Nous poursuivons notre série d’articles autour du chef d’oeuvre de Carl Dreyer, La Passion de Jeanne d’Arc, à l’occasion de la rétrospective Carl Dreyer à la Cinémathèque française (jusqu’au 6 novembre 2016). Si vous désirez lire les articles précédents, cliquez ici.
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Cette fois-ci nous avons trouvé cet entretien avec la fameuse Valentine Hugo, la peintre et illustratrice, qui a beaucoup côtoyé les surréalistes et plus particulièrement André Breton et Paul Eluard.
A l’époque de cet entretien, elle est encore la femme de Jean Hugo, l’arrière-petit-fils de Victor Hugo. C’est lui qui s’est occupé des costumes de La Passion de Jeanne d’Arc et elle fut son assistante. Elle livre ainsi à Cinémonde quelques souvenirs sur le tournage du film.
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La Passion de Jeanne d’Arc est sorti à Paris le 26 octobre 1928 au cinéma Le Marivaux.
Comment nous avons tourné La Passion de Jeanne d’Arc
paru dans Cinémonde du 3 janvier 1929
Des livres, des livres…
Oh ! combien de livres ! Les bibliothèques en espaliers grimpent le long du mur, chargées de leurs fruits précieux. Des objets rares ; une caravelle qui semble vous inviter aux randonnées les plus merveilleuses ; dans un immense verre, une immense pipe de verre rose, et, comme chez Colette, des presse-papiers, globes transparents enrobant une floraison étrange éclose on ne sait comme dans l’eau pure du cristal, voilà ce que mes regards, épris du calme intelligent de cet intérieur où l’on sent la pensée vivre, cueillent dès l’abord.
La porte s’est ouverte…
Mme Valentine Hugo s’avance vers moi.
Comme on devine, en la voyant, en l’écoutant, que cette jeune femme est habituée à l’activité, au travail intellectuel, à l’élaboration des rêves qui ne s’en vont pas en fumée ! La sympathie naît à la vue de ce visage pensif et charmant, devant la profondeur, la franchise de ce regard.. Mme Jean-Victor Hugo, femme de l’arrière-petit-fils du grand poète, doit savoir ce qu’elle veut.
— Je suis doublement heureuse de vous voir, dit-elle aimablement, car j’aime beaucoup Cinémonde, qui m’a plu tout de suite. Dites-le : la présentation, le texte, tout m’a intéressée. Je vous dirai donc avec plaisir que j’ai toujours été la collaboratrice de mon mari pour le théâtre et, depuis un an, pour le cinéma. C’est lui qui dessina les costumes de La Passion de Jeanne d’Arc et c’est moi qui les fit exécuter en essayant de conserver à la réalité la fraîcheur et la netteté des miniatures. Les robes des moines étaient en véritable bure ; eux-mêmes avaient été réellement tonsurés. Nous veillâmes à ce que tout fut le plus proche possible de la vérité, ainsi que Dreyer avait cherché à faire le plus humain. C’est dans cette recherche de la vérité qu’il supprima le maquillage.
— En sera-t-il toujours de même ?
— Cela dépendra des rôles. S’il s’agit d’une femme qui se maquille dans la vie courante, nous la maquillerons. Mais il ne pouvait être question de grimer Jeanne ! Et les paysans eux-mêmes n’eussent pas donné l’impression d’être naturels ! Vos lecteurs savent dejà que les cheveux de Falconetti furent réellement coupés au ras du crâne. Pour son baptême des projecteurs, elle eut là une incarnation admirable dont elle se montra digne, vivant son rôle avec une infinie grandeur d’âme. Nous étions d’ailleurs pénétrés d’une atmosphère de sincérité prodigieuse. Les larmes de Falconetti étaient presque toujours des larmes de souffrance véritable. Quel merveilleux apprentissage dans l’art complexe du cinéma que le mien ! Suivre le travail de Dreyer, ses patientes et courageuses recherches, celui de l’opérateur Maté, dont la science fut précieuse à notre metteur en scène, fut pour moi une joie que vous devinez. Et puis, que de souvenirs amusants ! Chaque scène terminée, que de contrastes ! L’on voyait les moines qui, jusque-là, s’étaient montrés majestueux, relever leur robe et marcher à grandes enjambées… Malgré la gravité qui creusait tous les fronts, c’était souvent, au repos, grâce à d’originales situations, bien des éclats de rire…
Mais je veux vous confier… un trésor ! Pour la première fois, l’on verra paraître des photos faites d’après le positif du film. Le photographe au service de La Passion de Jeanne d’Arc n’était pas présent lors des prises de vue du bûcher. Ces photos représentent donc le jeu des artistes tel qu’il parût sur l’écran. C’est pour cela qu’elles sont si vraies. Combien je suis heureuse de vous confier pour Cinémonde des documents inédits et, j’ose le dire, d’une valeur inestimable, puisqu’elles représentent des scènes de cette « histoire de Jeanne d’Arc reconstituée par des états d’âme », selon Jacques de Lacretelle. « On dirait, explique-t-il encore, que l’appareil n’enregistre pas la surface des choses, qu’il est braqué droit vers l’intérieur ». Et cette impression, vous l’avez en regardant ces photographies…
Nous n’osons retenir davantage Mme Jean-Victor Hugo. Ne part-elle pas pour Turin et Madrid faire des conférences sur le beau film de Dreyer et sur le cinéma ? De plus, Mme Valentine Hugo et M. Maté sont les collaborateurs de M. Dreyer pour sa prochaine réalisation…, et nous croyons savoir que celle-ci sera tournée à Rome.
En adressant à Mme Jean-Victor Hugo les félicitations et les remerciements de Cinémonde, je citerai cette phrase de Paul Morand :
— A quelques signes, on se rendait compte depuis peu de temps que le cinéma français essayait de vivre; avec La Passion de Jeanne d’Arc, il est né ! »
Myriam Aghion
Source : Collection personnelle Philippe Morisson
Pour en savoir plus :
La rétrospective Carl Dreyer sur le site de la Cinémathèque française.
Un article sur Valentine Hugo paru dans Les Echos.
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=LAS0g0qY2AU[/youtube]
Un extrait de La Passion de Jeanne D’Arc dans Vivre sa vie de Jean-Luc Godard.
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=CQj_3AY-E1g[/youtube]
La Bande-Annonce américaine de La Passion de Jeanne D’Arc.
La scène “Dieu vous a-t-il fait des promesses” sur le compte Youtube de Criterion.