MICHÈLE MORGAN OU LE ROMAN D’UNE JEUNE FILLE PAUVRE (Pour Tous 1946) – part1


Il y a donc tout juste cent ans, jour pour jour, que naissait Michèle Morgan, l’une des grandes icônes du cinéma français.

Nous lui avions déjà rendu homage à de multiples reprises ici notamment ici et , mais surtout avec les articles publiés dans Pour Vous entre 1937 et 1939 (cf ici).

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Cette fois-ci, pour célébrer le centième anniversaire de Michèle Morgan, nous vous proposons cette série de quatre articles parus dans la revue Pour Tous. C’était une revue qui parue à la fin de la guerre, durant deux années, de 1946 à 1947, et qui voulait s’inscrire dans la continuité de la célèbre revue des années trente Pour Vous.

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Cette série d’articles intitulée “MICHÈLE MORGAN OU LE ROMAN D’UNE JEUNE FILLE PAUVRE” a été écrit par L. Massar que l’on retrouve également, l’année d’après, dans Cinémonde.

Fidèle à l’esprit de cette revue, qui se voulait orienté très grand public (trop sans doute), L. Massar n’échappe pas à l’écueil de romancer à outrance la vie et la carrière de Michèle Morgan, article destinée sans aucun doute à faire rêver les futures apprenties comédiennes, lectrices de Pour Tous.

Néanmoins, cette série permet de se remettre en mémoire l’extraordinaire début de carrière de Michèle Morgan.

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Cette série d’articles, que nous publierons en deux parties, est un bon reflet de ce qu’était la presse de cinéma commerciale dans l’immédiat après-guerre en France.

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Bonne lecture !

 

MICHÈLE MORGAN OU LE ROMAN D’UNE JEUNE FILLE PAUVRE – part 1

par L. Massar

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

Après un trop court séjour parmi nous, Michèle Morgan vient de nous quitter. Mois ce n’est qu’un au-revoir !

Son fils, son mari et Hollywood nous la rendront dans quelques mois. Cependant même cette perspective ne peut combler le vide que son absence creuse dans le cœur des spectateurs français, où elle règne en favorite. Aussi bien, pour la garder un peu plus longtemps parmi nous, « Pour Tous » a jugé bon d’entreprendre le récit de sa vie et de sa carrière. L’une et l’autre appartiennent plus à la légende qu’à la réalité, non pas parce que nous entendons les idéaliser, mais parce qu’elles sont naturellement merveilleuses, au point de ressembler à un conte de fées.

Un conte de fées qui serait une belle histoire de réussite et aussi d’amour.

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Entre deux giboulées, un 29 février d’il y a deux décades d’années, vint au monde une petite fille toute ronde. Elle descendit du ciel à destination du 9 de la rue de l’Eglise, à Neuilly-sur-Seine, en emportant dans ses yeux le reflet immaculé du paradis d’où elle venait.

Sa mission première fut d’être l’aînée d’une famille qui s’agrandira par la suite : celle de M. Louis-Jean Roussel, comptable chez Godet, le parfumeur-— Nous l’appellerons Simone, dit l’heureuse maman à son mari…

Va pour Simone ! répondit celui-ci en prenant son chapeau pour aller déclarer sa progéniture.

Ainsi fut adoptée, par un jeune et modeste foyer, cette enfant des fées que l’on gratifiera plus tard de deux frères et d’une sœur.

