Silence, on tourne un film parlant (à Hollywood) (VU, 1929)


Cette semaine, nous vous proposons un article paru dans la luxueuse revue VU de Lucien Vogel consacré à la manière dont on tourne un film parlant à Hollywood en 1929.

Ecrit par Jacques Berr, futur réalisateur de documentaires qui commença sa carrière chez Eclair-Journal, l’article détaille les difficultés techniques qu’il fallu surmonter pour tourner un film parlant, on parlait plutôt des “talkies” à cette époque.

Tourner un film parlant nécessitait bien évidemment aux acteurs et actrices de s’adapter ou disparaître comme les “bathing beauties” de Mack Sennett dont parle Jacques Berr dans son article.

Bonne lecture !

 

Silence !.. on tourne un film parlant (dans les studios d’Hollywood).

paru dans VU du 30 octobre 1929

paru dans VU du 30 octobre 1929

Mike, nom familier donné au microphone, est le roi du jour.

Malgré son apparence modeste, son irruption dans les studios a bouleversé l’ordre qui régnait dans l’industrie cinématographique.

Avant son apparition, les grands producteurs d’Hollywood vivaient dans la quiétude. Ils étaient à l’abri de toute menace étrangère. Ils avaient conquis presque tous les marchés du monde. Une organisation monstre leur permettait de réaliser des films, en quelques semaines, de les amortir dans leur circuit de salles, de les vendre ensuite au reste de l’Univers. La machine gigantesque fonctionnait sans arrêt et sans difficulté. Ses conducteurs pouvaient se déclarer satisfaits des positions acquises.

Mais, quatre frères, Harry, Sam, Jack et Albert Warner, fils de pauvres émigrés polonais, s’étaient efforcés, en vain, de réussir dans le domaine du cinéma. Or, en 1925, la Western Electric Company proposa aux grandes firmes des appareils permettant la synchronisation du son et des images.

Cela n’intéressera pas notre public, répondirent les pontifes.

Les Warner bondirent sur l’occasion. Un accord fut conclut avec la Western, et, dans le courant de 1927, les premiers tours de manivelles du Chanteur de Jazz furent donnés. Ce film, présenté en 1928, fut un triomphe. La vogue des « talkies » était déclenchée. Elle allait provoquer des perturbations formidables.

paru dans VU du 30 octobre 1929

Vous dansiez ?… Chantez maintenant. Les chorus girls ne doivent plus seulement posséder des jambes agiles, mais, chaque jour, elles doivent cultiver leur voix afin de figurer dignement dans les films parlants.

 

De vieilles compagnies disparurent en un clin d’œil, absorbées par de jeunes sociétés, mieux adaptées aux nouveaux besoins. Des firmes fusionnèrent pour se soutenir mutuellement. Les banques intervinrent à leur tour. Les grandes compagnies rivales d’électricité se disputèrent le contrôle du marché cinématographique. Ce fut la danse des millions de dollars qui se poursuit encore aujourd’hui.

Car le film parlant est un personnage exigeant et décevant. Le moindre bruit suspect l’impressionne désagréablement et rend vite son audition intolérable. Le principe général de l’enregistrement des sons est fondé sur l’amplification des variations d’un courant électrique. Elles sont fonction des sons émis. Les parasites sont amplifiés comme les autres. Il fallut en éliminer toutes les causes. Une technique nouvelle, délicate et compliquée se substitua aux anciennes méthodes.

On commença par construire des studios dont l’intérieur est complètement imperméable aux bruits extérieurs. Quelques-uns d’entre eux furent entourés de fossés, afin de briser les ondes qui se propagent par la terre. Les murs furent à double et triple épaisseur, soigneusement capitonnés, isolés des fondations par des matelas de matériaux mauvais conducteurs du son. Les portes matelassées furent à double battants.

paru dans VU du 30 octobre 1929

Irène Bordoni et Jack Buchanan se reposent entre deux prises de vues… sonores. L’opérateur est placé dans une cabine imperméable au son et dont l’une des cloisons est vitrée.

