“Le Cinéma existe” par Louis Delluc (Comoedia Illustré 1919)


Nous avons déjà publié plusieurs posts concernant le pionnier de la critique française, historien mais aussi réalisateur : Louis Delluc.

Par exemple, celui-ci sur son second film, Fièvres (1921) :

Fièvre de Louis Delluc par Louis Delluc (Cinéa 1921)

Cette fois-ci, nous avons trouvé un article remarquable, paru il y a un siècle ! dans le supplément Comoedia Illustré.

Louis Delluc tente de convaincre ses contemporains que “le temps viendra où le cinéma, art tout neuf, — on peut dire, si vous le préférez, qu’il est une expression neuve de l’art un et sans nombre, —imposera toute sa force.” En effet, en 1919, le cinéma n’est pas encore considéré comme le septième art et beaucoup reste encore à accomplir. Il évoque ainsi “l’opposition précise de l’élite française au cinéma et à ses mystères” face aux Anglo-Saxons, aux Allemands qui eux, ont déjà compris  ce que peut être le cinéma. C’est tout l’aspect visionnaire de ce texte de Louis Delluc.

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Long texte dans lequel Louis Delluc développe les différentes cinématographies et surtout l’Américaine et l’importance d’Hollywood : “Rien n’approche en foi, en force et en vie, de la cinégraphie américaine. De mois en mois, de jour en jour elle nous a stupéfiés pendant trois ans” ecrit-il sur l’évolution du cinéma américain.

Louis Delluc termine en s’adressant à  “la cinématographie française”. Il écrit : “Il n’est plus de temps de parodier les autres. Car les autres sont trop et vont nous révéler trop de nuances dans leur art pour que nous ayons en face d’eux de meilleur recours que de faire ce qu’il faut, sans plus s’occuper de ce qu’ils ont fait (…) il est vain maintenant de demander à notre cinématographie d’être française. Nous lui demandons d’être. C’est plus difficile, mais c’est INDISPENSABLE. Et cela sera.”

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Bien sûr, dans les années qui suivirent, les voeux de Louis Delluc seront (en partie) exaucé avec l’avènement, entre autres, de Germaine Dulac et Marcel L’Herbier (deux artistes qu’il cite déjà dans ce texte). Et surtout il mettra ses idées en pratique. Tout d’abord en écrivant le scénario du film de Germaine Dulac, La Fête espagnole, qui sortira l’année suivante. Puis, en réalisant lui-même ses films, en parallèle avec la direction de ses revues, tout d’abord Le Journal du Ciné-Club puis Cinéa.

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Louis Delluc tournera ainsi 7 films entre 1920 et 1924, date de sa mort prématurée, dont 4 ont survécus, et ont été restaurés il y a quelques années dans un beau coffret édité par Les documents cinématographiques

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Bonne lecture !

 

LE CINÉMA EXISTE  par Louis Delluc

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

IL y a eu tant de mensonges, en ces temps où presque tous les hommes ont cru se battre pour la vérité qu’on ose à peine affirmer l’évidence : un art est né pendant la guerre. N’est-ce pas l’évidence même ? Peu d’intellectuels en conviendront cependant. Mais le temps viendra où le cinéma, art tout neuf, — on peut dire, si vous le préférez, qu’il est une expression neuve de l’art un et sans nombre, —imposera toute sa force. Lui seul va créer, dans la fusion totale des foules extrêmes, cette âme unanime, que rien n’a pu nous rendre depuis les chorégies helléniques.

