Entretiens avec Leonide Moguy (Pour Vous 1930-1938)


La Cinémathèque française propose à partir de mercredi prochain une rétrospective Léonide Moguy (du 19 février au 1 mars 2020).

Une bonne occasion donc pour rendre hommage à ce cinéaste atypique, d’origine russe, qui fit presque tout sa carrière en France, et dont l’oeuvre mériterait d’être redécouverte.

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Léonide Moguy, né Leonide Moguilevski à Saint-Pétersbourg, a commencé à tourner des documentaires à la fin des années 20 dont le rare Documents d’époque qui sera présenté dans le cadre de cette rétrospective le 20 février.

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Arrivé à Paris au début des années trente, Léonide Moguy deviendra monteur aux Studios de Joinville. Il collabore alors avec Yves Mirande, Pierre Colombier, Max Ophuls et Marcel L’Herbier.

En 1935, Léonide Moguy sera l’assistant-réalisateur d’Yves Mirande pour le film Baccara avec Jules Berry.

Ainsi, en 1936, il tourne son premier film Le Mioche, film qui révéla l’actrice Madeleine Robinson et dans lequel on retrouve dans la figuration, Michèle Morgan.

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Mais c’est surtout les deux films qui suivirent qui firent la réputation de Léonide Moguy : Prison sans barreaux et Conflit, tous deux sorti en 1938. C’est que le premier révèle l’une des actrices maudites du cinéma français : Corinne Luchaire. On y retrouve également Ginette Leclerc et Annie Ducaux qui était encore une fois l’actrice principale du second.

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Si vous désirez approfondir la carrière de Léonide Moguy, Eric Antoine Lebon vient de lui consacrer une biographie publiée aux Editions L’Harmattan : LÉONIDE MOGUY Un citoyen du monde au pays du cinéma.

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Vous trouverez ci-dessous les entretiens Léonide Moguy publiés dans Pour Vous dans les années trente.

Tout d’abord, vous trouverez deux articles dans lesquels il évoque ses deux premiers films :

Avant de tourner « Le Mioche », M. Moguy choisit ses figurants (1936).

Léonide Moguy nous parle de « Prisons sans barreaux » (1937).

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Puis, nous trouvons deux articles très intéressants où Léonide Moguy donner des pistes pour favoriser l’essor des jeunes qui veulent faire du cinéma.

Ainsi, A NOTRE QUESTION : « Faut-il encourager les jeunes ? » Léonide MOGUY répond: « Créons d’abord un centre de filtrage. » (1938).

Léonide Moguy : Il faut aider les jeunes artistes et créer une académie du cinema  (1938)

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Et pour finir, nous avons retrouvé sa toute première interview lorsqu’il venait d’arriver en France. L’occasion de faire le point sur la situation du cinéma russe avec le futur historien Jean Mitry :

Une Figure du cinema russe : L. Moguilevsky (1930)

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Un petit clin d’oeil à Quentin Tarantino qui fut influencé par les films américains de Léonide Moguy (qu’il réalisa pendant la guerre), au point que l’un des personnages de son film Django Unchained porte son nom !

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Bonne lecture !

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Avant de tourner « Le Mioche », M. Moguy choisit ses figurants

paru dans Pour Vous du 30 avril 1936

paru dans Pour Vous du 30 avril 1936

« Je veux des jeunes filles au visage intact, crie Moguy ; une démarche sportive, naturelle, les pieds d’aplomb : de la sincérité, mes enfants ! Le cinéma est l’école de la sincérité ! »

Apôtre et ironiste, le berger passe en revue son troupeau. Des jeunes filles défilent, s’engagent dans l’escalier des studios ; la rue Francoeur est envahie de jouvencelles : tous les types, toutes les castes : depuis les rats de l’Opéra jusqu’aux arpètes des maisons de couture, jusqu’à divers spécimens du high-life.
Les élues sont celles qui n’ont pas eu le temps de se faire épiler les sourcils ; les autres gardent leurs paupières meurtries, coupées d’un trait oblique qui leur donne un air hagard, une expression écarquillée, les chevilles tordues, la silhouette fléchissante sur de hauts talons.