Ses toutes premières années ne se signalèrent par aucun fait sensationnel. L’évolution qui conduisit la petite Simone du stade bébé au stade fillette n’a rien de particulièrement caractéristique. A nos yeux du moins. Mais il importait de connaître le souvenir qu’en garde Michèle Morgan elle-même… Nous lui en avons parlé peu avant son départ en Amérique et elle nous a confié :

Je crois que j’ai été très tôt une enfant terrible. Ainsi n’ai-je, paraît-il, jamais voulu jouer à la poupée. Toutes celles qu’on me donnait subissaient un sort identique : écartèlement ou décapitation ! On raconte aussi chez moi qu’à 3 ans je me suis un jour sauvée avec une bande de garçons. C’était sans doute le charme de l’aventure qui déjà m’entraînait. Seulement, je fus bien vite abandonnée et perdue par les galopins en question. Si bien que c’est au commissariat que mes parents me retrouvèrent. Cela ne m’empêcha nullement de recommencer, car j’avais une préférence marquée pour les jeux de garçons, même violents ! Ce que j’ai pu me battre jusqu’à 10 ou 12 ans, c’est fou !

Et comme nous demandions à Michèle Morgan de nous dire quel est personnellement le tout premier souvenir qu’elle a de son enfance, elle enchaîna :

Il y a une chose qui m’est restée à l’esprit, aussi loin que je puisse remonter. C’est lorsque je montais sur la plage de Cayeux où je passais mes vacances. J’étais si petite et il y avait tant de galets que j’avais l’impression de gravir une interminable montagne. Je pressentais comme un symbole dans cette impression déprimante.

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

Un petit diable et un vrai clown

En général, on ne s’inquiète pas de l’avenir d’une petite fille. Surtout à l’époque où Michèle Morgan l’était. Et jamais un ami de la famille n’aurait songé à lui poser la question rituelle et embarrassante qui plonge les petits garçons dans une grande perplexité :

— Qu’est-ce que tu feras lorsque tu seras grand ?

Simone Roussel aurait d’ailleurs bien surpris l’ami indiscret car elle aurait répondu dans une cabriole :

Je veux être professeur de gymnastique !

C’était là sa toute première ambition quand elle allait à l’école où, bien entendu, elle était une élève un peu dissipée. Peut-être les préaux de récréation de la maternelle de la rue des Poissonniers, à Neuilly. pourraient-ils nous faire des confidences à ce sujet ? Ou bien encore les murs du lycée de la rue Saint-Philippe-du-Roule ? Car ce sont les deux établissements d’enseignement qu’elle a fréquentés avant que ses parents ne l’emmènent à Dieppe où son père voulut essayer, en 1932, d’améliorer la situation de sa petite famille de quatre enfants : Simone, Paul, Pierre et Yvonne.

A Dieppe, Simone fréquenta encore un temps le collège de la ville où elle se lia d’amitié avec une camarade qui est demeurée son amie et qui a évoqué pour nous le temps où Michèle Morgan et elle s’asseyaient sur le même banc d’école :

J’ai connu Michèle quand elle avait 12 ans, nous a-t-elle dit. C’était le petit diable de la classe. Elle n’était pas ce qu’on peut appeler une bonne élève, car elle ne s’intéressait qu’à ce qui lui plaisait vraiment : le dessin, la « rythmique », etc.. Tout ce qui touchait un peu à l’art en somme ! Et puis, elle avait d’étonnantes dispositions pour « faire le clown » ! A tous les bals masqués, elle remportait le plus grand succès tellement elle mettait de soin et d’art à se grimer, à se déguiser… Je me souviens d’un de ses déguisements en « Hawaïenne »  : c’était merveilleux. Non seulement elle avait le costume, mais aussi l’apparence d’une fille des îles. Elle se déplaçait en dansant, avec des gestes alanguis. Je vous assure, c’était déjà du travail de grande comédienne.

Nous allions souvent au cinéma ensemble. Michèle et moi. Elle adorait les films américains à grand spectacle. On a déjà dit qu’elle rejouait les scènes qui l’avaient le plus frappée. C’est exact. Un jeudi après-midi, nous avions vu toutes les deux un film musical avec Gertrude Michael, dont j’ai malheureusement oublié le titre. Eh bien, le lendemain matin, pendant la récréation, Michèle « recomposa » devant toute la classe quelques unes des attitudes de là vedette américaine ! Jamais elle n’a eu l’ombre d’un doute sur son avenir : elle était certaine quelle serait un jour actrice. Et aujourd’hui, en me rappelant ses confidences de jadis, je me dis que sa réussite est vraiment un miracle de la foi…

Simone Roussel dut cependant interrompre ses études pour seconder sa mère, surchargée de peines, d’autant que la crise n’arrangeait toujours pas les affaires de M. Roussel.