Je crois, je sais que les artistes et les artisans les plus opposés et les plus séparés viendront à ces fastes énergiques. Je parle des vrais créateurs, penseurs ou chercheurs. Ils trouveront là cette simplicité poignante où doit aboutir le raffinement aigu comme la passion exubérante et que nos arts exaspérés ont perdu de vue naguère. La virtuosité de la littérature française contemporaine se suffit comme preuve de ce « manque d’air » indispensable à l’expression pure et profonde. De là vient aussi, peut-être, l’opposition précise de l’élite française au cinéma et à ses mystères. Ils ont moins surpris les Anglo-Saxons dont les livres, éclairés de je ne sais quel vent du large, écrasent les nôtres presque sauvagement. Ils ont moins surpris aussi les Allemands. Que dis-je ? Ils n’ont surpris personne — que nous.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

C’est que nous étions seuls à ne pas croire au mystère de l’écran. Le cinéma, dans Paris d’avant guerre, était quelque chose qui faisait gagner de l’argent aux comédiens et qui amusait les familles de Ménilmontant, et le nom de Pathé équivalait à peu près à celui de Félix Potin ou de Dufayel. On ne se serait jamais permis un tel parallèle au sujet d’un directeur de théâtre.

Le temps a trotté. Les directeurs de théâtre ont fait ce qu’il fallait pour tomber souvent bien bas dans notre estime.

Les faiseurs de films n’y occupent pas une place bien considérable, pas même M. Pathé ni beaucoup d’autres. Mais le fait est qu’on ne les ignore plus. Le cinéma existe-t-il donc ? Parbleu ! Depuis que l’on ne sait plus bien de quoi il doit être fait on le prend au sérieux. Il étonne, il inquiète, il séduit enfin, et— et il existe.

Ce n’est pas la faute des Français s’il existe. A qui la faute ? Que dit-on quand il y a une rixe, un vol, un viol, de l’argent et une « guerre-finie-trop-tôt » ? On dit : « C’est la faute aux Américains » Bravo, et puisque voici — encore une catastrophe! — la révélation de l’art du cinéma, crions (en chœur, messieurs et chers confrères) : « C’est la faute aux Américains ! »

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Si j’en avais le temps, je vous raconterais que les premières bandes américaines sont entrées chez nous par hasard. Elles ont dormi des mois dans leurs boîtes (vers 1914 et 1915) pendant que nos écrans perpétuaient la gloire de Mlle Gabrielle Robinne et de Rigadin. La chance voulut enfin que le directeur du Ciné Max-Linder, M. Bernard, entrevît deux ou trois Charlot et un Rio Jim dont personne ne s’occupait. Quelques semaines après, un public assidu avait adopté le magnifique tragédien de l’Ouest, William Hart, et le plus grand comédien du monde et de ce temps : Charlie Chaplin.

Bientôt les films de la fameuse firme Triangle continuèrent cet éveil et lui donnèrent son sens. Le Lys et la Rose, Molly, le Cycle des âmes, l’Autel de l’Honneur, Pour sauver sa race, les Loups, les Corsaires, la Mauvaise Etoile, Illusion, Châtiments auront dans l’histoire du cinéma une grande signification.

C’est Forfaiture qui devait avoir l’honneur de frapper un grand coup. Pourtant ce film est grandement inférieur à n’importe lequel de ceux que j’ai nommés. Mais il était plus au point et plein d’habileté. Ce devait d’ailleurs être le grand malheur du film français plus tard, que des œuvres médiocres, mais brillamment exécutées, prissent plus d’importance que des œuvres inégales mais cent fois plus dignes du titre d’oeuvres d’art.

Au reste, dans l’état actuel du cinéma, nous ne pouvons espérer que des essais. Méfiez-vous donc, méfiez-vous de tout ce qui semble complet et fini.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Les Italiens, qui n’étaient pas des inconnus pour nous, travaillaient aussi activement. On ne nous fit grâce d’aucun de leurs films à cortège : Caligula, Antoine et Cléopâtre, Quo vadis ?, Jules César, Christus et autres chienlits. Une fois, cependant, cette manière fut heureuse avec Cabiria, mais, depuis, les Américains ont fait du grand spectacle historique et l’ont mieux fait.

Les Italiens renoncèrent alors, semble-t-il, à l’offensive : je parle cinéma. Il y a chez eux cependant un cinéma remarquablement artiste. Pourquoi ne nous le montre-t-on pas ? J’ai vu le Feu et le Faune. Ce sont des chefs-d’œuvre, jusqu’à nouvel ordre.

