Pour son 98° anniversaire, nous avions mis en ligne une série d’entretiens parus dans Pour Vous entre 1931 et 1937, cette fois-ci alors qu’elle est dans sa centième année ! nous voulions à nouveau saluer la carrière magnifique de Danielle Darrieux à travers une série de souvenirs qu’elle donna à la revue Cinévie en 1946.
De son premier film Le Bal en 1931 à sa rencontre avec son deuxième mari Porfirio Rubirosa (avec qui elle divorcera un an plus tard), nous pouvons feuilleter à travers diverses anecdotes la première partie de sa carrière.
Signalons que cette série de quatre articles se situent au moment où Danielle Darrieux revient au cinéma après plusieurs années interrompues par la guerre. On la retrouve ainsi dans les salles de cinéma, au moment de la parution de ces articles, à partir du 26 avril 1946 dans Adieu chérie de Raymond Bernard et dans Au petit bonheur de Marcel L’Herbier à partir du 15 mai 1946.
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Pour ceux-celles qui voudraient lire ces entretiens paru dans Pour Vous au début de sa carrière, c’est par ici :
Sachant qu’elle a de gros ennuis de santé, nous lui souhaitons un bon moral et espérons qu’elle se rétablira prochainement.
Bonne lecture !
LES JOURS HEUREUX de DANIELLE DARRIEUX
paru dans Cinévie du 23 avril 1946
(Confidences recueillies par Michèle Nicolaï)
Frère et sœur
Olivier Darrieux, le jeune frère de Danielle, est en train de se faire un prénom. Car son nom n’est plus à faire. C’est un grand garçon brun et rieur qui a débuté dans Premier Rendez-vous. On l’a vu au théâtre. Au cours de René Simon on le remarque immédiatement parmi trois cents autres élèves. Il vient juste d’être démobilisé. Olivier et Danielle sont des inséparables. Dès qu’elle rentre à Neuilly, chez elle, la jeune vedette, qui habite au second étage, se précipite au septième où vit le frère cadet, de quatre ans moins âgé. Elle a toujours aimé les siens. Sa mère habite au premier. Claudette, sa sœur, devenue Mme Hussenot de Senonges, occupe le troisième étage avec son mari et sa petite fille.
Le soir, Danielle est tout autre que la jeune femme réservée que l’on rencontre dans sa loge ou au studio. Mais entre un étranger… elle redevient une petite fille.
— Vous savez… ce que j’ai à dire est si peu intéressant ; proteste-t-elle.
Et ce sont les siens qui parlent. Olivier, à la lèvre ironique et aux yeux rieurs, commence :
— Nous étions trois enfants, Danielle l’aînée, Claudette et moi, le cadet. Nous nous adorions et nous disputions à longueur de journée et vivions parfaitement joyeux. Danielle était un garçon manqué et nous dominait tous par sa supériorité musculaire. Elle ne craignait ni le danger, ni les bagarres. Brusque et casse-cou, elle était pourtant déjà gracieuse et très féminine. Lorsqu’elle jouait à l’infirmière et au blessé — son jeu favori — elle était, pour le blessé imaginaire, une infirmière pleine de douceur et de gentillesse.
Une petite fille comme les autres
« Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. Il n’y a pas non plus de star pour sa famille. Danielle naquit à Bordeaux le 1° mai 1917. Papa était médecin et maman musicienne. A la mort de son mari — nous habitions alors à Paris — elle donna des leçons de chant pour nous élever.
« Danielle était son élève. Douée d’une jolie voix souple et juste, elle faisait peu de progrès car elle travaillait d’une façon décousue.
« Puis ma sœur s’enthousiasma pour le piano. Ensuite, elle découvrit le violoncelle. Elle était si douée que ses professeurs décidèrent maman à la faire entrer au Conservatoire. Elle travailla son cours d’admission avec ardeur.
« Claudette et Danielle firent toutes leurs études ensemble. Nous demeurions rue de la Pompe et mes deux sœurs allaient au lycée voisin.
« Danielle, franche, imaginative, primesautière, rebelle à toute discipline, n’était jamais dans les premières et ses notes de conduite restaient faibles,, mais faibles jusqu’au zéro intégral. Elle avait une excuse : le violoncelle ! Sa carrière était toute tracée ! Du moins le croyait-elle…
« Je n’ai pas eu la vocation »
« Ma soeur grandissait et changeait insensiblement. Elle pouvait rester de longues heures assise, les coudes sur les genoux, le menton dans les poings, regardant droit devant elle, avec un air de suprême décision.