Là, la petite fille qu’était encore Simone céda la place à la jeune fille, précocement mise, en sa qualité d’aînée, en face des difficultés de l’existence. Le « garçon manqué » s’assagit, la « tête folle » eut le temps de réfléchir et de méditer. Tant et si bien que Simone trouva dans les réalités de tous les jours qui pesaient sur elle un grand désir d’évasion.

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

Je ne suis pas restée longtemps, nous a-t-elle elle même raconté, une « petite fille » et cela dans bien des domaines. Souvent j’avais la charge de mes frères et de ma soeur, ce qui me donna un côté maternel qui amène plus de sérieux dans l’esprit d’une enfant. J’ai acquis ainsi de l’initiative et aussi de l’indépendance. Sans parler d’une maturité d’esprit qui m’a toujours fait voir et penser plus haut, plus grand que mon âge. Je le dis sans forfanterie parce que c’est le signe d’un tempérament que je garderai toujours.

Cette émancipation prématurée de la petite Simone Roussel, nous la retrouvons dans une anecdote entre cent autres. A douze ans, elle voulait absolument se maquiller comme une jeune femme en prenant exemple sur l’une de ses tantes. Cela lui paraissait tout naturel. Elle se mettait du rouge aux lèvres et se faisait les cils avec une inconscience désarmante. Sa tante avait beau lui dire que c’était très laid de se maquiller, Simone avait cette réponse inénarrable :

Tu le fais bien, toi !

La prédiction de l’astrologue.

C’est à Dieppe que Simone eut la révélation du cinéma en s’habituant à aller chaque semaine voir les films que projetaient les salles de la ville. Elle découvrit, dans la magie mouvante qui défile sur les écrans, tout un monde nouveau et facile, imaginaire et pourtant accessible. Ses premiers rêves indéfinis se fixèrent sur cette usine des mirages qu’est le cinéma. Elle s’évada de la prison de l’incertitude enfantine et se lança avec une intensité folle dans les ambitions démesurées de la jeunesse.

Car elle n’avait que treize ans lorsqu’elle se jura d’entretenir comme un rêve sacré le rêve qu’elle vouait à cette porte ouverte de toutes les beautés du monde : l’écran.

Elle se fit répéter souvent une histoire que ses parents racontaient parfois en riant et qui la concernait. cette fameuse histoire aujourd’hui légendaire d’un ami de son père, astrologue à ses heures, qui lui avait prédit, lorsqu’elle était toute petite, quelle serait un jour « célèbre et adulée ». Il avait lu cela dans sa main en lui faisant regarder les étoiles.

Mais depuis…

Quoi depuis ?… Qu’aurait-il pu arriver jusqu’à présent pour confirmer la prédiction ? Il était normal que rien n’ait encore engagé Simone sur son chemin de Damas. Et n’était-ce pas un présage que cette grande passion qui l’occupait maintenant tout entière, que cet appel irrésistible qu’elle ne pouvait faire taire ?

Je me suis prise peu à peu à croire à ma chimère, nous a dit encore Michèle Morgan, l’histoire de mon départ de chez moi est connue. J’avais entraîné mon frère Paul dans l’aventure. Il faut bien croire que les astres m’étaient favorables, et particulièrement le signe du Poisson sous lequel je suis née. Comment concevoir autrement que ma fuite de Dieppe et mon arrivée à Paris, alors que j’avais quinze ans, aient pu avoir quelques mois plus tard un si heureux dénouement ?