Les difficultés du temps de guerre nous ont empêché de bien suivre la production danoise, suédoise, norvégienne, hollandaise. Elles ont totalement intercepté la production russe dont je me borne à vous signaler l’immense valeur. Des Allemands, nous avons aperçu çà et là quelques bandes sous pavillon Scandinave, mais non les principales. Il n’eût pas été mauvais de connaître leurs efforts, qui ont été grands. Des millions, des talents, des beautés, ils ont réuni tout ce qu’il fallait pour réussir dans un art qu’ils ne méconnaissaient pas. Malgré leur isolement relatif, ils ont inventé de grands acteurs et des metteurs en scène de style. Un Reinhardt a pris contact avec la matière cinégraphique : il en sort grandi. Au même moment, notre André Antoine passe à Paris pour un suicidé de première classe, pour en avoir fait autant.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Rien n’approche en foi, en force et en vie, de la cinégraphie américaine. De mois en mois, de jour en jour elle nous a stupéfiés pendant trois ans. Plusieurs pages de ce journal ne suffiraient pas à noter les titres des œuvres qu’ils nous ont transmises. On a vu Celle qui paie, la Conquête de l’or, Civilisation, Peintures d’âmes, Une Aventure à New-York, Anice fille de ferme, Oliver Twist, David Garrick, Richesse maudite, la Dette, Entre deux amours, El Jaguar, Tourmente d’amour, Au fond de la coupe, le Soulier de sa dame, Un paria, Madame qui ? Mickey, Charlot soldat, Une Vie de chien, Charité du Pauvre, Un Gentilhomme batailleur, Mauvais Garnement, la Voix du sang, Carmen du Klondyke. Qu’est-ce que Forfaiture auprès de ces pages éperdues ? Et tout cela n’est déjà rien auprès de ce qui viendra.

Si éclatantes que soient ces visions inattendues, elles ne sont que l’écume d’une mer en travail et en tempête dont on ne voit pas les horizons.

L’horizon, ce sera d’abord un homme.

Qui ? Peut-être pas un Américain.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Les compositeurs de films américains sont de premier ordre, comme Cecil de Mille, Mack Sennett, et D. W. Griffith dont on a vu l’incroyable Intolérance.

Au-dessus d’eux, il y a Thomas. H. Ince qui a exécuté ou dirigé les plus belles bandes américaines qu’on nous ait importées. Je l’admire. D’aucuns écrivent ou disent: : « Le cinéma américain ? Belle tête. Mais d’âme, point ! » Voire. Et Ince ? Mais il y a trente-six mille façons de regarder un film. Et c’est peut-être la trente-six mille et unième qui est la bonne. On a voulu aussi affirmer que Thomas. Ince n’est pas l’auteur véritable des films qui portent son nom. Qu’est-ce que cela peut bien nous faire ? L’usage veut, dit l’Histoire, qu’un nom cache d’autres noms, comme Louis XIV est fait de ses ministres, comme Napoléon synthétise quinze ans d’épopée et comme Clemenceau résume la victoire aux yeux des honnêtes gens.

Qu’il soit un homme ou douze généraux, Ince est jusqu’ici le sommet de la mise en scène cinématographique. Et ceux qui l’ont nié seront punis en ne pouvant pas le dépasser. Peggy, la Conquête de l’or, Illusion, Mauvaise Etoile, Pour sauver sa race sont, entre autres, les imbattables arguments de ce conquérant qui a bâti dans le désert — et il n’y a plus de désert.

Roi de son œuvre, oui, et de l’œuvre de tous, oui certes, mais je ne dis pas qu’il est le roi de demain. Sa découverte n’est qu’une découverte. S’il avait du génie, il détruirait son propre édifice pour recommencer. Mais qui sera le Napoléon du cinéma ?