Cette précaution est prise afin d’éliminer le ronronnement de l’appareil de prise de vue lorsque l’on tourne la manivelle.

 

Les méthodes de prise de vue changèrent à leur tour. Les lampes à arc, dont le grésillement des charbons aurait été insupportable, furent remplacées par des lampes à incandescence. Pour éviter d’entendre le ronronnement de l’appareil de prise de vue lorsque l’on tourne la manivelle, plusieurs systèmes furent envisagés. On plaça l’instrument dans un carter. Mais le procédé le plus commun consiste à enfermer l’opérateur dans une cabine d’où ne peuvent sortir les sons et munie d une cloison vitrée: car aujourd’hui, le maître du studio n’est plus le metteur en scène, mais le directeur de l’enregistrement des sons : le contrôleur des sons. Il est enfermé dans une pièce où ne peut pénétrer absolument aucun bruit. Elle domine les studios, et une grande baie constituée par plusieurs épaisseurs de glaces superposées permet de se rendre compte de ce qui s’y passe.

Le contrôleur du son reste en liaison avec le metteur en scène par l’intermédiaire d’un employé, mais c’est lui qui donne le signal du départ de la prise de vue. Une sonnette retentit. Aux portes d’entrées, une ampoule électrique rouge s’allume. Nul n’a plus le droit à pénétrer à l’intérieur du studio, où vient de retentir l’ordre du directeur de la scène.

Silence, s’il vous plaît. Tout le monde tranquille, personne ne doit bouger.

Une lampe s’allume sur la table de l’agent de liaison. Elle signifie : « Attention, nous sommes prêts ».

paru dans VU du 30 octobre 1929

L’homme du jour : le contrôleur de son. Installé dans une cabine imperméable à tout bruit, il domine le studio qu’il voit à travers cinq épaisseurs de glace superposée. Il perçoit uniquement les sons enregistrés pendant la prise de vue, et en contrôle la pureté, l’intensité. Au premier plan, un ouvrier déplace un microphone.

 

Encore un signal et l’on part. L’opérateur tourne. Le microphone, suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de la tête des acteurs, transmet les sons. Le metteur en scène suit le dialogue et se contente de donnera ses interprètes quelques indications optiques.

Dans sa chambre, les écouteurs aux oreilles, le contrôleur des sons se rend compte de la qualité de l’enregistrement. Il en dirige l’exécution. Un peu plus tard, la scène tournée sera projetée et les interprètes pourront se rendre compte de la qualité de leur jeu et de leur voix.

Mais il ne suffit pas d’éliminer les bruits suspects, le procédé d’enregistrement et de reproduction des sons n’est pas toujours fidèle. Les bruits se déforment, d’où une série de recherches délicates.

Dans un film, Ronald Colman devait tomber. Mais le bruit de sa chute dans le film parlant ne ressemblait en rien à la réalité. Un mannequin lui fut substitué. Le résultat ne fut pas meilleur. C’est une citrouille qui donna satisfaction.

Dans cette même production, il fallait faire entendre le bruit d’un coucou. Aucun mécanisme ne convenait. Les uns étaient trop rapides ou trop lents, trop bruyants ou trop doux.

Nous avons déjà dépensé plus de 300 dollars pour ce malheureux coucou, tempêtait, furieux, le metteur en scène.

L’assistant s’arrachait les cheveux, mais soudain plissant les lèvres, il se mit à crier :

Coucou, coucou, coucou.

L’électricien mit sa machine en marche. Le bruit enregistré fut parfait.

paru dans VU du 30 octobre 1929

Dès leur sortie de l’Université, de jeunes ingénieurs ont été engagés en grand nombre dans les studios. Ils assurent le fonctionnement du nouvel appareillage électrique destiné à J’enregistrement des films parlants.