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

Comment ? Charmante Michèle Morgan qui se méconnaît elle-même, qui ne réalise pas que sa personnalité extraordinaire était déjà une option sur la réussite et que sa passion profonde lui permettrait de surmonter des épreuves difficiles. Car il y a les chapitres sans soleil, sans ciel bleu et sans sourire… même dans les contes de fées.

Ainsi donc Simone Roussel s’enfuit une nuit du domicile paternel en compagnie de son frère, pour regagner Paris où résidait sa grand-mère, de même qu’un oncle et une tante. Elle s’enfuit parce que ce que nous pouvons appeler, nous, sa vocation incontestable, ne pouvait plus se contenter de rêves. Il lui fallait une expérience pour s’épanouir ou s’étioler.

Il y eut d’abord à convaincre ses parents de la laisser à Paris, puis il fallut s’engager toute seule dans la voie, frapper aux portes, solliciter, dire son nom.

La lutte était engagée entre la petite Simone Roussel, inconnue et inexpérimentée, et la Chance. Il serait plus juste de dire : entre Michèle Morgan et la Chance. Car déjà « Michèle Morgan » était née. Certes, Simone existait encore, mais elle avait un double, comme dans les histoires de réincarnation. Un double anticipé, si nous pouvons dire, dont elle connaissait l’avenir. Car ses rêves avaient une telle ampleur en elle qu’ils arrivaient à se détacher de l’imaginaire pour être une conviction. C’est ce que nous disait plus haut son amie d’enfance. C’est aussi ce qui explique cet aveu de la Michèle Morgan d’aujourd’hui :

Mon pseudonyme n’est pas l’effet du hasard ou d’une obligation. Je l’ai choisi, bien avant ma venue à Paris pour faire du cinéma, lorsque, petite fille, j’aspirais à être un jour vedette. J’avais une si grande foi dans mes rêves que j’étais persuadée d’aller à Hollywood… et c’est en prévoyant cela que j’ai opté pour Morgan.

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

Mais le premier Hollywood de Michèle, ce fut la loge commune des figurantes. Car elle fut figurante dès son arrivée à Paris. Peu de gens savent qu’elle était perdue dans la foule anonyme de « Mayer-ling ». Elle, elle s’en souvient très bien. Par contre, nous lui citons un ou deux titres qui ne lui rappellent plus rien :

Non, je ne crois pas avoir figuré dans « Une fille à papa ». Je n’en ai aucun souvenir. Ce qui n’est pas le cas de « Mademoiselle Mozart », pendant les prises de vue duquel j’ai été très impressionnée de « voir de prés » Danielle Darrieux, qui était la nouvelle vedette d’alors.

paru dans Pour Tous du 30 avril 1946

La fin d’une légende

Nous savons aussi que Michèle Morgan, lors de ce film, intéressa le metteur en scène Yvan Noé qui la remarqua parmi les autres figurantes et lui conseilla de travailler en lui disant : « On ne s’improvise pas comédienne, on le devient ». L’enchaînement des choses conduisit donc Michèle au cours de René Simon où elle rencontra Jacqueline Porel, François Périer, Jacqueline Gautier, et bien d’autres, qui ont fait leur chemin depuis.

Michèle Morgan travailla beaucoup avec René Simon, en passant par des alternatives d’enthousiasme et de dépression, croyant parfois toucher au but et s’apercevant aussitôt après que le jour n’était pas encore venu.

En attendant, elle fit un peu de théâtre dans quelques spectacles de jeunes et encore un peu de figuration au cinéma dans « La Vie parisienne » et « Mes Tantes et moi ». Il est d’ailleurs curieux de préciser que, finalement, toutes les figuration de Michèle Morgan représentent en tout et pour tout trois ou quatre jours de studio. On ne peut même pas dire quelle ait vraiment été figurante, malgré la légende qui s’est créée. Et cela est bien le plus merveilleux de son aventure, ainsi que sa rencontre avec le script-girl Jeanne Witta pendant la réalisation du film de Léonide Moguy, « Le Mioche », dans lequel Michèle Morgan s’était vu confier enfin une silhouette.