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Ce ne peut être un homme qui se sente lié à sa propre race. Il est vrai qu’on trouve des Français aux atavismes divers.

Nous ne ferons ici ni la psychologie ni l’historique du cinéma français. Je suis tenté d’écrire : « Tout n’y est qu’erreur. » Mais ce serait trop juste et il ne faut pas abuser de la justice sur un terrain où il n’y a pas de lois.

L’homme qui, en France, a le plus approché la formule véritable du cinéma — mouvement, impressionnisme, pensée, sentiment et cadence — est J. de Baroncelli. Il est impossible, je l’avoue, de donner en exemple un seul de ses films. Le Roi de la mer, le Retour aux champs et même Ramuntcho sont impardonnablement bâclés. On y voit la possibilité d’une réalisation personnelle, d’une création équilibrée, d’un coup d’œil critique et pictural quasi inespéré. Qu’il trouve ! Qu’il se trouve ! Ce ne sera pas en dirigeant les firmes des autres qu’il atteindra sa personnalité, mais il tourne, il tournera, et nous attendons.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Un autre homme pouvait aussi toucher au secret de la mise en scène : Louis Nalpas. Il a une furia d’apôtre. N’a-t-on pas dit qu’il aimait le ciné comme sainte Thérèse aimait ce qu’elle aimait ? On aurait pu le dire. On peut dire aussi que Louis Nalpas n’a pas voulu être metteur en scène. Jamais il n’a pris le responsabilité d’exécuter un, dix ou vingt films. Nous le regrettons tous à cause que son œuvre eût porté la marque brûlante d’une passion effrénée. Peut-être verrons-nous cela quelque jour. Les intermédiaires qu ‘il a pris pour toucher le spectateur n’ont été souvent que des aides soumis. D’autres fois, il a transformé le collaborateur en créateur. Directeur artistique du Film d’Art avant et pendant la guerre, il a cherché. Oh le bon chasseur ! Et il continue pour sa firme de Nice. Grâce à quoi, le Film d’Art a produit les Ecrits restent, de Georges Lacroix (l’auteur de Haine et de Noël d’Yveline), les Mouettes, de Mariaud ; Mater Dolorosa, la Zone de la Mort, la Dixième Symphonie, d’Abel Gance, qui a produit aussi J’accuse ; Monte Cristo de Pouctal ; l’Ame de Pierre de Charles Burguet. J’en oublie beaucoup. Et les films Louis Nalpas présentent, après deux ans de labeur, la Croisade, de Le Somptier ; Un Ours et le Chevalier de Gaby, de Ch. Burguet ; Mathias Sandorf, de Henri Fescourt ; les Serpentins, de Frantz-Toussaint et Jean Durand ; Tristan et Yseult, de Mariaud ; la Sultane de l’Amour, conte des Mille et une Nuits, où Nalpas a essayé de mener toute une élite de lieutenants avec une sûreté de chef d’orchestre. Voilà un homme.

Plusieurs des œuvres qu’il a obtenues ont signalé un pas en avant du film français. S’il y a, dans la conquête de cet art, un chef d’armée, c’est bien lui. Mais il n’a pas encore l’armée qu’il faut.

La maison Gaumont, comme la maison Pathé, n’a pas su se servir de la toute puissance. Qu’a-t-elle fait ? Judex. Ne riez pas. Judex était une heureuse tentative de romanesque. Ce jour-là M. Louis Feuillade a fait croire qu’il serait le Baroncelli du ciné-feuilleton et que le cinéma français saurait être amusant comme les histoires de cowboys. La Nouvelle Mission de Judex, Vendémiaire, Tih-Minh nous ont déçus. Que sera Barrabas ?