« A quoi était-elle décidée ? Elle n’en savait rien elle-même. Peut-être à vivre, tout simplement. Mais elle rêvait d’une vie pleine, attachante, tourbillonnante, lourde de bonheurs imprévus.
« Elle venait tout juste d’avoir quatorze ans, lorsqu’elle rencontra son destin sous la forme d’une petite annonce qui disait ceci :
« La maison Vandal et Delac, qui va tourner Le Bal, d’après un roman d’Irène Nemirowsky, demande des « jeunes filles de 15 à 16 ans pour essai. »
« On a parlé de vocation. On a dit qu’elle allait au cinéma en cachette au lieu de se rendre à l’école. Que les lauriers de Lilian Gish ou de Mary Pickford l’empêchaient de dormir et que, dans son pupitre, elle gardait des photos de John Gilbert. Il n’en est rien. Il y avait deux escargots qu’elle essayait d’apprivoiser pour leur faire faire une course et quelques journaux de mode, car elle était coquette.
« La vérité est plus simple; le cinéma ne l’intéressait pas. »
« Mais elle s’était dit : « Ça ne peut « pas être plus ennuyeux que la maison et l’école ! »
« Pendant plusieurs jours, elle hésita. Oserait-elle ? Serait-elle bonne à quelque chose ? Était-elle même jolie ? Elle pensait l’être. Le regard des passants qui s’attardait sur elle, le reflet que lui renvoyait son miroir, le lui disaient.
« Sa décision prise, un soir, avant de s’endormir, elle sentit qu’il fallait lutter. Elle lutterait ! »
L’aventure est au tournant de l’escalier
Danielle écrivit à la maison productrice. Elle fut convoquée en même temps qu’une soixantaine de jeunes filles.
Elle y alla telle qu’elle était d’habitude, dans sa robe qu’elle portait au cours, ses livres sous le bras.
Devant l’immeuble où elle était convoquée, elle attendit un moment, puis avec un geste de la main, un geste qui conjurait le destin ou l’appelait peut-être, elle s’élança dans l’escalier qu’elle monta quatre à quatre, légère, presque ailée.
Un monsieur la croisa, et s’effaça.
— Pardon, mademoiselle !
Elle sourit, inclina poliment la tête. Le monsieur rebroussa chemin, et, derrière elle, remonta à son tour.
Elle entrait dans la salle où d’autres adolescentes attendaient, dans un bruit de ruche.
Le monsieur la prit par la main, et l’emmena dans une autre pièce.
— Je suis Vandal, lui dit-il. Je crois que je vais vous engager.
— Vous savez, je ne sais absolument rien faire, se défendit-elle.
— Vous avez l’âge où l’on apprend.
Elle fit un bout d’essai.
Tout se passa comme dans un rêve :
— Marchez… Souriez… Sortez… Revenez vers l’appareil…
— Où est l’appareil ? demanda d’une toute petite voix l’apprentie-vedette.
On rit.
Danielle repartit, étourdie, fatiguée, ne sachant si elle était heureuse ou non.
Deux jours plus tard, un mot lui apprenait qu’elle était engagée pour tourner Le Bal.
Elle tendit la lettre à sa maman, puis attendit, bien droite.
— Quelle drôle d’idée, dit Mme Darrieux.
— Ça m’est venu comme ça, fit simplement Danielle.
— Et tu tiens vraiment à faire du cinéma ?
— Oh oui !
Il s’agissait d’une mère moderne, artiste elle-même. Elle ne fut pas longue à réfléchir.
Danielle tourna donc Le Bal. Elle se montra sincère, jouant juste. Ses partenaires, Germaine Dermoz et André Lefaur, en furent étonnés.
— Elle arrivera. Non seulement elle est jolie, mais elle a ce talent spontané qui ne trompe pas, dit ce dernier.
On parle encore dans la famille de la projection du film. On s’y rendit en bande. Tout le monde avait le trac.
Mais à la fin, ce ne furent qu’applaudissements. Les mains tendues et les sourires qui s’appuyaient sur elle lui prouvèrent qu’elle avait gagné la partie.
Danielle n’avait plus qu’à suivre le chemin dans lequel elle avait pénétré avec tant d’hésitation.
(A suivre)
***
LES JOURS HEUREUX de DANIELLE DARRIEUX
paru dans Cinévie du 30 avril 1946
Quart de vedette
Le Bal fut, pour Danielle Darrieux, un grand succès. Mais un premier succès ne fait pas une vedette. Elle n’était qu’une adolescente que tout le monde admirait et que personne ne prenait encore au sérieux.