 

Aussi toutes les voix ne sont-elles pas phonogéniques. Et les talkies ont causé une perturbation énorme parmi les vedettes d’Hollywood. Au début, ce fut l’affolement.

Bryan Foi, qui a dirigé l’exécution de plusieurs films parlants, déclarait :

D’ici quelques mois, la plupart des acteurs de films muets devront chercher du travail.

De nombreux artistes de Broadway s’en vinrent en Californie. Les « chorus girls », gloire de New-York, les perles de Broadway, adulées, choyées, et qui ne daignaient jamais quitter la ville des gratte-ciel, furent brusquement attirées, dans la capitale du cinéma, par l’appât de salaires doubles de ceux qu’elles touchaient.

Les acteurs étrangers qui parlaient l’anglais, peu, mal, ou avec un accent fâcheux, tremblèrent pour leur vogue. Emil Jannings, porté aux nues quelque temps auparavant, se désolait :

Je suis trop vieux pour apprendre à parler correctement, disait-il.

Mais ce moment critique est déjà passé. Les spectateurs ont réagi, ils préfèrent conserver leurs stars favorites que de voir et d’entendre des acteurs de théâtre à la diction plus artificielle et qu’ils connaissent moins.

A leur tour, les vedettes de cinéma se sont mises a apprendre le chant, à prendre des leçons de diction.

Ils m’ont demandé si je savais chanter, disait Sue Carol. Je l’ignore et je veux essayer.

Mais de nombreux artistes ont révélé qu’ils possédaient un talent très honorable. Gloria Swanson, Richard Barthelmess, Dorothy Mackaill, Billie Dove, etc., ont prouvé qu’ils détenaient encore des ressources ignorées de leurs admirateurs.

Des spectateurs restent sceptiques. Ils soupçonnent les artistes de se faire doubler lorsqu’il s’agit de chanter.

Aussi, les vedettes du cinéma sont-elles obligées de faire constater, par exploit d’huissier, que personne ne se substitue à elles lorsqu’elles interprètent des chansons.

paru dans VU du 30 octobre 1929

Les fameuses « bathing beauties >» de Mack Sennett n’ont pas su apprivoiser « Mike », le roi des studios. Elles sont appelées à disparaître de l’écran. Seule, la jolie et gracieuse Thelma Hill joint, à des qualités photogéniques, une voix « phonogénique », qu’écoute anxieux le célèbre producteur.

 

Certaines étoiles se trouvent cependant en difficulté. Une artiste connue, Mary Brian, interprétait des rides d’ingénues timides, or, sa voix est grave, profonde et sévère. Elle ne convient plus du tout au type qu’elle incarnait. C’est aussi le cas de Mary Astor, la jolie héroïne de Club 73. Elle apparaissait comme une jeune femme dont le visage reflétait un charme mélancolique. Sa voix conserve un accent sympathique, mais son timbre est presque rauque et peu en rapport avec son aspect extérieur. Au contraire, Irene Rich interprète les femmes fatales, mais elle ne possède qu’un filet de voix qui l’obligera aussi à modifier son genre.

Toutes et tous, qui autrefois ne connaissaient d’autres règles que leurs caprices, tremblent devant « Mike », dieu cruel et capricieux qui se moque de ses fidèles serviteurs.

Cependant en Amérique, le premier engouement pour les films parlants s’est déjà un peu atténué, Le nouveau film de Mary Pickford, Coquette, n’aurait, paraît-il, pas eu un grand succès et c’est la première fois que l’idole des Américains aurait subi un échec. Les scènes d’amour les plus émouvantes provoquent parfois des rires imprévus. Dans une des dernières productions présentées à Hollywood, un officier anglais aime une jeune Hindoue baptisée “ Yasmini ”. Mais à l’écran, ce nom se transformait en un “Yes, Minnie”, qui n’avait aucune consonance asiatique. Le charme exotique s’était trouvé dissipé.