M. Henri Roussel a fait un beau film. C’est beaucoup. L’Ame du bronze, voilà du cinéma français. Il peut y avoir plusieurs sortes de cinémas français. Je veux dire plusieurs degrés dans la grâce proprement française de cet art. M. Deschamps, M. Plaissetty, M. Ravel sont Français, et M. Violet aussi, et M. Bour, et M. Henry Krauss qui gagnerait encore à manier la pâte cinégraphique avec plus de brutalité. De Papa Hulin à Fromont jeune, quel dur labeur ! Labeur aussi d’Antoine, qui a montré les Travailleurs de la mer, Frères corses, le Coupable et la Terre bientôt. Victor Hugo, Zola, François Coppée. C’est français. Est-ce du cinéma ?

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Du cinéma français ? Voici Mme Germaine Dulac qui s’est fait la main avec Sœurs ennemies, Geo le mystérieux, Ames de fous, et qui présente deux essais remarquables le Bonheur des autres et la Cigarette.

Et voici Marcel L’Herbier. C’est là que notre cinéma français en est resté. Il ira plus loin et ailleurs.

Mais Rose-France est la dernière date de notre marche à l’étoile. Il règne dans cette ébauche éloquente une harmonie qui ne devrait pouvoir se trouver que chez nous.

On ne m’en voudra pas si l’on découvre que ce petit récit de notre colonisation du ciné est presque aussi informe que cette colonisation elle-même.

En France comme en Amérique le metteur en scène ou superviseur ou compositeur de film n’est pas ce qu’il doit être. Son rôle a été saboté, il est trop et il est trop peu. C’est pourquoi, ici notamment, il emploie encore mal les éléments dont il dispose. A commencer par lui-même qui devrait refuser de travailler dans les conditions grotesques où on le tient. Pays de l’improvisation et de la victoire ! On fera de beaux films dans nos immondes théâtres de prises de vues, avec nos auteurs — car il y a des auteurs de cinéma, encore honnis partout, mais voués à dominer bientôt — et avec nos acteurs.

Il est étrange que le cinéma, art non cohérent et non résolu, possède un nombre incalculable d’interprètes supérieurs.

Naturellement les Américains se sont imposés à nous d’abord, parce qu’ils étaient les premiers, parce qu’ils étaient nombreux, parce qu’ils étaient mis en relief plus que tous autres.

Forfaiture a révélé Sessue Hayakawa. Mais Forfaiture a été un succès parisien. Un succès parisien finit toujours par une cruelle volte-face du public. Hayakawa ne vaut donc plus rien ? C’est un acteur sublime. Il est beau comme un puma, sévère comme une femme, complexe comme la solitude.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Charlot, c’est tout le cinéma. Charlie Chaplin est un génie comme Sarah Bernhardt ou Mounet-Sully, et il va plus loin dans l’expression.

Son Soldat est la plus terrible critique de la guerre qui ait encore paru.

William Hart, après 25 ans de théâtre, a commencé 25 ans — espérons-le — de cinéma avec tous ces Rio Jim dont on ne se lasse point. Et cet éblouissant Douglas Fairbanks, Doug, mascotte, comme l’est cette élégante et photogénique Irène Castle, que nous connaissions danseuse de tango et qui reparaît dans Cœur d’héroïne, la Fille de Bohème, Un Homme, Une Femme, avec ses robes spirituelles et son sourire étroit de fillette précoce.

Ils sont venus mille ou dix mille, je n’ai pas compté :