Un premier film réussi suffit souvent à couler à tout jamais une débutante. Mais pas une débutante de sa taille.
Cependant, le cinéma l’avait prise et ne devait plus la lâcher.
Je lui demandais l’autre jour :
— Envisagez-vous parfois de ne plus tourner et de vous consacrer à votre vie familiale ?
Elle me répondit :
— Non. Les deux vont de pair… Je n’imagine pas la vie sans l’atmosphère des studios et ce beau travail de comédienne qui nous met au-dessus de nous-même, qui exalte notre moi.
Les producteurs s’emparèrent d’elle et lui firent tourner des films dont les titres mêmes sont oubliés aujourd’hui : Coquecigrolle, Bateau de réve, ou ce charmant Mauvaise graine où, en voleuse d’auto, elle était délicieuse de candeur perverse.
Elle eut alors son premier flirt. Elle avait quinze ans. Lui était un beau garçon sportif. Ils faisaient ensemble du canoë. Ils échangeaient de brûlantes lettres d’amour comme tous les adolescents.
Tout cela ne la menait pas bien loin ; Danielle flirtait et tournait des films qui servaient cependant à souligner suffisamment ses dons pour qu’en dépit de son très jeune âge, elle fut appelée à Berlin pour tourner Mon coeur t’appelle dont la vedette était Jean Kiepura (Jan Kiepura. ndlr).
C’était son premier voyage. Pour la première fois, elle quittait les siens. Ce fut dur pour son âme sensible. Heureusement, elle sut se faire aimer. Edith Méra, qui devait mourir jeune et désespérée, lui fut d’un précieux secours.
Danielle ne croyait pas en elle-même.
— Je ne pourrai pas faire cela, disait-elle… Il m’est impossible de mener à bien cette scène.
Mais elle essayait. Et c’était bien.
Dans la version française de « Mon cœur t’appelle », son autorité fut si grande qu’il fallut changer l’actrice de la version allemande qui ne pouvait supporter la comparaison. Quand elle revint en France, on parlait beaucoup d’elle dans les milieux cinématographiques. On était étonné de sa précocité. On disait d’elle couramment : « Quelle drôle de gosse ! » ! Quelle drôle de gosse, c’est d’ailleurs le titre qu’Yves Mirande donna au film qu’il écrivit spécialement pour elle, et qui fut tourné par Léo Joannon.
C’est peu de temps après que se produisit un événement qui devait avoir une répercussion considérable tant sur sa vie que sur sa carrière.
Henri Decoin venait d’achever le scénario de l’Or dans la Rue. Pour réaliser le film, on engagea Danielle Darrieux. Henri Decoin était un beau garçon ; c’était un champion sportif, et un as de la guerre qu’il avait faite dans la fameuse escadrille des « Cigognes ». Danielle fut intéressée par lui et, avec sa franchise d’enfant, ne le cacha point. De son côté, Henri Decoin n’avait pas été insensible au charme qui se dégageait de la jeune artiste et sa clairvoyance avait deviné quel merveilleux talent inemployé elle recelait en elle.
En tournant l’Or dans la Rue, ils se comprirent et s’aimèrent. Ils devaient tout naturellement s’épouser. Danielle avait tout juste dix-sept ans ; Henri Decoin en avait trente-sept. Ce fut une magnifique idylle. Non seulement l’enfant d’hier devint une femme exquise, mais l’artiste se métamorphosa tout d’un coup en vedette. Et cela parce que son mari comprit son véritable tempérament.
— Je suis persuadée que je suis faite pour jouer autre chose que toutes ces comédies banales, répétait Danielle.
Mais personne ne l’écoutait et on continuait à lui attribuer des drôles de composition légère.
Ce fut pour incarner une fois de plus un personnage de cette sorte qu’elle fut, une seconde fois, mandée à Berlin. Mais cette fois, Henri Decoin l’accompagnait. Il devait superviser le dialogue français du film qui s’appelait « J’aime toutes les femmes », et dont la vedette était encore Jean Kiepura.
Mon metteur en scène de mari
Sur les entrefaites, l’U.F.A charge Henri Decoin de la réalisation d’un drame : Le Domino vert. Et voilà qu’au moment de tourner, la principale interprète est défaillante.
— Engagez Danielle Darrieux pour la remplacer, propose Henri Decoin.
On sourit !
