Nous venons de lire récemment un article de l’excellent site RETRONEWS (un partenariat entre la BnF et la société Immanens) sur la “Naissance de la critique de cinéma“.
Cet article fait référence non pas à Louis Delluc mais au critique Emile Vuillermoz qui écrivit dans le quotidien Le Temps en 1916 un manifeste pour la critique de cinéma en France qui est le premier du genre !
***
En effet, avant ce manifeste il n’existait pas de critique de cinéma à proprement dite. Comme le rappelle RETRONEWS, auparavant on ne trouvait que des textes sur le cinéma qui “consistaient surtout en descriptions techniques, en portraits d’acteurs, en commentaires de programmes…“, aussi Emile Vuillermoz fit oeuvre de pionnier en étant “beaucoup plus ambitieux” et voulut établir”une véritable critique cinématographique, c’est-à-dire mener sur les films une réflexion subjective et indépendante de l’industrie.”
***
Bien sur, ce texte étant introuvable sur le net, il nous a semblé important de le reproduire ici.
***
De fait à partir du 29 novembre 1916, Emile Vuillermoz tint une chronique cinématographique dans Le Temps qui s’appela “Derrière l’écran“. Il écrivit par la suite dans d’autres revues tel Cinémagazine, Cinéa et Pour Vous dont il devint un collaborateur régulier tout au long des années trente.
*
Bonne lecture !
Le grand prix du disque 1932 :
de gauche à droite : Louis Lumière, Gustave Charpentier, Maurice Yvain, Lucienne Breval, Maurice Emmanuel,
Emile Vuillermoz et Dominique Sordet.
[photographie de presse] / Agence Mondial (c) Gallica
Chronique d’Emile Vuillermoz : L’ECRAN
paru dans Le Temps du 23 novembre 1916
Persuadés, sans doute, qu’on est jamais si bien servi que par soi-même, les directeurs d’entreprises cinématographiques se sont toujours réservé jalousement le droit de vanter au public l’intérêt exceptionnel de leurs programmes. Ils ont négligé jusqu’ici de laisser ce soin à des témoins impartiaux et désintéressés et d’obéir à cette tradition paradoxale qui permet à un petit groupe d’observateurs indiscrets d’entrer dans nos théâtres, d’assister à la naissance d’une pièce et de proclamer, le lendemain, à son de trompe, l’expression de leur bienveillance ou de leur dédain. Gâtés par la faveur de la foule, ils ont cru pouvoir s’affranchir de cette humiliante servitude et ont tranquillement remplacé le compte rendu par le communiqué.
Le succès foudroyant des spectacles cinématographiques encouragea cette désinvolture. Le public, dans sa joie enfantine de découvrir un nouveau plaisir n’éprouva pas tout d’abord, le besoin de faire un choix entre les innombrables lanternes magiques qui s’allumaient chaque soir dans tous les carrefours ; il accepta pèle-mêle les films de toute qualité, ceux qui enrichissent sa mémoire de visions inoubliables, ceux qui la meublent d’affligeantes pitreries, ceux qui ont exigé la collaboration de metteurs en scène intelligents et d’artistes de talent et ceux qui sont composés et interprétés sans aucun souci d’art.
Mais, peu à peu, submergé par la quantité effroyable, des « nouveautés » de l’écran, rendu circonspect par telles cruelles méprises auxquelles l’exposèrent des affiches trop optimistes ou des communiqués exagérément lyriques, le spectateur le plus indulgent ressent aujourd’hui le besoin de mettre un peu d’ordre et de logique dans ce chaos trépidant, découvre l’utilité de l’analyse et de la comparaison, cherche à connaître les bons films et à éviter les mauvais, refuse de gaspiller son temps en expériences fâcheuses, bref, souhaite que le cinéma se plie aux règles acceptées par toutes les autres formes de spectacles, subisse un contrôle artistique préalable, livre loyalement son effort à la critique professionnelle et comprenne enfin les avantages de cette discipline dont les théâtres malgré leurs traditionnelles récriminations n’ont tiré que des avantages.