Charles Ray, le « jeune homme » de Peintures d’âmes et de Richesse maudite ; Bessie Barriscale, dont il y a tant à savoir et à faire savoir que je me contenterai de l’appeler la « Réjane du cinéma » ; Howard Hickmann, de Civilisation, d’Illusion, de Madame qui ? ; Bessie Love, ce primitif devenu une force ; Harold Lloyd, l’amusant gigolo à lunettes ; Mabel Normand, celle de Mickey et de Joan of Plattsburg ; Pearl White qui cabriole allègrement dans des Mystères de New-York, Courrier de Washington, Exploits d’Elaine, Maison de la Haine, Masque aux dents blanches, Par amour, etc. ; son « chinois » Oland ; ses partenaires, Antonio Moreno, Creighton Hale, Arnold Daly ; Mollie King, Julia Dean, Lilian Gish, Dorothy Gish, Corinne Griffith, Scena Owen, Fannie Ward, qui vient tourner en France maintenant ; Dorothy Dalton, Madge Kennedy, Gladys Brockwell, Ruth Clifford et Monroë Salisbury, toujours Hors la loi ; H. W. Thompson, de la Mauvaise Étoile et de Richesse maudite ; Anna Lërh, Louise Huff, Jewel Carmen, joli visage de Une volonté, de Une aventure à New-York, de la Fiancée de la Peur ; Sydney Chaplin, si émouvant à côté de Charlie dans Soldat et si drôle ailleurs ; la gentille Vivian Martin, Georges Beeban, Frank Keenan et Dorothy Philipps, et vous ne pensez pas que je fais un annuaire, hein ? D’ailleurs, on ne sait pas le nom de tous.

Mais je voudrais qu’on se rappelle et qu’on étudie, si possible, un petit groupe d’interprètes du cinéma américain. Je veux nommer Maë Murray (Anice fille de ferme, la Bonté guérit), Marie Doro (Oliver Twist, la Perle sacrée), Mary Pickford (Molly et ses premiers films), Louise Glaum (Pour sauver sa race, Entre deux amours, Tourmenté d’amour), Maë Marsh (Intolérance, les Coeurs du monde). Elles sont — puis-je le dire ? — elles sont vraiment du cinéma, comme Charlie Chaplin.

Le cinéma italien a eu Lyda Borelli (le Phalène, la Marche nuptiale), Elena Makowska (le Fiacre 13), Francesca Bertini (Fedora, la Dame aux Camélias, les Sept Péchés capitaux), Pina Menichelli (Tigresse royale). Mais on ne sait pas se servir de ces beautés. Amleto Novelli était un puissant acteur. Dans Amica, Diana Karenne disperse son talent en désordre absurde (les Demi-Vierges) ; Paul Capazzi a une sorte de style (le Fiacre 13) ; Febo Mari serait l’ombre élégante d’Hayakawa, mais il est italien ( le Faune, Attila, le Feu) ; Maria Jacobini, Tilde Kassay, Soava Gallone, et des centaines de jeunes gens ridicules, vulgaires et insolents.

En Allemagne, il n’y avait qu’une Asta Nielsen. Il n’y a qu’une Hennie Porten. Et il y a aussi Olaff Fonss. Et Maria Carmi n’est pas bien loin.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

En France ?

Il ne nous manque personne et je pense que, seules, des raisons commerciales ont amené les firmes à importer ici des bandes américaines et italiennes. Nombre d’excellents comédiens de théâtre se sont adaptés excellemment à la photogénie. D’autres sont nés d’eux-mêmes, si je puis dire, éduqués et créés par le cinéma.