Mais nous abordons ici un chapitre nouveau qui n’appartient plus à la petite Simone Roussel, ni à Michèle Morgan, débutante inconnue.

L. MASSAR

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MICHÈLE MORGAN OU LE ROMAN D’UNE JEUNE FILLE PAUVRE – part 2

par L. Massar

paru dans Pour tous du 7 mai 1946

« Pour Tous » a commencé la semaine dernière le récit passionnant de toute l’histoire de Michèle Morgan, comme pour profiter encore du scintillement de cette grande étoile qui vient de quitter une nouvelle fois notre ciel cinématographique.

Nous avons révélé ainsi dans notre premier chapitre quelle petite fille avait été Michèle Morgan et quelle passion irrésistible l’avait poussée à tenter sa chance au cinéma. A peine avons-nous ébauché ses modestes débuts qu’il nous faut déjà aborder sa brillante, sa rapide, sa féerique réussite.

paru dans Pour tous du 7 mai 1946

OU LA CHRYSALIDE DEVIENT PAPILLON…

Quand elle eut terminé sa silhouette clans « Le Mioche », où elle faisait vraiment ce qu’on peut appeler de la figuration intelligente, Michèle Morgan reprit place dans l’obscurité comme tous ceux qui attendent. Ce fut à nouveau la vie quotidienne et son grand vide en dehors du cours René Simon dont elle devenait incontestablement l’un des éléments les plus attachants. Encore qu’il arrivait à René Simon d’être très dur avec elle. Mais pour mieux la stimuler.

La jeune élève ne se doutait pas, en ce début de l’année 1937. que la chance l’avait enfin élue comme protégée.

Comme nous l’avons dit, Michèle avait fait la connaissance de la script Witta pendant la réalisation du « Mioche », et cette dernière ne devait pas oublier la petite figurante au visage triangulaire qui lui avait confié ses espoirs vibrants d’une ardente flamme. Venant d’être engagée par Marc Allegret pour être la script-girl du nouveau film de Raimu, Witta apprit que producteur et réalisateur cherchaient une interprète pour le principal rôle féminin.

Je connais une jeune fille qui vous intéresserait sûrement, s’empressa-t-elle de dire à Marc Allegret.

Et Michèle Morgan fut convoquée pour faire un essai. Elle y vint sans illusion, ne pouvant croire qu’une aussi belle chance soit possible. C’était le 29 février 1937, le jour de son anniversaire. Une semaine plus tard, elle signait son contrat qui lui valait un cachet de 12.500 francs. Raimu lui. était payé 400.000 francs.

L’engagement de Michèle ne fut d’ailleurs pas aussi facile qu’on le croit. Certes, son essai avait enthousiasmé Marc Allegret. Mais il est curieux de dire aujourd’hui que ni André Daven, le producteur, ni Raimu, n’étaient favorables à cet engagement :

Elle n’a pas de « nom », disait le premier en bon commerçant.

Je ne fais pas du cinéma pour servir de tuteur aux débutantes, enchaînait le second.

paru dans Pour tous du 7 mai 1946

Michèle Morgan et Jacques Terrane dans La Loi du Nord de Jacques Feyder.

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Marc Allegret leur tint tête et l’on dit aussi que Marcel Achard, l’auteur du scénario, était de son avis. Et tous deux répliquaient de chœur :

Cette gosse, avec sa mine de rien, est exactement la femme du rôle. Tous les autres essais ont été mauvais ou insuffisants. Pourquoi ne pas essayer cette inconnue ?

Peut-être se souvint-on alors que Marc Allegret n’avait pas été mauvais prophète lorsqu’il avait tenu le même raisonnement pour Simone Simon à propos de « Lac aux Dames ». Quoiqu’il en soit, Michèle Morgan fut engagée et c’est ce qui importe pour nous. Avec aussi la grande réussite qu’elle trouva immédiatement au bout.