« Voyons, Mesdemoiselles, il s’agit d’une pension de jeunes filles ! Je ne peux tout de même pas engager des petites vamps, ou des créatures truquées, Avancez, là-bas ! »

Pierre Danys, attentif, extrait d’un groupe tumultueux une ravissante blonde, vêtue de vert acide de feuille neuve et cravatée de panthère.
« Charmant ! dit Moguy, mais je ne puis vous
engager : il vous manque trop de sourcils. A une autre. »

La mère, fraîche et pourpre comme une pivoine, intervient :
« Mais voyons, Monsieur,
il ne lui en manque que dix ! Elle avait les sourcils mal plantés !
Erreur, Madame ; l’arc des sourcils de votre fille est combiné avec la ligne de ses mâchoires et constitue une indication sur son caractère ; vous rompez son expression. A toi, là-bas ; pressons ! »

(Ça fait trois cents qui ont comparu… et il y en a plus du double qui piaffe !)

paru dans Pour Vous du 30 avril 1936

Le régisseur Danys et Jeanne Etiévant tirent une blonde de treize ans qui suffoquait dans la foule des candidates : elle présente des joues rebondies sans maquillage, des yeux bleus à l’arcade sourcilière intacte et s’ébroue sur des semelles sans talon.

« Inscrivez celle-là. Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? De la danse ? Bon, continue ! »

Plusieurs se sont surpassées et ont un trait vertical au-dessus de l’œil. Voici la sous-Greta, une Marlène de quatorze ans, dont le paradis lui chatouille de menton, une Brigitte Helm au loup de tulle voltigeur sur un profil encore incertain ; enfin, une maigrichonne aux sourcils croisés, obstinée, qui tire fréquemment de son sac tout un jeu de visages d’Annabella. Elle revient et insiste.

« Alors, il faudra que tu m’écoutes ! concède le metteur en scène du Mioche. D’ailleurs, je fournis le costume et les chaussures.

« Jeanne, inscrivez celle-ci pour la gourmande ; l’autre, dans le coin, pour la petite bourgeoise. Voici la hautaine : Mlle Carveno, entendu ! Je ne crains pas de choisir des natures à l’état sauvage.

« Et puis, je vous ferai tourner en pleine campagne ! J’ai retenu Nane Germon et Annette Doria. Il y aura l’espiègle, la sentimentale, la jalouse : tous les sentiments pointent dans ces petits êtres. J’estime que l’attrait des pensionnats n’est pas épuisé depuis Mam’zelle Nitouche, et voici la plus sincère : Nadia Sibirskaïa ! »

A. Barancy

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Léonide Moguy nous parle de « Prisons sans barreaux »

paru dans Pour Vous du 22 juillet 1937

paru dans Pour Vous du 22 juillet 1937

Du balcon de ce charmant septième qu’il habite, non loin du Trocadéro, Léonide Moguy domine tout Paris. Nous y avons bavardé longuement l’autre soir, à l’heure où la Tour Eiffel lance des fusées multicolores qui s’en vont mourir dans le ciel…

« Depuis Le Mioche, je n’ai rien tourné, me dit Moguy, et cela pour la simple raison que j’ai longuement cherché un sujet à mon idée : un scénario dans lequel on trouve du sentiment, du cœur. Croyez bien que cela ne se trouve pas facilement… Un jour, M. Arnold Pressburger, producteur international bien connu (n’est-ce pas à lui que nous devons Symphonie inachevée ?) me fit venir et, me proposa de tourner Prisons sans barreaux, d’après la pièce de Porster : Gefängniss ohne Gitter. Wilhelm, le scénariste de Liebelei et de Paris-Méditerranée, en avait tiré un excellent scénario. Le sujet me plut infiniment. Henri Jeanson fit un dialogue fin, humain, plein d’esprit. Alexis Danan accepta d’être notre conseiller technique.

— Quel est le sujet de Prisons sans barreaux ?

C’est une histoire d’amour qui a pour cadre une maison de correction pour jeunes filles et pour héros un jeune médecin — le seul homme du film — et une petite détenue.

« Il ne faut pas croire, poursuit mon aimable interlocuteur, que le film s’élève contre les maisons de rééducation morale, mais le fond de l’histoire est constitué par la lutte entre les vieilles et les nouvelles méthodes de redressement.

— Avez-vous choisi vos interprètes, votre équipe ?

J’aurai pour assistant Jacques Rémy, pour opérateurs Matras et Claude Renoir, et Alexis Danan pour conseiller technique : je vous ai d’ailleurs déjà cité ce dernier en même temps que Wilhelm et Jeanson. Comme vous voyez, nous serons une équipe de « jeunes ». En ce qui concerne l’interprétation, vous touchez au point qui m’a donné le plus de travail jusqu’à présent. Mon producteur tient beaucoup à ce que l’on renouvelle les cadres du cinéma. Mon idéal serait de faire ce que l’on a tenté et si brillamment réussi avec Three Smart girls.

On se pose alors la question : doit-on augmenter le nombre des chômeuses du cinéma, ou plutôt aider de jeunes talents qui ont déjà pu faire leurs preuves ? J’ai été partout, chez René Simon, chez Baty, Dullin, Eve Francis, Mihalesco, Rouleau, au Conservatoire cinématographique
J’ai fait faire des dizaines et des dizaines d’essais. J’ai découvert beaucoup de petites pleines de talent… Ai-je trouvé mon héroïne idéale ? J’hésite encore, mais je puis affirmer que je ferai tourner avec plaisir des jeunes filles comme Annie Verney, Marguerite Perraud, Janine Guyon, Chagnoux

— Comment la voyez-vous, votre héroïne ?