Signoret, qui n’a jamais eu le film qu’il doit avoir, mais cela ne me regarde pas et le public l’admire tout de même dans Manuela, le Roi de la mer, la Flamme, l’Homme bleu, etc. Marcel Lévesque, le plus visuel, le plus cinégraphique de nos acteurs, populaire depuis le Cocantin de Judex et préparant ses ironiques Serpentins ; Henri Roussel, déformé au théâtre, remis au point par le cinéma, dans Frères corses, le Torrent ; J.-G. Catelain, un lumineux jeune premier, plus lui dans le Torrent que dans Rose-France ; Pierre Magnier ; Suzanne Grandais, gentille et simple dans les Midinettes ; Max Linder, qui inspira Charlie Chaplin et fut exceptionnellement drôle en un temps où ça ne se faisait pas beaucoup au cinéma ; Suzie Prim, dans Haine, le Noël d’Yveline ; Marken, dans Geo le Mystérieux ; Lagrange, dans l’Héritage ; Andrée Brabant, dans la Zone de la Mort ; Emmy Lynn, qui, galvanisée par Abel Gance, ajouta tant d’émotion et de saveur à Mater Dolorosa, à la Dixième Symphonie ; Nelly Cormon, dans Marion Delorme, Monte-Cristo ; France Dhélia dans la Sultane de l’Amour et la Croisade ; Yvette Andreyor, mise en pleine lumière par Judex et dont le Calice, la Flamme, la Muraille qui pleure, n’emploient pas la nette sensibilité ; Mathot dans Monte-Cristo, Travail ; Modot dans Un ours, la Sultane de l’Amour, le Chevalier de Gaby ; Joubé dans J’accuse ; Desjardins dans J’accuse ; Séverin-Mars dans J’accuse ; Grétillat dans Déchéance et 40 H.-P. ; Jean Toulout dans la Dixième Symphonie, Mathias Sandorf ; Polonio dans Ames de fous ; Dourga dans la Sultane de l’Amour ; Musidora, muette muse photogénique dans Judex, la Vagabonde, Vicenta, la Flamme cachée ; Mary Harald dans Tih-Minh et dans Vendémiaire ; Leubas dans beaucoup de films ; Harry Baur dans trop peu de films ; Jeanne Dirys dans la Femme inconnue ; Henry Krauss, magnifique mais ne se mettant pas au plan (premier) qui lui appartient ; Stacia de Napierkowska dans Venus Victrix, dans la Manade et nous attendons le reste ; Eve Francis qui a interrogé le sphinx-écran avec Une femme passa, la Dame blonde et surtout Ames de fous et qui a peut-être déjà réalisé dans le Bonheur des autres et la Fête espagnole la vision stylisée, pensée et passionnée qu’elle a du cinéma ; Volnys dans Ames de fous ; Brunelle dans Chignole ; Gaby Morlay dans Un ours ; Gémier dans Mater Dolorosa ; Clément dans la Zone de la Mort ; d’autres encore, d’autres, d’autres.

Décidément quand les films français sont mal interprétés, c’est que les metteurs en scène le veulent bien.

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

paru dans Comoedia Illustré du 5 novembre 1919

Voici le moment précis d’agir pour la cinématographie française. Il n’est plus de temps de parodier les autres. Car les autres sont trop et vont nous révéler trop de nuances dans leur art pour que nous ayons en face d’eux de meilleur recours que de faire ce qu’il faut, sans plus s’occuper de ce qu’ils ont fait. Cette saison va voir le triomphe absolu du trafic américain qui aura bientôt à Paris une véritable succursale du marché de New York, et nous allons connaître à la fois le nouvel effort italien, l’œuvre Scandinave, russe, allemande et peut-être anglaise. Alors ? Alors il est vain maintenant de demander à notre cinématographie d’être française. Nous lui demandons d’être. C’est plus difficile, mais c’est INDISPENSABLE. Et cela sera.

Les images animées nous apporteront bien des surprises nouvelles. Il ne s’agit plus de photographier des acteurs ou des toiles peintes. Il s’agit de CRÉER, Ô noir et blanc ! Et déjà devant ceci ou cela nous pensons à Renoir, à Vuillard, à Cézanne, à moins que nous ne pensions à Breughel, à Quentin Metsys, à Hans Memling, en attendant le créateur devant qui nous ne pourrons penser à personne qu’à lui-même.

Louis DELLUC

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Pour en savoir plus :

Louis Delluc, un impressionniste en éclaireur,par Samantha Leroy sur le site de la Cinémathèque française.

Louis Delluc, côté caméra, par Joël Daire sur le site de la Cinémathèque française.

La conférence “Louis Delluc, cinéaste cinéphile” par Christophe Gauthier, à la Cinémathèque de Toulouse le mardi 9 janvier 2018.

La bande annonce du Coffret Intégral Louis Delluc édité par Les Documents Cinematographiques.

La première vague 1 : Louis Delluc et Cie (Cinéastes de notre temps) du 05 avril 1968 sur le site de l’INA.

 

 

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