Car, si « Gribouille » fut une des meilleures créations de Raimu, il n’en est pas moins vrai cependant que le film trouvait le maximum de sa valeur dans la seule interprétation de Michèle Morgan. Elle imposa du premier coup sa personnalité et se révéla aussitôt une « présence ». On peut même dire que c’est avec elle que le mot « révélation » fut introduit dans les mœurs publicitaires et journalistiques du cinéma français. à un point tel qu’il fut souvent employé par la suite d’une manière aussi abusive qu’injustifiée.

Au point de vue de l’interprétation, Michèle Morgan ne fut pas tellement satisfaite d’elle dans « Gribouille ». Cependant, contrairement à ce qu’on a dit et contrairement aussi à ce que la plupart des vedettes croient de bon ton d’affirmer, elle ne fut pas trop déçue lorsqu’elle se vit pour la première fois « en images sur un écran » :

Je ne me suis nullement trouvée mal, nous a-t-elle avoué en toute sincérité. Au contraire, j’ai été agréablement surprise. Certes, je me suis découverte une drôle de tête… Mais cela m’a plu !

Ce qui lui plut aussi ce furent ses premières visites chez les grands couturiers. On la conduisit chez Lelong pour les toilettes toutes simples du film. C’était quelques jours après avoir signé son contrat et, naturellement, Michèle y alla avec la seule robe qu’elle possédait : une robe vert bouteille, désespérément longue, d’une coupe on ne peut plus standard. Il parait que son arrivée en grand équipage chez le célèbre couturier surprit très vivement les riches clientes présentes qui se demandaient qui pouvait bien être cette pâle jeune fille si modestement mise qu’on introduisait dans les salons…

Elles ont dû le savoir depuis.

paru dans Pour tous du 7 mai 1946

LA DÉBUTANTE ET SON DISTANT PARTENAIRE

Après « Gribouille », le producteur André Daven comprit qu’il avait eu tort d’hésiter pour engager Michèle Morgan et, voulant sans doute se racheter pour sa propre satisfaction, il l’engagea pour le film que Charles Boyer venait faire en France cette année-là : « Orage ». Marc Allegret en était également le réalisateur et Lisette Lanvin, Jean-Louis Barrault (alors inconnu), Robert Manuel complétaient la distribution.

Il faut bien dire que. cette fois encore, et bien que le producteur soit passé dans le camp de ses partisans, que Michèle fut, à l’origine, acceptée sans enthousiasme par la « star » d’Orage. Charles Boyer ne cacha pas son mécontentement d’avoir une presque inconnue pour partenaire, surtout dans un rôle de femme fatale que d’autres vedettes consacrées auraient été ravies d’incarner. Seulement voilà, ces vedettes chevronnées auraient-elles pu, dans leur déformation professionnelle. donner à l’héroïne ce coté de fraîcheur qui a permis à Michèle une si émouvante création ? Marc Allegret le savait bien. Et une nouvelle fois il obtint gain de cause.

Sincèrement, a raconté un jour Michèle Morgan. « Orage », au moment de sa réalisation et de sa sortie, m’a laissé presque une mauvaise impression. J*étais insatisfaite. Heureusement tout s’est arrangé et j’aime beaucoup mieux ce film maintenant.

On imagine facilement en effet combien devait être pénible la partie de cette débutante, mise en présence d’un partenaire en pleine gloire, chargée d’un rôle écrasant… d’autant plus quand on sait que le premier jour de tournage Michèle Morgan dut jouer une scène d’amour avec Charles Boyer, alors qu’elle n’avait échangé avec lui que quelques formules de politesse lors des présentations, et alors qu’entre toutes les scènes Boyer conserva la même froideur distante vis-à-vis d’elle.