Jolie et ayant une personnalité, comme Danielle Darrieux, et si possible aussi son talent… Mais cela, je le sais, ne se rencontre pas souvent…

— Et votre docteur, l’avez-vous trouvé ?

Pas encore. Là aussi, ce n’est pas facile, car je désirerais une sorte de Gary Cooper, un « beau mâle », qui plaise aux femmes. Les Américains ont très bien compris cela : dans chacun de leurs films il y a au moins un homme qui plaît, aux spectatrices, une femme qui emballe les spectateurs…

D’ici quelques jours, je serais complètement fixé sur ma distribution, poursuit Moguy. Dans un mois je commence les prises de vues qui seront tournées dans le Midi.

— On m’a dit que vous aurez soixante jeunes filles pour interprètes.

Il y en aura une centaine. Je prendrai celles que j’ai eues dans Le Mioche et d’autres des écoles de théâtre et de cinéma que je vous ai citées. Je souhaite que cela leur porte bonheur, comme ce fut le cas pour plusieurs de mes petites filles du Mioche.

Marguerite Bussot

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En 1938, Léonide Moguy répond à une enquête concernant les jeunes qui désirent faire du cinéma. Sur la même page on y trouve la réponse de Jeanne Etievent, qui était assistante de Sacha Guitry.

A NOTRE QUESTION :
« Faut-il encourager les jeunes ? »
Léonide MOGUY répond: « Créons d’abord un centre de filtrage. »

paru dans Pour Vous du 25 mai 1938

paru dans Pour Vous du 25 mai 1938

Léonide Moguy, qui lance les jeunes et, plus que personne, les pousse, abonde dans le sens de ses confrères.

L’erreur, déclare-t-il, c’est de perdre la tête… et de la faire perdre à des gosses ! Je suis vraiment heureux d’une occasion de parler de ce sujet, car il me préoccupe beaucoup.

» Imaginez que, parfois, dès sept heures du matin, des parents, des enfants, des adolescentes sonnent à ma porte et m’enjoignent de transformer leurs espoirs en brillantes réalités.

» Rien n’est plus vrai que de dire ; « Nous manquons de jeunes » et, très particulièrement, de jeunes hommes. Il nous faut plus de jeunes garçons que de jeunes filles, d’ailleurs. Mais ce n’est ni devant nos portes, quand nous sortons de chez nous, ni sur notre plateau, quand le travail — et quel travail coûteux ! — nous attend, que ces choses peuvent être réglées ; il y faut du temps, de la patience et de la réflexion.

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» Quand une demoiselle me déclare tout de go, avec un sourire décidé, qu’elle veut devenir vedette, je lui demande d’abord si elle sait faire la cuisine, ce qui, généralement, l’interloque et, parfois, l’indigne. Si elle me répond — prudemment ! « oui », je lui demande « Vous avez appris ? », naturellement elle dit : « Oui ». « Si vous avez « appris » la cuisine, admettez qu’il faut « apprendre » le cinéma ! Il faut apprendre à parler, et même à marcher, et même à s’asseoir ! » Ça les surprend toujours.

» Il y a encore une chose qui m’exaspère : c’est de lire sous vos plumes : « Une nouvelle vedette », « Une étoile se lève », etc. Non ! On n’est pas une vedette parce qu’on a réussi dans un rôle avec plus ou moins d’éclat, plus ou moins de sentiment plus ou moins de chance.

Michèle Morgan, Madeleine Robinson, Corinne Luchaire, Annie Vernay, Nadine Vogel et tant d’autres enfants charmantes en vus aujourd’hui « sont d’excellents espoirs » qui doivent travailler, persévérer se donner du mal. Mais les vedettes, c’est Jouvet, c’est Gaby Morlay, c’est Pierre Blanchar, c’est Jean Gabin, c’est Pierre Renoir, c’est Edwige Feuillère, ce sont tous ceux et toutes celles qui ont mangé de la vache enragée, qui ont fait leur carrière avec leur cœur, leur tête, leur courage, leurs difficultés, leurs luttes avec tout ce qui constitue le talent et qui mérite la consécration.

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» Il est cruel vis-à-vis de ceux-là, dangereux vis-à-vis des autres à qui on risque de tourner la tête, de donner de la vedette à tour de bras !.. Et cela je voudrais que vous le disiez.