— Vous n’y pensez pas ! Elle n’a pas l’étoffe nécessaire.
— Je vous assure qu’elle fera parfaitement l’affaire. Je connais ses moyens. Jusqu’ici on l’a employée à contre-sens.
Henri Decoin insista tellement que les dirigeants de l’U.F.A consentirent à faire un essai.
Une scène fut tournée. A la troisième reprise, Decoin se déclara satisfait et tous les dirigeants qui étaient présents dans le studio durent convenir qu’effectivement Danielle avait fait preuve d’un caractère dramatique extraordinaire. Mais Danielle voulut recommencer une quatrième fois, et alors elle atteignit un tel degré de pathétique que tous les assistants, cependant blasés, et dont beaucoup ne comprenaient pas le français, ne purent contenir leur émotion.
Henri Decoin avait raison. Il venait de révéler le vrai talent de sa femme.
Le film eut un énorme succès. Le jeu de la jeune vedette fut unanimement applaudi. Pour se reposer, Danielle s’en fut à Venise.
A peine y était-elle installée avec son mari que, par télégramme, Charles Boyer l’appelait à Paris pour interpréter le rôle délicat de la baronne Vetsera dans « Mayerling ».
« Mayerling » fut un maître film. Il montra Danielle Darrieux sous son vrai jour. Elle n’était pas seulement la comédienne polie, habile, séduisante qu’on avait applaudie dans ses premiers films. Elle possédait, en outre — la preuve en était faite — un indéniable tempérament de tragédienne, Yves Mirande ne s’était pas trompé quand il avait prédit qu’on verrait un jour en elle une seconde Réjane.
« Mayerling » est le film qui donna à Danielle Darrieux la classe internationale. Les cachets qu’on lui offrait devenaient considérables : un demi-million. Pour son premier film, elle avait touché 2.000 fr. Que de chemin parcouru !
Quelle était la part de son metteur en scène de mari dans cette ascension. vertigineuse ? Le fait d’être la femme de Decoin lui apporta-t-il quelque chose ?
Aujourd’hui, avec le recul du temps, elle essaie honnêtement d’en juger, bien que la question lui paraisse fort indiscrète.
Elle hésite :
— Si je dis que cela apporte quelque chose, ce n’est pas gentil pour mon actuel mari, si je dis que cela n’apporte rien, ce n’est pas agréable pour mon ex-mari.
Elle fronce les sourcils, puis se décide enfin :
— Ceci dit, je crois que ça n’apporte rien d’être mariée à son metteur en scène.
— Vous ne pensez pas que cette intimité avec le réalisateur vous permet de mieux le comprendre ?
— Non, il vaut mieux avoir affaire à un étranger.
— Pouvez-vous me parler un peu de vos metteurs en scène ? Avez-vous gardé d’eux de bons ou de mauvais souvenirs ?
— Ce sont, contrairement à ce que l’on dit, des gens compréhensifs et agréables et il n’est aucun d’eux avec lequel j’hésiterais à tourner encore. Naturellement, j’ai mes préférences. Ainsi, ce n’est pas parce que je tourne en ce moment avec Raymond Bernard, mais je le juge parfait.
Ce fut la Danielle Darrieux révélée par Decoin qui fut sollicitée Hollywood. La nouvelle fit sensation. Paris et Berlin, qui tenaient à leur vedette, firent de la résistance et les tribunaux eurent même à connaître ce différend.
Tout finit, d’ailleurs par s’arranger.
Danielle s’apprêta pour partir. Elle avait la cote d’amour. Paris eut la fièvre à l’idée de la perdre, même momentanément.
— Contente ? lui demandai-je à l’époque, alors qu’elle s’apprêtait à monter dans son wagon.
Elle fit la moue, une moue qui s’encadrait des fleurs dont elle était chargée.
— Je ne sais pas, répondit-elle. Mais j’avais envie de voir comment c’est de l’autre côté de l’Océan.
Ce furent les autres qui virent…
(A suivre)
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LES JOURS HEUREUX de DANIELLE DARRIEUX
paru dans Cinévie du 7 mai 1946
Le match Hollywood-Darrieux
Flanquée de son mari, Henri Decoin, et de sa chienne écossaise Flora, Danielle Darrieux engagea la lutte contre Hollywood.
