C’est dans le n°10 de Cinémagazine daté du 10 mars 1922 que l’on trouve ce portrait du grand cinéaste suédois Victor Sjöström, l’auteur des Proscrits, de La Charette Fantôme et du Vent.
Nous publions cet article à l’occasion du cycle « L’ÉCOLE SUÉDOISE : LYRISME DE LA NATURE » à la Cinémathèque française du 3 au 7 février 2016.
Vous pouvez voir la programmation complète du festival « 25 » ici.
PORTRAITS D’ARTISTES SUEDOIS
Le film suédois est jeune. Il a treize ans à peine. En 1915, il fit un début timide sur l’écran français. A ce moment, la France avait des tâches plus sérieuses que celle d’observer la marque et le pays d’origine d’un film. Pendant quelques années, les films suédois passèrent inaperçus dans des cinémas de quartier. Même Les Proscrits — qui plus tard furent appelés « sans doute le plus beau film du monde » par un des grands critiques français — ne furent pas remarqués à ce moment. Ce n’est qu’en 1920, quand on donna La Fille de la Tourbière, Le Trésor d’Arne, Dans les Remous, etc.. à Gaumont-Palace et dans les grands cinémas des boulevards, qu’on découvrit l’existence du film suédois ; on remarqua non moins sa nouveauté que l’habileté avec laquelle on y utilisait les moyens déjà connus.
Mais la Suède est un petit pays. Sa production de films est restreinte : une dizaine par an. Entre chaque film présenté, le public a le temps d’oublier les noms étranges, d’orthographe bizarre, et les figures inhabituelles. Pour dissiper cette ignorance, nous avons demandé à un critique suédois, particulièrement autorisé, de présenter aux lecteurs de Cinémagazine quelques-unes des vedettes de l’art cinégraphique suédois.
Victor Sjöström
(Prononcer “Cheustreum”)
Dans le monde cinématographique suédois, un nom est illustre entre tous : celui de Victor Sjöström, metteur en scène et acteur.
Né le 20 septembre 1879, il débuta sur la scène à l’âge de 21 ans.
Pendant une douzaine d’années il joua en province et dans la seconde ville de Suède : Gothembourg. Il eut bientôt la réputation d’un des meilleurs comédiens du pays ; à Stockholm, ville aux troupes théâtrales fixes, il était pourtant peu connu. Entre temps également il avait joué en représentations à Copenhague. Bien qu’il se soit consacré depuis au cinéma, il n’a pas oublié ses premières amours et remonte quelquefois sur les planches.
En 1912, il fut engagé par la Société Svenska Biografteatern, fondée alors depuis trois ans, et depuis renommée dans le monde entier sous le nom de Svenska Film.
Le premier film de Sjöström fût Les Masques noirs, mis en scène par Mauritz Stiller, le deuxième grand nom du cinéma suédois. Le film était conforme au goût du temps, c’est-à-dire sensationnel. On voyait Sjöström traverser une rue, sur un fil de fer, à la hauteur d’un cinquième étage. Il n’était naturellement pas danseur de corde et la scène était truquée. Avec ce film plus mélodramatique qu’artistique, Sjöström gagna cependant le cœur du public en Suède et dans d’autres pays, car Les Masques Noirs fut le premier grand film qui rayonna hors de son pays d’origine.
La même année, Sjöström débuta également comme metteur en scène. Son premier film, Le Jardinier, fut cependant interdit par la censure. On ne le donna pas au public.
L’année suivante vint la revanche avec Ingeborg Holm, étude psychologique et sociale qui attira beaucoup l’attention en de nombreux pays. Sjöström conquit cette fois une réputation de bon metteur en scène. Deux années passèrent, où il prit part à quatre ou cinq films.
En 1916, Sjöström créa son premier film littéraire Terje Vigen, tiré d’un poème d’Ibsen, le grand écrivain norvégien. C’était le premier essai en Suède, de produire sur l’écran l’œuvre d’un auteur célèbre. Il faut reconnaître que Sjöström sut rendre à un étonnant degré l’esprit du poème choisi, qui se trouvait, pour ainsi dire « traduit » en film. On retrouvait, en guise de points communs, beaucoup plus que le titre et le nom des personnages. Intensité de sentiment et rythme de la vie, tout y était. Terje Vigen représentait le grand art pour des raisons plus solides qu’une bonne mise en scène, un jeu parfait et un art photographique sans tâche. Sjöström jouait le rôle principal avec la force saine, mesurée, qui le caractérise.
Svenska Bio, en ce temps-là, acheta le droit de mettre au cinéma les œuvres de la grande autoresse suédoise, titulaire du prix Nobel de littérature, Selma Lagerlof. En 1917, Sjöström édita un premier film, d’après l’œuvre de cet écrivain : La Fille de la Tourbière.