» Je voudrais aussi que vous exposiez brièvement ce que je souhaite faire pour servir utilement les jeunes et le cinéma. Avec quelques metteurs en scène et quelques techniciens qualifiés, je pense que nous organiserons un centre de filtrage. Après trois jours, on pourra dire aux impétrants : « Il y a de l’espoir pour vous… persévérez… en travaillant vous avez une chance… » Et ceux-là, on tâchera de les aider, de les pousser, de leur trouver quelques cachets pour leur permettre l’apprentissage. Aux autres on dira sans hésiter ; « Rentrez chez vous ! » Un centre de filtrage qui renverra aux cuisines, aux bureaux, aux magasins les femmes et les hommes faits pour cela.

» Car, voyez-vous, je n’ai pas totalement perdu l’espoir de faire comprendre aux gens que les vies d’acteurs dont la lecture augmente la névrose cinématographique, véritable mal du siècle, demeureront des vies d’exception, et que pas plus que pour la médecine ou pour le droit, « tout le monde n’est pas fait pour le cinéma ! »
Heureusement, ô sage Moguy ! Sans quoi, dans quels rangs se recruteraient les spectateurs ?

Doringe

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Léonide Moguy : Il faut aider les jeunes artistes et créer une académie du cinema

paru dans Pour Vous du 6 juillet 1938

paru dans Pour Vous du 6 juillet 1938

Nous publions ci-dessous l’intéressant article inédit de Léonide Moguy, le metteur en scène du « Mioche » et de « Prison sans barreaux », qui défend depuis longtemps avec une inlassable et profitable ardeur la cause des jeunes.

Léonide Moguy a donné leur chance à Madeleine Robinson, Michèle Morgan, Corinne Luchaire, Jacqueline Pacaud, Foun-Sen, Gilbert Gil, et d’autres qui sont déjà sortis ou qui sortiront prochainement…

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L’exode de quelques vedettes pour Hollywood, qui voulait à tout prix, par ses méthodes d’achat, affaiblir le cinéma français, lui a donné cette force de renouvellement et cette agilité et souplesse extrêmes, qui lui permettent de miser sur la qualité, qui reste toujours son principal atout dans le jeu.

Cet exode (dont nous devons nous réjouir), a permis de secouer les vieux préjugés du cinéma français, qui se retranchait derrière quelques grands noms, et a provoqué une grande campagne de la Presse, pour le renouvellement des cadres de la production française.
Cette campagne a permis de découvrir et imposer aux distributeurs et au public de nouveaux artistes qui donnent déjà aujourd’hui la possibilité de faire face aux besoins sans cesse accrus de la production.

Les résultats de cette campagne ont été des plus heureux, les vedettes disparues ont été aujourd’hui remplacées par des jeunes comédiennes et comédiens, qui ont ou qui auront tout au moins autant de talent.

Michèle Morgan, Corinne Luchaire, Micheline Cheirel, Madeleine Robinson, Madeleine Soria, Denise Bosc, Gilberte Geniat, Madeleine Sologne, Annie Vernay, Alla Donnell, Stora, Crotomi, Gaspard, Gaby Sylvia, Nadine Vogel, Gilbert Gil, Bernard Lancret et encore… et encore… tous les jeunes qui travaillent et qui montent de jour en jour… tous ceux-ci prouvent d’une façon éclatante que ce n’est pas du manque de talent dont avait jusqu’ici souffert le cinéma français, mais du manque de confiance en lui-même et en ses plus jeunes éléments.

paru dans Pour Vous du 6 juillet 1938

Mais il y a encore énormément de place pour de nouveaux visages et surtout pour les hommes… J’emploie à dessein ce terme et non celui de « jeunes » car il existe des comédiens pour tous les emplois, qui ont le talent et le métier suffisant pour remplacer les quelques vedettes dont les prix exorbitants et le temps restreint, limitent encore les possibilités de l’essor libre de la production française.

Il faut ouvrir à tous ces nouveaux visages qui attendent depuis longtemps les portes toutes grandes.

Sans contester la valeur artistique et commerciale des noms consacrés, on peut prétendre aujourd’hui, avec juste raison, qu’il y a parmi nos espoirs des ressources immenses et qu’on peut très bien faire de bons films d’un rapport artistique et commercial en faisant appel à de jeunes interprètes et en leur donnant leur chance de percer et de réussir…

Cet élargissement des cadres permettra la diminution du coût de la production du film et comme résultat, augmentera la qualité du film français.

La tradition mondiale du théâtre français, la richesse et la variété de sa production dramatique, garantissent la qualité du scénario et du dialogue français. C’est vers une organisation plus précise et cohérente, par la formation des cadres artistiques, que doivent tendre maintenant nos efforts.