Beaucoup plus tard, dans plusieurs siècles, Hollywood apparaîtra comme une sorte de labyrinthe où des minotaures à lunettes détruisaient des jeunes femmes pour en faire des stars. Etant Française, Danielle Darrieux n’entendait pas se laisser faire ainsi ; elle avait décidé qu’elle resterait elle-même. Mais le combat devait être âpre entre la gigantesque machine à films et la jeune Bordelaise qui avait tout juste ses vingt et un ans et ne pesait pas tout à fait cinquante kilos.
Il est vrai qu’elle avait pris ses précautions et qu’elle ne débarquait pas sans munitions. Ne parlons pas de la chienne et du mari, chargés de la défense du cœur, mais mentionnons les soixante-dix chapeaux, les quarante-trois robes, les chaussures, les shorts les déshabillés contenus dans les sept malles immenses que la vedette a amenées de France et qui doivent protéger sa personnalité contre toute offensive de la mode yankee.
Les hostilités commencèrent dès l’arrivée du paquebot à New-York. La traversée avait été ce que pouvait être une traversée sur le Normandie, le plus beau bateau du monde. On avait fait connaissance d’un tas de gens, M. L. B. Mayer, le patron de la « Metro Goldwin Mayer », Douglas Fairbanks junior, le fils de Douglas Fairbanks de l’âge héroïque du cinéma muet, Sonja Henie, qui, de la glace allait vers la caméra, bien d’autres encore ; on avait bavardé, joué, bu, dansé. Il n’y a guère qu’un personnage auquel on n’avait prêté que peu d’attention : l’océan Atlantique.
L’arrivée de Danielle avait été annoncée à grand bruit. Il y avait donc sur le quai beaucoup de curieux pour la recevoir, des curieux simplement curieux, et des curieux professionnels ; c’est-à-dire dans l’ordre croissant de leur nombre, les reporters des actualités radiophoniques, les opérateurs des actualités cinématographiques, les journalistes de la presse écrite, les photographes des agences. Cela faisait pas mal de monde. Danielle n’eut pas un regard pour eux. Elle ne regarda que les gratte-ciel. Les photographes n’étaient pas contents. Les yeux en l’air donnent de très mauvais clichés.
La paix chez soi
Mais, si les curieux simplement curieux s’en furent avec le seul gain de la vision rapide de l’étoile française, les curieux professionnels ne se tinrent pas pour défaits après une première escarmouche et avec la complicité du chef de publicité qui avait engagé Danielle, ils envahirent soudain l’appartement du trente-septième étage de l’hotel Pierre, où l’on commençait à déballer les malles. Ils avaient, d’ailleurs, amené avec eux du renfort, sous forme d’un professeur d’anglais, d’une secrétaire particulière, chargée de répondre aux lettres des admirateurs, de quelques Français qui s’étaient découverts des origines bordelaises, et d’un certain nombre de quidams qui, n’ayant pas de titre, s’étaient donné celui d’assistant.
Danielle ne connaissait pas l’anglais. Mais elle connaissait bien le français, A tous ces gens qui avaient pris place d’autorité dans les fauteuils, sur les chaises et sur les tables, elle dit, brièvement, mais avec énergie :
— F…ichez-moi le camp.
Les autres rirent très fort, et demeurèrent. Danielle dut leur céder. Il fallut répondre aux questions baroques des reporters, d’autant plus baroques et incongrues quand les reporters étaient des femmes et se prêter aux exigences insolites des photographes.
— Asseyez-vous… Levez-vous… votre profil… voulez-vous dénuder l’épaule… Une autre robe du soir, s’il vous plaît, plus décolletée… étendez-vous sur le lit…
Danielle eut le maheur de dire :
— J’en ai assez. Je vais prendre un bain.
Aussitôt les photographes chargèrent leurs appareils et préparèrent leurs Hampes au magnésium. Henri Decoin dût intervenir.
Chemin en zig-zag
Trois jours et trois nuits, la bataille se poursuivit à New-York. Danielle ne pouvait risquer un pas dehors sans retrouver ses ennemis embusqués sur son passage. Les reporters en entendaient de toutes les façons ; les photographes rataient quatre-vingt-dix-neuf clichés sur cent. Ils étaient ravis.
— Quel tempérament, cette Française. disaient-ils.
Henri Decoin et Flora étaient moins ravis, parce que l’humeur de Danielle se ressentait de cette indiscrétion perpétuelle.
Enfîn, on partit pour Hollywood. Mais on arriva à Chicago. Ainsi en avait décidé la toute-puissante publicité. Et la vie de New-York recommença à Chicago : reporters, photographes, dédicaces, thé, dîners. Danielle en perdit deux kilos. Son metteur en scène de mari était un peu inquiet. Le chef de publicité se frottait les mains.
