Nous poursuivons notre série d’articles concernant le Festival de Cannes par ces deux articles écrits par Maurice Bessy, personnage incontournable du cinéma français des années trente aux années soixante-dix.
En effet, il fut notamment fondateur du prix Louis-Delluc, rédacteur en chef de Cinémonde de 1934 à 1939 puis après-guerre (jusqu’en 1966) lorsque la revue fut reprise par Jean-Placide Mauclaire, le directeur de la salle de cinéma Le Studio 28.
Finalement, Maurice Bessy fut également le délégué général du Festival de Cannes de 1971 à 1977 d’où l’intérêt des articles que nous publions aujourd’hui.
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Le premier est paru la veille de l’ouverture du tout premier Festival de Cannes qui devait se tenir du 1 au 20 septembre 1939. Le jour même Hitler envahit la Pologne et le 3 septembre 1939 la France et le Royaume-Uni déclarent la guerre à l’Allemagne; et le Festival est bien évidemment annulé.
Le second a été publié dans le numéro spécial de Cinémonde célébrant l’ouverture du premier véritable Festival de Cannes qui eut lieu du 20 septembre au 5 octobre 1946.
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Bonne lecture et bon festival !
“Festival et Liberté” par Maurice Bessy
paru dans Cinémonde du 30 août 1939
Dans quelques heures, le Festival International du Film sera inauguré.
Quelles que soient les hésitations, les erreurs, les lacunes qui ont présidé à son organisation, il n’en reste pas moins vrai que cette manifestation peut et doit se transformer en victoire.
Victoire pacifique. Elle réunira autour des palmes de ses couronnes et de ses palmiers, les pays qui, pas plus en Art qu’en politique, ne sont prêts à s’incliner devant la tyrannie.
Or, et ce n’est pas une coïncidence, ces pays, en même temps qu’ils détiennent dans le monde actuel la puissance matérielle, sont aussi, comme par hasard, ceux qui dominent dans les arts et singulièrement dans le cinéma.
Quoi d’étonnant du reste ? Le cinéma n’est-il pas l’art de la foule, de toutes les foules. Moins limité dans son audience que les autres arts et dans toute la force du mot : universel, il exige, il requiert un climat de liberté.
Mêler la politique au libre jaillissement de fantaisie, de vérité, de joie, qui peut seul présider à la réalisation d’un bon film, fait songer à ces greffes incongrues qui donnent des plantes monstrueuses ou des fruits sans saveur.
En se réunissant sous le signe de la tolérance, de l’élégance sans ersatz et d’un soleil complaisant, tous ceux qui aiment le talent sans œillères et le travail dans la dignité, vont prouver au monde que le bonheur et la joie sont des forces positives, actives : les fondements essentiels de l’invention et de la création.
Nous ne retrancherons rien des critiques que nous avons pu élever ici contre l’organisation de ce Festival. Cabotins sans espoirs, faux intellectuels, littérateurs pour pages d’annonces, s’y coudoient dans une ahurissante inutilité. Nos confrères de la propagande ont dû faire des miracles pour suppléer à la négligence du comité que, par un abus du mot, on nomme directeur. Les titres des films en ligne ont été communiqués au compte-gouttes, au petit bonheur, sans possibilité de détails supplémentaires. Qui nous contera jamais aussi les circonstances rocambolesques dans lesquelles l’invitation adressée à l’Argentine n’est parvenue à cette république qu’après des semaines de retard ?
De même, le choix de Cannes ne saurait être que provisoire. Il ne convient pas de transformer ce Festival en une simple affaire hôtellière. Le cinéma a déjà assez de mal pour se débarrasser de ses marchands de soupe. Il a ses maîtres Jacques, ne lui donnons pas encore ses maîtres-queux…
Et puis, pourquoi avoir choisi ce mois de septembre, particulièrement « plein » dans le métier cinématographique ? Il y a près de trente films actuellement en chantier qui sont presque tous tournés à Paris, centrale française du cinéma. Comment avoir à Cannes les producteurs, les ouvriers, les artistes des films s’ils ne peuvent quitter Paris ? Et si on ne les a pas, comment donner à cette manifestation toute l’efficacité qu’elle doit comporter ?
Mais si la cuirasse a ses défauts, le guerrier lui, est en pleine forme.
Surmontant toutes les difficultés, enthousiastes, beaux joueurs, fougueux comme des chevaliers, les producteurs des différents pays se sont précipités au tournoi. Eux sont fin prêts, organisés, sereins. Leur ardeur à vaincre confère à l’enjeu un éclat chaque jour plus grand. Ce sont eux qu’il faut louer, tous. Américains, Anglais, Français. Tous, et les Belges, les Luxembourgeois, les Hollandais, les Suédois, les Polonais, les Russes, tous les autres.
Lorsqu’il s’est agi de répartir entre les huit firmes américaines participantes, quatre films supplémentaires, il n’a pas fallu de grandes réunions. La question fut tranchée en un tournemain et à la satisfaction générale.
Lorsque, pour la préparation de ce numéro, Cinémonde a collationné les documents, ce fut aussi un empressement général. En quelques heures, réalisateurs, auteurs, producteurs, distributeurs, ouvraient leurs dossiers, montraient leurs films, mettaient leurs plumes à notre disposition, et des quatre coins d’Europe, un courrier abondant, rapide, affluait.