La place prise dans la vie contemporaine, surtout depuis la guerre, par l’écran innombrable, sa lente victoire sur la scène, son influence croissante sur les goûts, les mœurs, la littérature populaire, la morale et les modes de notre temps, l’amènent à payer aujourd’hui la rançon de sa gloire : voici venir la critique cinématographique, le feuilleton dramatique du film, l’analyse et la discussion, du scénario, de la mise en scène et de l’interprétation. Les journaux seront inévitablement amenés à créer cette rubrique nouvelle, imposée par les exigences du tyran nouveau.
Il en bénéficiera, d’ailleurs, largement, et ses premières susceptibilités calmées, il comprendra l’avantage d’être traité en grand garçon. Il découvrira peu à peu les bienfaits de l’émulation et de la sélection et pourra faire son profit d’utiles conseils. Et les auteurs d’ouvrages cinématographiques de valeur verront sans déplaisir leurs mérites mis en lumière par la presse et leur effort signalé au public, ce pauvre public, si plein de bonne volonté, qui ne demande qu’à les applaudir mais qui, actuellement, cerné, ébloui, halluciné par le flamboiement de cent affiches menteuses, aux couleurs éclatantes, avance, recule, hésite, piétine sur place sans oser prendre un parti, aussi désemparé qu’un taureau dans l’arène, sidéré par le jeu décevant de la muleta.
Le cinéma est un nouveau riche. Il est puissant et solidement renté, mais il a besoin d’être guidé dans les manifestations de son luxe. Il manque parfois de tact. Il l’a prouvé souvent dans le choix de ses appartements et de son mobilier. Il le prouve chaque jour par la médiocrité de ses fréquentations artistiques ; par la faveur démesurée qu’il accorde aux mauvais auteurs et par la désinvolture avec laquelle il traite les chefs-d’œuvre. Ce profiteur de la guerre dont les bénéfices sont d’ailleurs parfaitement légitimes et normaux doit désormais décrasser ses écus en prenant quelques leçons de bonnes manières auprès de professeurs de maintien. Il faut qu’il sache qu’on n’appelle pas littérature telles élucubrations lamentables pour lesquelles il mobilise des milliers de figurants, ni art plastique les groupements conventionnels de comparses dans des décors mal choisis et mal éclairés, ni musique l’interminable et exaspérant radotage d’un aigre violon et d’un piano désaccordé qui, pendant toute la durée du spectacle, remâchent éternellement des fragments de valses ou de pas redoublés, sans souci des visions tragiques ou émouvantes qui traversent l’écran. Il doit un peu plus de respect à l’art et au public. Ses moyens le lui permettent. L’instant est assez bien choisi pour le lui rappeler, car, grisé par sa fortune, il est assez disposé, paraît-il, à oublier tout particulièrement en ce qui concerne la musique certaines convenances élémentaires…
Faisons donc à ce personnage considérable l’honneur de lui dire la vérité. Il s’indignera d’abord, puis nous remerciera. Au fond, il est rempli de qualités, mais il les gâche et les disperse assez sottement. Nous permettra-t-il de lui confier que le travail gigantesque et les dépenses formidables que nécessitent certaines de ses réalisations préférées font sourire de pitié les spectateurs avertis. Il y a beaucoup trop de « coulage » chez ce nouveau millionnaire. Il convient de le prévenir charitablement et de dénoncer ceux qui abusent de sa naïveté.
Nous nous efforcerons d’apporter ici une modeste contribution à cette œuvre de salubrité esthétique et morale, qui apparaît, en ce moment, plus opportune qu’en toute autre circonstance. Nos divertissements doivent être inattaquables et nos distractions avouables. Nous ne devons pas avoir à rougir devant nos permissionnaires de la niaiserie de nos passe-temps.