— Seriez-vous aussi heureux si elle les avait gagnés? lui demanda Decoin,
— Ça m’est égal ! Il suffit que j’aie quelque chose à mettre dans les journaux.
Entrée au paradis
Enfin Danielle arriva à Hollywood. Elle ne put qu’etre flattée par les compliments dont la saluèrent les gros pontifes de la firme. Ils l’avaient engagée sans la connaître, sur sa réputation en Europe, sur les photos de ses films. Et ils se félicitaient de ne s’être point trompés. Ils s’adressaient à eux-mêmes des louanges tout en couvrant de fleurs la vedette.
Danielle demanda, étonnée :
— Où sont les gratte-ciel ?
— On ne peut pas en construire ici.
— Pourquoi ?
— A cause des tremblements de terre.
Danielle Darrieux serra plus fort le bras de son mari.
— Il y a-t-il souvent des… tremblements de terre ?
— Aucune importance. Nous sommes aussi assurés contre cela.
Combat devant le miroir
L’installation terminée, on se mit au travail.
Danielle fut livrée au maquilleur. C’était le meilleur d’Hollywood, un homme qui connaissait parfaitement son métier et avait en son art une confiance infinie. C’était le maître des têtes de rechange, et de la plus jolie femme du monde, il savait comme pas un en faire un être sans personnalité, sans expression, d’une obéissance absolue à l’orthodoxie plastique d’Hollywood. Danielle vit donc dans le miroir peu à peu disparaître son visage, s’annihiler ses traits, se fondre ce qu’elle est, pour voir naître une figure qui avait pas mal de parenté avec la beauté idéale des têtes de cire exposées aux vitrines des coiffeurs.
Ce ne fut pas long. Elle bondit, saisit la serviette, le pot de crème, les ingrédients nécessaires, fit valser en un tournemain l’ouvrage savant, fierté du maquillleur, trouva les termes qui convenait pour prier celui-ci d’aller voir ailleurs si elle y était, et refit le maquillagé dont elle avait l’habitude. Jamais le maquillleur ne la revit. Il en eut du dépit et parlait d’elle en haussant les épaules.
Jamais, non plus, les metteurs en scène n’obtinrent qu’elle abandonnât ses tics, ses manies, sa façon d’être. Elle était Danielle Darrieux à Hollywood comme à Joinville ou à Epinay. Et les metteurs en scène américains durent s’avouer vaincus.
La lutte dura huit mois, sans répit.
Danielle tapait du pied; les autres crachaient leur chewing-gum. Mais Danielle n’en faisait qu’à sa tête.
Ils durent s’avouer K. O.
Et, dès que ce fut possible, elle revint à Paris, abandonnant sans regret un contrat qui lui assurait dix-sept millions et demi pour cinq ans et dix films.
A l’arrivée du bateau, la foule des admirateurs se pressait pour l’accueillir. Pour la dégager, il fallut faire appel à Police-Secours.
Mme Darrieux tentait vainement de la rejoindre. Elle supplia :
— Laissez-moi passer, je suis sa maman.
Un jeune homme ricana :
— Ça va, on nous a déjà fait le coup. Il y a déjà douze mères qui passées…
(à suivre)
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LES JOURS HEUREUX de DANIELLE DARRIEUX
paru dans Cinévie du 14 mai 1946
Les retours de Danielle
Naturellement, Coqueluche de Paris, tourné à Hollywood, avait amené sur l’écran une Danielle Darrieux assez différente de celle que les Français avaient aimée.
Le premier film qu’elle tourna en rentrant en France la ramena à elle-même et le titre : Retour à l’Aube, devint symbolique du retour de la vedette à l’aube d’une nouvelle carrière dégagée des influences curieuses des studios californiens.
Retour à l’Aube était cependant une histoire hongroise. Mais la putscha n’était là qu’un décor, et la gentillesse de l’héroïne, sa fraîcheur, jusqu’à sa manière désinvolte de jouer avec le feu, trahissaient, sous le joli costume national comme dans les robes du soir la Danielle qui s’était un peu éloignée et revenait d’emblée parce qu’on ne truque pas avec ce qu’on est.
L’œuvre suivante, Katia, qui cette fois entraînait jusqu’au fond d’une Russie déjà légendaire, confirma que le séjour en Amérique n’avait en rien déformé Danielle dans ce qu’elle a d’original s’il lui avait quelque peu appris au point de vue de la technique de son métier. Mais le plus grand succès de sa rentrée fut incontestablement Battements de cœur. Elle revenait là, au genre qui avait été le sien à ses débuts : la comédie gaie.