Mais tous ceux qui veulent faire du cinéma sont en trop grand nombre… « Pour Vous » a fait dernièrement une intéressante enquête : « Faut-il encourager les jeunes ? »

« Le cinéma est un art, une science et un métier », a répondu Maurice Tourneur, « parce que, pour y réussir, il faut avoir reçu des dons exceptionnels ! .. de la photogénie, du charme, de la personnalité, de l’émotion, de la fantaisie, de l’intelligence et du goût. Quand on possède tous ces dons, on peut commencer à apprendre le métier… »

Avant tout, il faut « travailler », a justement remarqué l’excellent Raymond Rouleau, et demandez à n’importe quel metteur en scène, à n’importe quel cinéaste, à n’importe quel vieux comédien, il vous répondra la même chose…

paru dans Pour Vous du 6 juillet 1938

S’il faut tout faire pour permettre aux jeunes qui ont du talent de sortir, il faut qu’avant d’arriver sur le plateau des studios, avant d’arriver aux rôles de premier plan, les candidats à « la gloire » aient donné preuve de maturité, en passant par la rude école du travail et de l’effort obscur et prolongé.

Le talent est un don, mais il ne saurait à lui seul suppléer à la somme de connaissances indispensables à un comédien, surtout dans le cinéma.

La voix est également un don de la nature, cela n’empêche pas que c’est seulement après avoir longtemps travaillé, qu’un chanteur est mûr pour se présenter au public.

Je sais bien qu’en parlant ainsi, je déçois beaucoup d’espoirs et je détruis de nombreuses illusions, mais il faut détruire à jamais la fâcheuse légende d’après laquelle le cinéma est le règne de la facilité.

Hélas ! La plupart parmi les milliers et les milliers de jeunes gens et de jeunes filles de cette génération d’après-guerre qui vient au cinéma, ne sont tentés que par le mirage absurde de la facilité d’arriver, le rêve d’une chance miraculeuse et l’attrait du gain sans effort.

Si ces gens-là savaient ce qu’est en réalité la vie d’une star, quelle somme de labeur, de patience et de souffrance constitue toute réussite, je crois que le nombre des « fanatiques du cinéma » diminuerait de beaucoup.

Autour de l’industrie du cinéma qui est une industrie comme les autres, aussi sérieuse que les autres, une psychose absurde a créé une atmosphère de loterie et d’érotisme à bon marché.

Ce n’est pas une vague ressemblance avec Greta Garbo, une bouche à la Joan Crawford ou des moustaches à la Clark Gable, qui « font » un artiste ! — et encore moins les chaleureuses recommandations, les puissants protecteurs et les flatteuses relations des Champs-Elysées… !

Nous n’avons pas le droit de faire le silence autour de ces milliers de drames ignorés, de tragédies secrètes…

Cela dépasse de beaucoup tout ce qu’on pourrait croire. Les innombrables lettres que tout metteur en scène ou acteur reçoit sont autant de témoignages de tragédies intimes.
Avons-nous le droit, nous les cinéastes, de répondre facilement à tous ceux qui viennent nous demander un conseil, une aide, un appui moral… « Repassez dans quelques semaines… » ou « Vous n’avez aucun talent… » ? Avons-nous le droit d’encourager ou de décourager rien qu’après un « examen » rapide, ceux qui s’adressent à nous qui sommes tellement préoccupés par mille choses dans notre métier beaucoup plus compliqué qu’on ne le croit. NON !

paru dans Pour Vous du 6 juillet 1938

Il existe à Paris deux ou trois écoles où des jeunes gens et des jeunes filles sont formés sous la direction de maîtres expérimentés : je veux surtout souligner les cours de René Simon, qui a donné au Cinéma Français bon nombre de comédiens et qui nous a présenté au Concours National du Cinéma quelques excellents élèves.

Chez Raymond Rouleau, Julien Bertheau, chez Eve Francis, chez Mihalesco, chez Louis Jouvet et chez tous les autres, on trouve des comédiens en herbe souvent extrêmement intéressants…

Pour aider les autres milliers de jeunes gens qui frappent tous les jours aux portes des studios, il faut maintenant franchir une nouvelle étape et coordonner tous les efforts en créant un Conservatoire Central, une école professionnelle de cinéma (comme le proposaient M. Jean Châtaignier et M. Maurice Tourneur) ou une vraie « Académie de Cinéma » où metteurs en scènes et producteurs, en collaborant avec les meilleurs professeurs, dialoguistes et opérateurs de prises de vues, apporteront le sérieux concours de leur bonne volonté et de leur expérience.

L’idée est dans l’air, le moment est venu de la réaliser ainsi que le demandait dernièrement P.-A. Harlé, dans la Cinématographie Française.

L’obligation de travailler éclaircirait de beaucoup les rangs des aspirants au cinéma et permettrait de trier les éléments intéressants.
Et on peut répondre à l’avance à deux objections que formulent souvent les jeunes devant lesquels nous préconisions cette solution du problème des jeunes.

