaine public depuis le 3 novembre 1890. Dans son livre Le Mouvement (1894), le docteur Marey ne parle pas de ce brevet. Il ne parle pas non plus de l’appareil d’Edison, ni de la prise de vues imaginée par ce dernier :

« Le 10 octobre 1893, Demény fait breveter un dispositif qui réalise un progrès sur celui de Marey au point de vue de l’avancement intermittent de la pellicule négative.

« Demény avait d’ailleurs déjà reconnu la priorité de son maître dans une note sur la chronophotographie de la parole. On y lit : « Un nouvel outil puissant amène forcement avec lui de nouvelles applications; tel sera le rôle de l’appareil photographique de mon maître le professeur Marey, qui donne avec un seul objectif une série d’images des objets mobiles à des intervalles de temps égaux. »

« A partir de cette époque, les moyens plus ou moins nouveaux ou pratiques de réaliser l’entraînement intermittent d’un film en vue d’une application industrielle, se multiplient, tant en France, qu’à l’étranger.

« Je citerai, entre, autres, le brevet de Léon Bouly, où l’on trouve pour la première fois le mot « cinématographe ». Ce brevet a pour titre : « Appareil réversible de photographie et d’optique, pour l’analyse et la synthèse des mouvements, dit « cinematographe » Léon Bouly. » (Brevet n° 231.100. du 27 décembre 1893.)

« Aucun de ces brevets n’eut le succès industriel que son auteur eût pu espérer, car, en général, les détenteurs du capital, ce nerf de l’industrie, sont pleins de scepticisme à l’égard des novateurs et des inventeurs.

« Le brevet Demény eut cependant son heure de succès relatif, puisque la maison Gaumont l’exploita pendant dix ou quinze ans. Il ne fit pas la fortune de son auteur.»

M. Noguès oublia de dire que l’appareil à came de Demény ne fut au point qu’un an après le brevet Lumière. Il y avait des différences essentielles entre les deux appareils, celui de Demény était loin d’avoir la fixité de l’appareil Lumière.

« Le 13 février 1895 apparaît le brevet Lumière, qui a pour titre : « Appareil servant à l’obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques. » (Brevet numéro 245.032). Le mot cinématographe ne s’y trouve pas, car il appartenait déjà depuis plus d’un an à Léon Bouly, mais, par contre, on y trouve le mot chronophotographie, qui est de Marey. La présence de ce mot est la reconnaissance implicite de la priorité de Marey. »

Mais nul n’a jamais songé à contester les principes, posés par Marey, de la chronophotographie ! Dans l’ordre des faits, le docteur Marey a posé la théorie, MM. Lumière ont trouvé la mise en pratique. Ils ne revendiquent pas autre chose que d’avoir les premiers projeté des vues chronophotographiques sur un écran au moyen d’un appareil imaginé par eux. Et l’industrie cinématographique a pris un tel développement que le simple fait d’avoir trouvé les premiers l’appareil à projeter les films a valu à Louis Lumière de synthétiser en sa personne la cinématographie tout entière et d’en être le représentant à l’Institut.

Pourquoi chipoter et lésiner ? Pourquoi vouloir diminuer la situation acquise par Louis Lumière, comme si elle portait atteinte à la grandeur des découvertes du docteur Marey et de son collaborateur Demény, qu’on oublie trop et qui mérite une place éminente à côté du savant ? Ce dernier fut récompensé, membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur. pour avoir découvert la chronophotographie et l’appareil enregistreur tout comme Louis Lumière l’est devenu pour avoir imaginé l’appareil projecteur. Il y a, chose curieuse, similitude d’efforts et similitude de récompenses.

Mais reste toujours la question : qui a inventé le cinématographe ?

Je réponds : personne, si on prend par erreur le cinématographe comme une entité. La cinématographie comprend la prise de vues, le film, la projection. Il n’y a pas quelqu’un qui a trouvé le tout, il y a des personnes différentes qui ont trouvé chacune une partie de l’ensemble du docteur Marey, les expériences qui l’ont amené au chronophotographe (prise de vues) à Lumière -l’appareil projecteur. Et ce sera la vérité.

Et encore – il en est de même dans toutes les inventions – négligeons-nous tous ceux qui, par un progrès reconnu, ont contribué à mettre les inventeurs sur le chemin de leurs inventions. Le plus souvent l’invention est plutôt une « addition » au brevet qui précède. C’est ainsi que l’on peut rappeler avec justice, notamment, que c’est le Français Emile Reynaud qui breveta la perforation du film (14 janvier 1889).

M. Noguès voudrait qu’au Parc des Princes, sur les murs du laboratoire où travailla Marey, on écrivit : « Ici est né le cinéma. » Ce serait inexact : le cinéma était à la veille de naître, il n’y avait plus qu’à trouver l’appareil à projeter les images. Marey l’a reconnu lui-même. En 1897, il écrivait :

« MM. Lumière ont, les premiers, réalisé ce genre de projection avec leur cinématographe. » Et dans un rapport sur l’histoire de la chronophotographie à l’Exposition de 1900, Marey, de nouveau, écrivit :

« En 1895, le cinématographe de MM. Lumière donne enfin la solution cherchée, c’est-à-dire la projection sur un écran de scènes animées visibles par un nombreux public et donnant l’illusion parfaite du mouvement. »

Ce n’est pas autre chose que cette priorité que doit consacrer la plaque du « Grand Café », si la « Canadian Railway cie » veut bien l’autoriser.

Incontestablement, MM. Lumière ont droit à une plaque dont la rédaction devra rappeler qu’ils purent les premiers donner des projections publiques de vues animées.

Peut-être ces mots : « le cinématographe, invention des frères Lumière » dépassent-il la portée de l’hommage à rendre à la vérité, parce que le mot « cinématographe » signifie un tout, dont MM. Lumière n’ont découvert qu’une partie — et encore ce mot ne leur appartient-il -pas.

Je n’ai pas voulu faire aujourd’hui un article de documentation scientifique. Mais il est permis de regretter qu’il n’existe pas chez nous un livre définitif sur l’histoire du cinématographe. J’ai vu chez M. Gaumont un livre anglais; je possède un livre américain ; allons, monsieur Coissac, décidez-vous à publier le livre français. Profitez de ce que  quelques-uns des témoins existent encore le temps passe vite ; il sera bientôt trop tard.

Rendez de pareilles discussions impossibles. Il y a une chose qui nous console toutefois, c’est que, quelle que soit la dose de participation qu’on attribue à l’un ou à l’autre dans l’invention de « la cinématographie », ils sont tous Français, et le cinématographe est une invention française.

Edmond Benoit-Lévy

Etienne Marey (Comoedia 1924)

Etienne Marey (Comoedia 1924)

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Pour en savoir plus :

La plaque telle qu'on peut la voir de nos jours sur la façade de l'Hôtel Scribe

La plaque telle qu’on peut la voir de nos jours sur la façade de l’Hôtel Scribe

16, boulevard des Capucines, Paris, Cf la page wikipédia sur Le Salon indien du Grand Café

Quelques photographies de l’intérieur tel qu’on peut le voir aujourd’hui de ce salon sur le site de l’Hôtel Scribe.

 

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