Nouveaux battements de cœur
On applaudit frénétiquement Danielle Darrieux dans Battements de cœur et cependant le coeur de Danielle avait cessé de battre, pour un temps. En effet, la nouvelle la plus inattendue, la plus surprenante commença à circuler dans les milieux cinématographiques et de là, gagna le monde entier : Danielle Darrieux et Henri Decoin divorçaient.
Ils formaient un couple sympathique, un ménage uni et l’on s’était habitué à prononcer leurs deux noms accolés et à voir dans les studios leurs deux fauteuils placés toujours côte à côte. Mais Danielle s’était mariée très jeune, trop jeune, peut-être.
Les véritables motifs de leur séparation, personne ne les a jamais connus.
Danielle et Decoin s’en allèrent chacun de leur côté, sans tapage, sans scandale, sans interview sensationnel, conservant l’un pour l’autre une solide amitié et une grande admiration d’artiste.
Danielle revint habiter dans la maison qu’elle occupait avant son mariage, au numéro 9 d’une rue de Neuilly. Ce numéro a son importance : Il devait jouer un rôle décisif dans la vie nouvelle de la vedette dont le coeur n’était qu’en sommeil.
Une averse de bonheur
Il advint en effet, certain jour, que Danielle Darrieux, au moment de quitter un salon de thé, où elle avait goûté, s’aperçut qu’il pleuvait à torrents. Elle ne pouvait songer à s’aventurer sous l’averse. Elle réclama une voiture, un vélo-taxi, un véhicule quelconque. Le portier, le groom s’élancèrent, mais revinrent bredouilles. Danielle, sous le porche d’entrée, s’impatientait ; elle manifesta sa déconvenue à haute voix.
Alors, un jeune homme qui était là, s’approcha.
— Je crois, mademoiselle, que vous avez besoin d’une voiture. Permettez-moi de mettre la mienne à votre disposition.
Danielle accepta.
Chemin faisant, le conducteur se présenta :
— Porfirio Rubirosa, attaché à la légation de Saint-Domingue. Où dois-je vous déposer ?
Danielle donna son adresse à Neuilly.
— C’est amusant, fit le jeune diplomate. J’habite dans la même rue.
— Quel est votre numéro ?
— Le numéro 7.
— J’habite au 9. Nous sommes voisins.
Cette coïncidence acheva de faire éclore la sympathie entre eux. Danielle accepta la proposition qu’il lui fit de dîner de compagnie.
Ainsi naquit l’amour.
Ce jour-îà, Porfirio Rubirosa avait-il reconnu Danielle Darrieux, vedette du cinéma français ? Danielle ne l’a jamais demandé à celui qui est aujourd’hui son mari. Elle se plaît à imaginer qu’il a remarqué, puis aimé non pas une star en renom, mais une jeune femme, fraîche et gaie, dont le charme l’attira.
Elle-même comprit rapidement que son cœur avait parlé et sur un tout autre ton qu’en sa poitrine de fillette à peine sortie de l’enfance. La passion cette fois était grave, profonde, impérieuse.
Les jeunes gens célébrèrent leurs fiançailles.
Chantage germain
Danielle Darrieux, à contre-cœur tourna Premier rendez-vous, et Caprices.
Pendant ce temps, les Etats-Unis étaient entrés en guerre et Porfirio Rubirosa avait été envoyé en Allemagne. Danielle multipliait les démarches pour le faire revenir. L’Allemand lui imposa alors ce honteux marché :
— Votre fiancé, interné en Allemagne, à Bad-Nauheim, sera mis à mal si vous n’acceptez pas de tourner pour nous.
Elle fit donc un troisième film : La Fausse Maîtresse.
Quand son fiancé fut échangé contre le ministre allemand à Santo-Domingo, ils purent se marier, à Vichy. Mariage tout intime, mais auquel assistaient sans apparat, sa famille et tout le corps diplomatique américain.
Elle avait signé un contrat qui la liait encore pour trois films à la « Continental ». Elle suivit son mari sans tenir ses engagements.
Et aujourd’hui, la grave administration des Domaines, héritière des droits de la « Continental », réclame très sérieusement à la vedette un dédit de près d’un million parce qu’elle n’a pas voulu tourner avec les Allemands !