Par contre, elle doit à « Orage » une amitié qui la réconforta : celle de la charmante Lisette Lanvin. Elles sont demeurées très amies, en souvenir du temps où la jeune révélation de « Gribouille » traversait une période de solitude que Lisette Lanvin s’employa la première à meubler.

Car personne n’a oublié l’espèce de tristesse latente dont Michèle Morgan ne se départissait jamais à cette époque et jusqu’à ce que sa consécration soit vraiment effective, ce qui lui donna tout de même plus d’assurance… et plus d’amis !

Sa consécration totale auprès du grand public c’est « Quai des Brumes » qui la lui a apportée. Le chef-d’œuvre de Marcel Carné reste en effet marqué par l’admirable opposition de Gabin et Michèle, à tel point que nous pouvons bien dire que cette dernière a incontestablement trouvé en Jean Gabin son partenaire idéal pour l’écran. Et cela aujourd’hui encore, jusqu’à nouvel ordre. Par contre, on verra plus tard que ce n’est qu’en Amérique qu’elle trouvera l’idéal masculin de ra vie.

« Le récif de corail » et « L’entraîneuse » suivent « Quai des Brumes » dans la liste des films de Michèle Morgan. Films d’envergure relative, ils ne peuvent avoir d’histoire. Seule, cette confidence de leur vedette peut être retenue pour le second :

— « L’entraineuse » fut le premier film où j’ai pu « m’habiller » un peu, et vraiment, cela m’a beaucoup amusée.

paru dans Pour tous du 7 mai 1946

Avec « Les musiciens du Ciel » de Lefèvre et Lacombe, c’est à nouveau la comédienne qui se retrouve à l’état pur dans un rôle merveilleux. Le film l’est aussi. Il est un de ceux qui ont le mieux servi Michèle Morgan ainsi que le suivant « La loi du Nord », de Jacques Feyder, dont certains extérieurs furent tournés dans le Grand Nord, et qui nous valut la première et dernière apparition d’un grand garçon infiniment sympathique et doué : le pauvre Jacques Terrane, tué en Syrie.

Lorsqu’elle tourna ce film, Michèle Morgan était un peu inquiète de l’insistance avec laquelle Jacques Feyder lui recommandait de « graisser » ses cheveux dans certaines scènes. Ce n’est qu’à son retour en France l’automne dernier quelle a pu voir « La loi du Nord » et constater combien Feyder avait eu raison, pour la vraisemblance, de tenir à ce que ses cheveux soient ainsi « coagulés », d’autant que, sur le plan de la photogénie, il en a tiré un parti admirable. Et Michèle Morgan porte à ce film une de ses préférences. Mais ce n’est pas uniquement en fonction de la considération… capillaire dont nous venons de parler !

En évoquant « La loi du Nord », nous nous retrouvons en 1939. C’est l’année où Michèle se décide à accepter les offres des producteurs américains qui la sollicitaient depuis « Orage ». Elle signe donc un contrat avec la R.K.O. pour trois films, et son départ est fixé. Elle partira d’abord six mois, tourner un film, puis reviendra en France faire une production française.

Mais la guerre est arrivée, nous a-t-elle expliqué. Alors, bien qu’ayant signé un contrat avec Universal, j’ai préféré ajourner mon départ.

LA GUERRE, L’OCCUPATION…

A cette même époque, Michèle Morgan s’installe dans un coquet appartement rue Raynouard et le meuble à son goût avant d’y inviter ses amis pour l’inaugurer. Ce jour-là on retrouve autour d’elle : Lisette Lanvin, Jean Gabin, Jean-Louis Barrault et aussi Madeleine Renaud, avec qui Michèle va tourner « Remorques ».

Auparavant, elle fait un séjour à Nice, où Julien Duvivier tourne « Untel père et fils ». Dans ce film on lui avait offert deux éventualités : ou bien incarner Marie Froment ou bien le rôle dévolu ensuite à Renée Devillers, car finalement Michèle opta pour la première hypothèse.