Que devons-nous faire, nous, les jeunes, qui n’avons ni le temps ni les moyens de travailler des mois et des années dans une académie, sans gagner notre vie ?

A cette objection, on peut répondre : vous ne pouvez pas devenir avocat, médecin ou pharmacien sans travailler ? Alors, pourquoi voulez-vous devenir comédien sans travailler ? On pourra nous répondre que de cette façon on perdra beaucoup de talent naturel… nous ne l’ignorons pas. Mais combien de talents naturels parmi les chanteurs ne sont-ils pas perdus, faute de travail ? Et encore parmi les jeunes gens qui n’ont pas eu les moyens ni la possibilité de travailler à l’université, combien auraient fait de grands savants, d’avocats célèbres, de médecins illustres ?

On s’improvise facilement vedette pour un film, mais on ne s’improvise pas comédien pour en faire plusieurs ; et on peut se révolter contre la publicité malsaine et dangereuse qu’on fait autour de quelques jeunes qui ont réussi à faire un film : on les appelle des vedettes… Une vedette c’est une comédienne qui varie dans son emploi, qui a de l’expérience, du métier gagné dans cette remarquable et rude école qu’est la vie.
Il faut travailler.

Le cinéma ne peut prétendre échapper à la règle commune sur laquelle repose notre organisation sociale.
Et l’Académie du Cinéma peut devenir également un centre de filtrage. Après quelques jours d’observation et de travail, (parce que les essais qu’on fait dans les studios ne valent presque rien), on pourrait dire aux aspirants : « Il y a de l’espoir pour vous…, persévérez… en travaillant, vous avez de la chance… »

Et ceux-là, on tâcherait de les aider, de les pousser, de leur trouver quelques cachets pour leur permettre l’apprentissage…
Aux autres, on dira sans hésiter : « Rentrez chez vous ! Retournez à l’usine, aux bureaux, dans votre famille… »

Et il ne resterait plus, après un tri soigné, que les quelques éléments intéressants auxquels on pourrait confier, sans hésitation, vu les épreuves subies, des rôles qu’on serait sûr de voir bien interpréter.

Et si chaque année pouvait donner au Cinéma français quelques tempéraments, ce serait remarquable.

D’autres jeunes gens peuvent dire : « Et si je me soumettais à l’effort moral et matériel que comporte l’étude dans une Académie de Cinéma, pourriez-vous me garantir que je trouverai du travail, une fois nanti d’un diplôme ? »

Encore une fois, on peut répondre : Est-ce que la Faculté de Médecine garantit aux élèves qui s’y inscrivent une clientèle ? Et celle de Droit, des causes ? Ou l’Ecole Centrale un poste d’ingénieur bien rétribué ?
Non, il y a là comme partout dans la vie, une question de chance !

Il faut que le Ministère de l’Instruction Publique, la Chambre Syndicale de la Cinématographie française, la presse corporative et tous les organismes et les personnalités du cinéma se saisissent de cette question qui aurait du être depuis longtemps résolue.

Léonide Moguy

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Une Figure du cinema russe : L. Moguilevsky par Jean Mitry

paru dans Pour Vous du 13 février 1930

paru dans Pour Vous du 13 février 1930

Il y a quelques mois, Léonide Moguilevsky, cinéaste russe très connu débarquait à Paris.

Nous devons à sa documentation exceptionnelle la plupart des renseignements sur ce qui se passe dans le cinéma en U.R.S.S., mais, tenant à le présenter aux lecteurs de Pour Vous, je suis allé le trouver afin qu’il me parlât surtout de son rôle personnel. J’avoue que cette tâche fut assez délicate, il déteste la publicité et, sauf par quelques échos parus ici ou là lors de son arrivée, bien peu connaissent sa présence ici et peu surtout savent ce qu’il a fait pour le cinéma.

Leonid Moguilevsky est né à Odessa, le 14 juillet 1898. Il fit ses études à l’Université d’Odessa, puis de Kiev et s’inscrivit bientôt au barreau de cette ville. En dehors de ses études de droit et d’économie politique, il poursuivit activement l’étude de la psychologie expérimentale et de la psychanalyse.

Il entra tout d’abord à la Wufku, comme avocat-conseil au service de la production, puis devint peu après journaliste et critique, s’intéressant au cinéma d’une façon plus directe. C’est alors qu’il eut l’idée de créer un laboratoire cinématographique, laboratoire expérimental basé sur les principes psychologiques de Binet et de Washburne. Aux travaux de ce laboratoire collaborèrent effectivement les principaux instituts soviétiques et de nombreux savants russes, tels que le professeur Chypliensky et les docteurs Pertsoff et Brugess.