Encore si nous n’avions à nous reprocher qu’un peu de puérilité ! N’abordons pas aujourd’hui la question de l’immoralité des films policiers et des scénarios consacrés exclusivement aux prouesses d’escarpes. Tout le monde est d’accord sur ce point, et l’on s’étonne de l’indulgence persistante des autorités qui donnent leur visa officiel à ces solennelles apothéoses du vice. Pour l’instant, contentons-nous d’attirer l’attention du public sur l’excessive stupidité des variations qu’on exécute sur ces thèmes désavantageusement connus. On se moque un peu trop de la longanimité de la foule : la foule se fichera tout rouge lorsqu’elle l’aura enfin compris. C’est à ce point de vue qu’il ne serait pas inutile de désosser et de dépiauter publiquement nos plus notoires chefs-d’œuvre du feuilleton cinématographié.
Qui ne ressentirait comme un affront personnel la stupeur apitoyée plus cinglante qu’une explosion d’indignation de nos chers absents, lorsqu’un séjour dans la capitale leur permet d’apprécier le niveau intellectuel et moral de nos amusements ? Certes, ils ne sont ni maussades, ni bégueules une bonne clownerie de Charlot, un bel ahurissement de Rigadin leur paraissent d’admirables choses. Mais comment se défendraient-ils d’une sorte de tristesse et de découragement en constatant qu’au début de ce troisième hiver de guerre, des millions de Français se préparent à guetter, pendant plusieurs mois, le lent déroulement d’un mélodrame ridicule et odieux, reviendront chaque semaine en déglutir quelques mètres de plus, attendront stupidement l’épisode suivant, en feront le sujet de leurs conversations, échafauderont des hypothèses, risqueront des pronostics. tandis que se « tourne » si près d’ici un autre film d’aventures, dont les épisodes quotidiens et les émouvants « à suivre » méritent seuls une attention aussi soutenue et aussi méthodique !
Il est humiliant pour le peuple de l’avant de se heurter à cette sorte de hantise hébétée que l’on remarque dans le peuple de l’arrière, chez les « abonnés » de ces divertissements kilométriques, chez ces moutons de Panurge qui suivent l’interminable route de la sottise. On nous reprochera sévèrement, plus tard, de n’avoir pas eu l’âme assez délicate pour sentir cette inconvenance.
Nous sommes d’autant moins excusables que l’art du cinématographe est arrivé à une étape de son développement technique, où toutes les possibilités paraissent réalisables. A propos de quelques films actuellement en représentation, nous examinerons les leçons que nous donnent les metteurs en scène américains et italiens, dont les qualités et les défauts sont éminemment caractéristiques. Nous verrons ce qui manque souvent à nos films français et noterons les étranges préjugés de mise en scène qui entravent l’essor d’un art qui n’a pas de passé et qui est déjà alourdi de « traditions » discutables.
Nous espérons que cet exemple sera suivi et que les artistes ne se désintéresseront pas éternellement de ces intéressants problèmes. Il faut une critique cinématographique. Il faut défendre l’intelligence et l’imagination françaises contre la marée montante d’images absurdes ou néfastes qui menace de les noyer. Il faut défendre le cinéma contre lui-même ! Il le mérite. Il est temps de s’apercevoir que l’écran lumineux sur lequel se fixent si curieusement nos regards est une magnifique fenêtre ouverte sur la vie et sur le rêve
V (Emile Vuillermoz)
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Pour en savoir plus :
La page de RetroNews sur la “Naissance de la critique de cinéma“.
La notice biographique sur Emile Vuillermoz du site 1895.
Le blog sur Emile Vuillermoz par Pascal-Manuel Heu.
Pascal-Manuel Heu a publié aux Editions L’Harmattan “Le Temps du cinéma Emile Vuillermoz père de la critique cinématographique 1910-1930”
Emile Vuillermoz était aussi un critique musical et compositeur.
C’est lui qui créa ces “cinéphonies” réalisées par Marcel L’Herbier en 1936 sur une musique de Debussy.