Après ce film, elle rentre à Paris pour tourner « Remorques » qui fut le dernier film de la première partie de sa carrière, bien qu’elle devait encore tourner dans « Parade en sept nuits » de Marc Allegret où Micheline Presle, alors débutante, la remplaça sur sa propre recommandation. Michèle Morgan s’est souvenue de cette période avec émotion en nous racontant :

— « Remorques » fut réalisé dans les tous derniers mois de la « drôle de guerre » et dans cette atmosphère de naufrage complet qui s’empara de toute la France. Nous l’avons juste terminé avant juin 40… Quand ce fut fini, je suis allée dans ma maison de La Baule et j’ai attendu le moment propice de passer en zone libre. L’occasion se présenta rapidement, car dans les toutes premières semaines de l’occupation cela était encore facile et possible. J’ai rejoint Cannes où le tout-cinéma s’était donné rendez-vous…

Michèle s’installa au Grand Hôtel où se trouvaient déjà Danielle Darrieux, Henri Decoin, Micheline Presle, d’autres encore. Le directeur de l’hôtel était le regretté M. Gendre, dont le fils Loulou Jourdan revenait d’Italie où il avait tourné « La comédie du bonheur ».

paru dans Pour tous du 7 mai 1946

SIMONE ROUSSEL RESSUSCITE

Et puis vint le jour où Michèle Morgan dut prendre une décision, ne pouvant éternellement repousser les obligations de ses contrats avec R.K.O. et Universal. Elle se prépara donc à partir, mais le gouvernement de Vichy avait reçu l’ordre de ne pas laisser sortir de France la vedette de cinéma Michèle Morgan. Pour y parvenir, elle redevint donc une quelconque Simone Roussel à qui les visas ne furent pas refusés.

N’allons-nous pas risquer de tomber dans le lieu commun en disant combien fut émouvant son départ ? Sa famille étant bloquée en zone occupée, elle est partie toute seule sans avoir pu leur faire ses adieux. C’est une amie qui l’accompagna jusqu’à Marseille et qui la vit pleurer comme une petite fille…

Mais les artistes ne s’appartiennent pas. Et, au fond, Michèle Morgan savait bien qu’elle reviendrait dans le bonheur retrouvé, avec un nouveau diadème de gloire sur sa tête. Car Hollywood faisait partie de la destinée qu elle s’était faite.

C’est donc à l’avenir qu’elle a dû songer dans le Clipper qui nous l’enleva définitivement à Lisbonne le 16 octobre 1940. Un avenir dont elle attendait encore beaucoup de choses puisqu’au fond elle n’était qu’une jeune fille de 19 ans qui ne connaissait pour le moment que la réussite dans sa carrière mais méconnaissait le bonheur.

Allait-elle le trouver dans ce monde inconnu qui l’attendait ? C’est ce que nous allons savoir…

L. MASSAR

(A suivre).

Source : Bibliothèque du Cinéma François Truffaut via le portail des bibliothèques municipales spécialisées de la ville de Paris.

Pour en savoir plus :

Retrouvez sur le site hommage à Marcel Carné, plusieurs articles sur la carrière de Michèle Morgan, ainsi qu’un entretien téléphonique que nous avions eu le privilège d’avoir en 2009.

La page biographique de Michèle Morgan sur le site de l’Encinémathèque.

En 1993, Michèle Morgan évoque le début de sa carrière et ses partenaires, Raimu, Jean Gabin, etc.

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En 1987, Michèle Morgan évoque sa rencontre avec Danielle Darrieux alors qu’elle était figurante sur le tournage du film “Le Mioche” de Léonide Moguy.

Michèle Morgan, en 1977, invitée de l’émission « Les Oiseaux de Nuit » de la Radio Télévision Suisse évoque Le Quai des Brumes et Jean Gabin.

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Bande annonce du Quai des Brumes chez Carlotta.

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La scène de “T’as de beaux yeux tu sais”.

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