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J’ai voulu, dit M. Moguilevsky, créer en marge du cinéma et plus spécialement en marge des écoles cinématographiques, un laboratoire d’études psychologiques afin de mieux connaître les élèves et leurs aptitudes, afin donc de mieux pouvoir les éduquer, de pouvoir les instruire sur des bases élémentaires solides et de pouvoir contrôler leur progression individuelle aussi bien que collective.
La méthode employée est la méthode des tests, bien connue en pédagogie. Chaque élève, chaque candidat est tout d’abord soumis à une suite d’examens sur des questions intellectuelles telles que littérature, science et culture générale, puis sur des questions plus spéciales permettant le contrôle des réflexes psycho-physiologiques, de la sensibilité, de l’attention, de l’ouïe et de la vue, de la mémoire et particulièrement de l’attention au rythme. Ainsi l’élève doit accompagner un rythme donné, puis le recomposer ensuite, ce qui permet de contrôler efficacement sa mémoire auditive.
Même chose pour sa mémoire visuelle dont le sujet prévu est le plus souvent un film quelconque ou une simple suite d’effets visuels.
Nous arrivons ainsi à obtenir une analyse complète de l’individu, un graphique inscrivant une sorte de pedigree physique et moral, une véritable expertise psychologique. Les élèves eux-mêmes se trouvant constamment en présence du résultat de leur travail peuvent fournir un effort plus approprié et obtenir des solutions beaucoup plus fécondes.

paru dans Pour Vous du 13 février 1930

— D’après ce que vous dites, il est facile de se rendre compte à quel point le cinéma est pris au sérieux chez vous.
Non seulement les candidats aux écoles cinématographiques doivent répondre avec succès aux examens énoncés précédemment, mais encore ils doivent dire pourquoi ils se destinent à cette carrière, quelles sont les raisons profondes qui les guident dans cette voie. De plus, ils doivent avouer une certaine compréhension du cinéma. C’est ainsi que, pour citer un exemple, on a donné en 1927 un devoir qui consistait à analyser
l’Opinion publique, de Chaplin, à en faire la critique, à dire à quel point de vue ce film était remarquable et pourquoi. Etudier sa valeur psychologique et humaine d’une part, sa valeur cinématographique l’autre part. Et cet examen était éliminatoire.

C’est votre tort, ici, de n’attacher au cinéma qu’une importance tout arbitraire, de n’y voir qu’un amusement passager et surtout de laisser cette liberté à n’importe qui de pouvoir faire n’importe quoi dès l’instant qu’il est en possession de quelques capitaux. Vous voyez où cela mène.

— Aucune organisation sérieuse, évidemment. Le vide… et le marasme…
Le cinéma est, bien entendu, un amusement, mais il est aussi un art, et aussi une industrie, et aussi une méthode nouvelle, une
 magnifique possibilité d’éducation collective. Pourquoi le négliger et ne pas vouloir accepter le progrès ? Vous ne voulez vous en tenir qu’aux vieilles méthodes, qu’aux livres poussiéreux et moisis. C’est ridicule. D’autre part, la profession de cinéaste est identique à celle d’ingénieur ou d’architecte. On ne s’improvise pas metteur en scène du jour au lendemain — même si on a du génie…

paru dans Pour Vous du 13 février 1930

— Que pensez-vous du film documentaire ?
Ce devrait être l’intérêt principal du cinéma. J’ai reçu à Moscou une sorte de mission de l’Académie des Sciences, me déléguant auprès des organisations nationales du film scientifique et documentaire en Allemagne et en France, bien inutilement d’ailleurs, car je me suis aperçu que ces organisations n’existaient pas chez vous et que les documentaires étaient laissés à l’agrément de quelques rares cinéastes.


— N’étiez-vous pas à la « Wufku » avant de venir en France ?
En effet. Après avoir créé ce laboratoire, je revins à la « Wufku », mais plus comme avocat. J’étais primitivement conseil aux studios d’Odessa. C’est à ceux de Kiev que
je fus ensuite. Là, je me suis occupé des questions d’organisation et de rationalisation de la production, principalement pour la section documentaire et la prise de vue des actualités dont je faisais le montage.

— Que pensez-vous de l’organisation du cinéma en U. R. S. S. ?
Absolument remarquable. Tout est établi scientifiquement et méthodiquement. On ne tourne pas selon sa fantaisie ou l’inspiration du moment. Quand on dit à un metteur en scène
: demain à sept heures vous tournerez tels plans, les plans prévus sont tournés, pas d’autres. Et à sept heures précises, tout le monde est là, vedette comme figurant. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut faire du bon travail.