Charlie Chaplin avait prévu ces difficultés :

Le film parlant rompt la grande beauté du silence. Il détruit l’art le plus vieux du monde, celui de la pantomime, disait-il.

Mais adversaire des “ talkies ’’, le grand comique reste un partisan du film sonore, comme le prouve la synchronisation de sa dernière production, Les lumières de la Cité.

Aussi dans les studios d’Hollywood, de nouvelles tendances se font jour. L’importance du dialogue est réduite. Le jeu silencieux regagne du terrain, car les metteurs en scène ont compris que l’écran nécessitait toujours une action rapide qui se trouvait trop alourdie par des conversations incessante».

Nous comptions, au début, un mot par trente centimètres de pellicule tournée, disait un directeur, nous n’en comptons plus qu’un par soixante centimètres.

La conquête des marchés étrangers soulève aussi de grandes difficultés. Même les pays de langue anglaise se montrent parfois rebelles aux productions américaines. Le premier film parlant. Terreur, présenté à Londres, souleva les rires de l’auditoire.

Nous ne pouvons supporter d’entendre écorcher ainsi notre langue, dirent les spectateurs.

Mais depuis, ils se sont montrés moins difficiles, et certains “talkies” importés des Etats-Unis remportèrent un vif succès.

paru dans VU du 30 octobre 1929

Pendant la prise de vue d’un film sonore, le silence le plus absolu doit régner dans le studio, afin d’éliminer tout bruit parasite. Au commandement du metteur en scène, figurants inoccupés, machinistes, électriciens , assistants doivent rester figés et muets à leur place.

 

Le problème devient plus délicat dans les pays où l’anglais n’est pas la langue nationale. Les producteurs américains avaient d’abord envisagé de tourner des versions en plusieurs langues. Mais ce procédé parait aujourd’hui abandonné. En effet, à la longue, le public peut s’apercevoir que l’acteur qui se meut devant lui n’est pas celui qui prononce les paroles. D’où rupture d’illusion.

Les dirigeants les plus optimistes déclarent :

La vogue des films parlants obligera le public à apprendre l’anglais. Peu a peu les spectateurs saisiront assez de mots de notre langue pour comprendre le sens de nos productions.

Mais d’autres se montrent plus inquiets. Quelques-uns préconisent de placer en tête des films, une sorte de prologue prononcé dans la langue nationale, qui expliquera le sujet du film et permettra de suivre sans difficulté l’action. Mais il est peu probable que cette solution hybride remporte un vif succès. Cependant, on ne peut nier que dans le domaine des talkies, les Américains bénéficient d’une grande avance et que la curiosité éveillée par les films parlants dans la plupart des pays leur permettra d’écouler un nombre important de leurs productions.

Toutes ces difficultés n’entravent pas la confiance des dirigeants. Pour satisfaire le public américain toujours épris de nouveautés, ils viennent de lancer le film en couleur.

All-talking, all-singing in 100 % natural color ; entièrement parlant, entièrement chantant, 100 % en couleur naturelle, voilà le dernier cri de la production aux Etats-Unis.

En Europe, en France, comme en Allemagne, nous avons été surpris par l’avènement des « talkies ». qui restaient considérées comme des expériences de laboratoire. Cependant au point de vue technique, les Allemands ont réagi plus vite que nous. Leur matériel d’enregistrement et de projection était déjà au point. Ils ont pu créer des filiales dans les principaux pays d’Europe.

A notre tour, nous nous devons de trouver les formules adéquates à cet art qui vient de naître. Nous en soupçonnons la puissance. Nos producteurs doivent nous la révéler.

Jacques Berr

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PHOTOS ABBÉ PRISES DANS LES STUDIOS FIRST NATIONAL ET UNITED ARTISTS

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Source : Collection Musée Nicéphore Niépce

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