C’est là le miracle éternel des nations libres. Dans tous les domaines, les plus futiles comme les plus graves, elles peuvent parfois s’assoupir ou même se quereller. Mais leur torpeur, comme leurs haines de pacotille, sont de faible durée. Les médiocres, les incapables, les excités et les gangsters qui ont voulu profiter de ces nonchalances, en sont toujours pour leurs frais. C’est parce que le mât de cocagne n’avait pas été graissé qu’ils sont montés si haut. Il suffit d’un peu de suif, gros comme un œil de roitelet, pour que leur dégringolade prenne l’allure d’une catastrophe.
Que ce premier Festival s’ouvre donc dans l’allégresse, et que les meilleurs gagnent ! Il est réconfortant de pouvoir encore combattre, à cette heure troublée, pour plus de beauté, plus de vérité, plus de bonheur.
Maurice Bessy
La brève parue dans Le Figaro du 04 septembre 1939 annonçant l’annulation du premier Festival de Cannes en 1939.
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Le rendez-vous de Cannes par Maurice Bessy
paru dans Cinémonde, numéro spécial Cannes, septembre 1946
Rencontre pacifique. Ce Festival International du Film, attendu depuis sept années, se présente comme une kermesse colorée et élégante. Nous ne pouvons en parler sans songer à la mer brillante, au ciel grec, au soleil vivifiant.
Cannes la jolie est sur le pied de naguère. Son sable est lumineux et ses parfums innombrables : lauriers roses et mimosas le disputent à Schiaparelli. Les plus jolies femmes du monde, dorées avec application, ont revêtu des toilettes chromatiques. Pas un entrelac ne manque à leurs coiffures raffinées. Le doux Bonnard, Braque le nyctalope, l’éclatant Dufy, le pur Matisse et même le violent Espagnol sont partout. Leurs noms auraient été de réelles récompenses.
La paix est revenue ; on ose à peine l’appeler par son nom. On dit : « l’après-guerre ». Que le bonheur montre le bout de son nez et l’on murmure « comme avant-guerre ». Pourtant c’est la paix, la vraie ; du moins pour ceux qui la désirent. Elle a le goût du pain blanc, des lèvres fraîches, et aussi le goût de l’amour. Le ciel est du bleu de nos vingt ans ; il se donne le soir les plus belles étoiles en spectacle.
La terre est joyeuse et rose. Les étoiles qu’on y rencontre font chaque jour palpiter le cœur du monde. Filantes étoiles de pellicule, profitons vite de votre éclat. La drôle de petite bille qui nous sert de planète n’en a peut-être plus pour longtemps. Des messieurs fort sérieux la bourrent de pétards, préparent la fin du monde et nous promettent qu’ils feront mieux la prochaine fois. Alors, aimons-nous vite les uns les autres pendant qu’il en est temps encore.
Festivités cinématographiques ! Cela signifie que pendant des heures et des heures la tapisserie animée retiendra les regards de milliers de scrutateurs. Riches Gobelins d’outre-Atlantique, Apocalypse soviétique, plaisants Beauvais venus de Grande Bretagne; et, de France, des « fleurettes » de haute-lisse.
De tous les pays du monde, des films sont arrivés. Il y a dès à présent dans un blockhouse de Cannes le plus bel album qui se puisse imaginer. Des images qui valent des fortunes sont sagement enroulées et quelque Sélénite égaré s’imaginerait échoué dans l’île au trésor. Les nations amies ont tenu à honneur d’être là. Babel s’élèvera demain sur le sable de la Croisette et son langage sera de feu. Et ses légendes seront les bienvenues.
Dans ce monde impermanent qui est nôtre, certaines fictions ont acquis une telle importance qu’elles occupent le champ de nos visions définitives, au même titre que les montagnes, les sources vives, les neiges éternelles ou le schéma du chariot céleste. Elles sont le fondement de nos pensées, la préhistoire de notre entendement. De notre attitude devant ces balbutiements de tout ce qui est vie souveraine, inquiétante ou secrète, dépend le cours harmonieux ou contrasté de nos aspirations. De notre admiration pour Roméo, de notre crainte du catoblépas, de notre scepticisme envers le buisson ardent, de notre jugement sur Sisyphe, se constituent les moraines de nos réactions quotidiennes.
Le mythe est le miroir-témoin de notre âme ; elle ne l’y reflète que dans une pose d’amour. Nous avons besoin de cette nourriture immatérielle qui permet la bonne carburation de nos esprits.
Le cinéma nous offre cette liaison entre l’homme et la puissance. Que ce soit par la baguette magique de Cocteau ou par le chaud miroir de Gide ; il nous livre les mirages de Morgane au milieu des rumeurs du monde. Mais il lui faut des joutes d’émulation pour gagner en pureté, pour devenir ce « livre vu et entendu de l’avenir » souhaité par Apollinaire.
Et l’on songera peut-être, après une nuit cannoise, à l’émouvante et magique remarque : « Il y a au Paradis une musique silencieuse qui est celle du chœur des anges et dont on peut dire qu’elle confond la louange de Dieu avec sa vision. Ainsi il existe sans doute un point de convergence entre la parole et la lumière où chacune prête à l’autre ce qui lui manque, la parole, l’activité créatrice, et la lumière, la signification éternelle. » L’observation est d’un grand philosophe. Elle eût pu, elle eût dû être d’un poète de l’écran.
Maurice Bessy
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
Le site officiel du Festival de Cannes.
Sur le site de la ville de Cannes, un long article passionnant : “La naissance du Festival de Cannes en 1939“.
Nous vous recommandons également la lecture de ce livre de souvenirs de Maurice Bessy paru chez Albin Michel en 1977 : Les Passagers du souvenir.
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Interview de Maurice Bessy délégué du festival de cannes le 26 mai 1976. INA.
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Conférence “Cannes 1939” par Olivier Loubes à La Cinémathèque de Toulouse (Vimeo).