Et cette « filmothèque » dont on m’a souvent parlé, qu’est-ce exactement ?
C’est assez simple. Les auteurs de films ne s’occupent guère des pellicules mises au rebut, de ce qu’on appelle les chutes. Lorsqu’on tourne, plusieurs appareils prennent les scènes sous différents angles. Il arrive qu’au montage, le cinéaste ne se serve que de quelques plans sur des centaines, voire des milliers de mètres impressionnés. Les chutes qui représentent une somme de travail et une dépense considérables sont tout simplement rejetées. Or, parmi celles-ci, une quantité de plans peuvent être utilisés pour d’autres films. Par exemple des nuages, des scènes de pluie, des paysages, une explosion, un train, etc.. Ces plans sont tournés à nouveau chaque fois qu’on en a besoin. Or, d’après le matériel fourni par les chutes, triées et complétées par quelques scènes qui manquent, la construction de petits films devient une chose aisée. L’utilisation de ces plans réduit les dépenses et raccourcit le temps de la production.

C’est en dirigeant la section des « actualités » que j’ai été amené à fonder la « Filmothèque ». Nous avons fait trier les pellicules non utilisées et tout ce qui présente une valeur quelconque doit rentrer dans la Filmothèque. On procède au classement du matériel conservé, on assortit positifs et négatifs et au cas où ils manquent on commande des contretypes. Tout plan conservé possède un casier où se trouvent inscrits en regard du titre les particularités qu’il présente, son métrage, son état, et le nom du film d’où il provient. La présence des pellicules ainsi classées et numérotées permet au metteur en scène de choisir dans le plus bref délai ce dont il a besoin.
Cette filmothèque apporte ainsi à l’industrie cinématographique un avantage considérable.
De nombreux films ont été montés avec des plans ainsi choisis et pour ma part j’ai pu composer seize petits films et deux grands documentaires d’actualités :
Cela était et Documents de l’Epoque, avec les ressources de la Filmothèque. Une filmothèque semblable organisée par M. Kautor existe maintenant à la « doukino ». Il en existe également en Allemagne depuis peu de temps et c’est ainsi que L’Eau, de Blum et Mélodie du Monde, de Walter Ruttmann, ont été réalisés.

paru dans Pour Vous du 13 février 1930

— Quels sont vos projets actuels ?
Pour l’instant, je m’occupe de monter les versions françaises de plusieurs films russes que vous verrez sans doute bientôt :
Le Pamir inexploré, de Schneideroff ; Son fils, de Tschervjakof ; Voyage en Afghanistan, de Erofeev ; L’Aigle blanc, de Protoyanoff.

— Et parmi les jeunes Russes, lesquels voyez-vous en dehors de Dovjenko, qui manifestent un talent sérieux ?
Ermler surtout. Puis Tourine, qui vient de réaliser un film admirable :
Tourksib ; Raisman ; Tatiana Loukachevitch, une jeune débutante qui promet, et quelques autres parmi lesquels Youtkevitch, Tschervjakof, Stabavoj, Solovief, Bilinsky, Jourdvlef, Dzigane. Grâce aux écoles, les jeunes chez nous arrivent très rapidement et parviennent vite à affirmer leur personnalité et leur talent lorsqu’ils valent réellement quelque chose. Aussitôt sortis des écoles en question, ils sont engagés par les firmes « Voukino », « Meshrabjom », « Wufku » ou autres et après quelques essais, surtout dans le documentaire, on met tout à leur disposition.

paru dans Pour Vous du 13 février 1930

En quittant Moguilevsky — qui entre parenthèses se fait appeler Moguy pour faciliter la prononciation de son nom — je me suis prit à construire quelques chimères, par exemple une filmothèque, une école de cinéastes et un   laboratoire de psychologie expérimentale, tout cela en France. Mais ce n’était qu’un rêve !

Jean Mitry

Source : Bibliothèque numérique de la Cinémathèque de Toulouse

Pour en savoir plus :

La site de la rétrospective Léonide Moguy du 19 février au 1 mars 2020 à la Cinémathèque française.

Une notice biographique sur Léonide Moguy sur le site Ciné-Artiste.

Un article (en anglais) sur la période hollywoodienne de Léonide Moguy pendant la 2° guerre mondiale, sur le site Film Comment : TCM Diary: Léonide Moguy.

Un bel hommage avec des extraits de films de Léonide Moguy avec Jules Berry, Corinne Luchaire, Ginette Leclerc, Jean-Pierre Aumont, Georges Sanders, Dalio, Ava Gardner, Paul Meurisse, Danielle Darrieux, Vittorio De Sica, Jean-Claude Pascal.

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Générique de Prison sans barreaux (1938).

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Quentin Tarantino présente Le déserteur/J’attendrai de Léonide Moguy lors du Festival Lumière en 2013.

 

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