Malgré les menaces les plus violentes de la part des Allemands, elle refusa de tourner. Quand le pays de son mari rompit les relations avec Vichy, ils essayèrent de passer en fraude en Espagne ; pour cela ils se rendirent à Perpignan où ils furent abrités par M. Georges Brousse, directeur du Journal L’Indépendant. Devant les difficultés qui se présentèrent, et la présence de Danielle commençant à être connue, ils durent retourner à Vichy, d’où ils furent envoyés à Mégève, en résidence surveillée. Ils auraient pu plus mal tomber pour leur lune de miel.
Danielle Darrieux n’aime pas beaucoup la montagne qui lui donne, dit-elle, le noir. Mais elle ne vit guère la montagne donnée tout entière à son amour. Il lui fallait sans doute préserver son intimité contre la curiosité des importuns, mais elle s’amusait des déguisements qu’elle devait revêtir et ses yeux invisibles derrière les lunettes noires métamorphosaient son visage pétillant de malice.
— Ce fut, raeonte-t-elle, un délicieux séjour. Certes, je n’oubliais pas le cinéma, car j’adore mon métier. Mais je savais qu’un jour ou l’autre, je reviendrais dans les studios. Et je savourais pleinement cette pause qui m’était accordée ; rien ne gâtait la plénitude de mon bonheur, de notre amour qui nous encerclait dans notre solitude.
Ils y restèrent seize mois. Craignant des violences de la part de la Gestapo à Mégève, ils décidèrent de s’échapper et se cachèrent à la résidence de Danielle Darrieux à Courgent (Seine-et-Oise).
Un soir, un avion de bombardement anglais tomba en flammes dans le village de Courgent, et tout l’équipage se composant de huit hommes fut trouvé carbonisé. Danielle Darrieux porta une couronne de roses à l’église où étaient exposés les huit corps. Bien entendu, cela se sut et un article parut dans Le Pilori. Naturellement, quelques jours après, la Milice vint à Courgent et, grâce à Dieu, la fille du maître put prévenir Danielle que la Milice allait venir chez elle. Elle eut le temps de préparer une valise, et juste au moment où elle sautait par la fenêtre pour se cacher dans les bois, la Milice entrait.
Elle partit avec son mari à pied, dans les bois pour se rendre à la maison de campagne d’un ami, qui les cacha pendant huit jours chez lui. Voyant que la Milice avait interrompu ses recherches, ils regagnèrent leur maison et furent libérés par les troupes américaines.
Le jeune couple regagna alors Paris.
Place au théâtre
Ce n’est pas à l’écran qu’elle parut en premier, mais à la scène. Elle accepta en effet, de jouer au théâtre Edouard-VII Tristan et Iseult avec Alain Cuny.
— Ce n’étaient pas, Danielle, vos débuts sur les planches ?
— Non, j’avais déjà joué Jeux dangereux de Decoin.
Danielle Darrieux est revenue au cinéma. Elle termine un nouveau film, Adieu Chérie, et elle va être Manon Lescaut dans une mise en scène de Raymond Bernard (celui-ci ne tourna jamais Manon Lescaut mais Clouzot tourna un Manon en 1949. NDLR). Elle a aussi en vue un film dont le titre : J’étais une jeune fille laide, est un effronté mensonge (A notre connaissance, ce film n’a jamais été tourné. NDLR).
Danielle hors sa légende
Il est difficile à une vedette d’échapper à sa légende.
Danielle est cependant une jeune femme fort simple qui aime sa maison et chérit la solitude. Pour ne rien omettre de sa vie loin des studios on peut révéler qu’elle est fort gourmande, goûte le vin des bonnes époques et qu’elle fume beaucoup.
Elle sépare d’ailleurs d’une façon absolue son existence de son métier.
Lui demande-t-on ses partenaires favoris ?
— Les acteurs qui ont du talent, répond-elle.
Et ce n’est pas une mauvaise opinion.
FIN
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
Le blog consacré à Danielle Darrieux.
La notice biographique de Danielle Darrieux sur le site de l’Encinémathèque.
“Danielle Darrieux: le feu sous la glace“, article d’Olivier Rajchman dans L’Express en 2015.
Danielle Darrieux évoque les débuts de sa carrière au cinéma en 1957.
Danielle Darrieux en 1990 interviewée par Eve Ruggieri à propos de sa longue carrière.
Danielle Darrieux en 1957 interviewée par François de Chalais sur son statut de vedette.
Souvenirs et chansons de Danielle Darrieux.
Un beau diaporama sur la carrière de Danielle Darrieux.