Cet excellent film fut surpassé par un second, la même année : Les Proscrits, pièce d’un tragique extraordinaire, écrite par l’islandais Johann Sigurjonsson. Dans ce poème d’amour étrange, sorte de variation sur le thème éternel du duo de Roméo et Juliette, Sjöström donna le meilleur de son art comme metteur en scène et comme interprète. Il montra à quoi peuvent mener la simplicité et le naturel, et comment on parvient à la vérité par des moyens sans apparence mais profonds. Que l’on compare Les Proscrits avec un film italien magnifique et courant et que l’on dise lequel touche plus le cœur.
Mais Sjöström n’était pas encore au bout de son travail de l’année. Dans Le meilleur film de Thomas Graal, comédie de genre américain mise en scène par Stiller, il joua avec bonne humeur le rôle en vedette. La même année, mettre en scène deux grands films littéraires, jouer dans l’un le grand rôle tragique, figurer dans le film d’un collègue comme excellent comédien, quel autre pays citerait un homme d’activité aussi variée.
En 1918, Sjöström commença le travail de Selma Lagerlof, où il paraît comme acteur. Des dix parties projetées, il termina dès l’été les deux premières. En attendant la suite, ces parties furent éditées à part sous le titre : La Voix des Ancêtres. L’année suivante fut créée une nouvelle partie : La Montre brisée, ainsi que le premier véritable drame cinématographique suédois : Le Monastère de Sendomir.
Plus remarquable encore que ces œuvres, est La Charrette Fantôme, tournée l’année suivante, d’après un roman de Selma Lagerlof. C’est peut-être le chef-d’œuvre de Sjöström et ici, comme en Angleterre, en Amérique, en Allemagne, il a été grandement loué par les critiques. Le genre triste et fantastique de ce film a cependant provoqué quelques manifestations du public.
On a beaucoup discuté à ce sujet. J’ajouterai seulement que l’impression d’ensemble et le balancement des parties ont dû souffrir d’une coupure d’au moins deux cent mètres pratiquée en France dans ce film. Le choix du sujet à part, personne, je pense, ne niera l’exécution technique supérieure et l’interprétation hors ligne du rôle principal, toutes deux assumées par Sjöström.
Quant à son dernier film : Qui juge ? situé au temps de la Renaissance et créé au cours de l’été 1921, le scénario est d’un jeune auteur suédois, Hjalmar Bergman, avec lequel Sjöström collabora lors d’un voyage à Florence, ville où l’action est supposée se passer. Ce film est la première création suédoise où l’on puisse proprement parler de mouvements de foule. L’œuvre, présentée au public suédois le 1 janvier cette année, a eu une presse excellente. Le public français le verra probablement vers l’automne sous les auspices de la maison Gaumont éditrice en France de la plupart des films suédois.
La qualité essentielle de Sjöström est la sobriété. Il choisit la mimique et les gestes les plus simples comme acteur. Comme metteur en scène, il excelle dans l’utilisation de la nature où rien n’a de laideur, grâce à son sens de la poésie. Sjöström est un des plus grands lyriques du film et c’est à cet égard qu’il a si bien interprété les œuvres de mysticisme poétique de Selma Lagerlof. Mais Sjöström n’a que quarante-deux ans et l’on peut attendre de lui des œuvres encore plus grandes, encore plus proches de la réalisation de l’idéal cinématographique.
Ture Dahlin
P.-S. — Voici les films tournés par Sjöström, avec leur date de production (*) :
1912 : « Les Masques Noirs » (a) « Le Jardinier » (m).
1913 : « Pour son amour » (a). « Ingeborg Holm » (m). « Le Miracle » (m).
1914 : « Un dans le nombre »(m). « Ne jugez pas » (m1915 : « L’argent de Judas » (m). « Les Vautours de la Mer » (m)
1916 : « Thérèse » (m). « Terje Vigen » (m et a). « L’étrange aventure de l’Ingénieur Lebel » (m et a).
1917 : « Le meilleur film de Thomas Graal » (a). « La Fille de la Tourbière » (m). « Les Proscrits » (m et a).
1918 : « Leur premier né »(a). « La Voix des Ancêtres » (m et a).
1919 : «Le Testament de sa Grâce »(m). « Le Monastère de Sendomir »(m). « La Montre brisée »(met a).
1920 : « La Charrette Fantôme » (m et a). « Maître Samuel » (m et a).
1921 : «Qui juge?» (m).
(*) (a) veut dire que Sjöström a participé comme acteur.
(m) veut dire que Sjöström a participé comme metteur en scène.
(m) et (a) veut dire que Sjöström a participé comme metteur en scène et acteur.
Source : Ciné-Ressources / La Cinémathèque Française
Pour en savoir plus :
Visionnez La Charette fantôme en version restaurée (jusqu’au 28 avril 2017) à l’adresse suivante :
http://cinema.arte.tv/fr/article/la-charrette-fantome-de-victor-sjostrom
[youtube width=”420″ height=”315″]https://www.youtube.com/watch?v=PHipr_iPNbA[/youtube]
Un extrait de son chef d’oeuvre hollywoodien Le Vent / The Wind.