Suzy Delair par Jean-Charles Tacchella (L’Ecran Français 48)


Nous lui avions rendu hommage l’année dernière au moment où elle rentrait dans sa centième année :

Une petite femme de caractère : Suzy Delair (Ciné-Mondial 1941)

Il était donc évident que nous n’allions pas laissé passer cet anniversaire si particulier.

Suzy Delair vient de fêter ses cent ans dimanche dernier. Elle partage donc avec Danielle Darrieux non seulement la même année de naissance mais aussi cette chance de pouvoir atteindre cette centième année, si symbolique pour les artistes.

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Justement dimanche dernier, nous avions partagé l’article qu’elle écrivit pour l’Ecran Français en 1949 : « Tra-la-la ? Oh, la, la ! » dans lequel elle avoue que ce fameux Tra la la lui “sort par les yeux” ! Nous avions aussi un autre entretien paru dans l’Ecran Français deux ans auparavant au moment de la sortie de ce fameux Quai des Orfèvres qui fit tant pour sa popularité.

« Tra-la-la ? Oh, la, la ! » par Suzy Delair (L’Ecran Français 1949)

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Histoire d’insister, voici l’article que lui consacra le critique et cinéaste Jean-Charles Tacchella en 1948 dans l’Ecran Français. Ce qui nous permet également d’évoquer la sortie de ses mémoires aux Editions Séguier.

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Joyeux anniversaire Madame !

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Suzy Delair par Jean-Charles Tacchella

paru dans L’Ecran Français du 14 décembre 1948

L'Ecran Français du 14 décembre 1948

L’Ecran Français du 14 décembre 1948

Ma chère Suzy

A Hollywood, ils ont Rita Hayworth, la bombe atomique, Betty Hutton, la blonde incendiaire, Dorothy Lamourla glammour-girl, Ann Sheridan, la oomph-girl, Lana Turner, la sweater-girl, Jane Russell, la poitrine, Lauren Bacall, le regard, Yvonne de Carlo, la plus belle fille du monde, Ava Gardner, la fille qui a inventé l’amour, etc. Ils en ont bien de la chance à Hollywood, n’est-ce pas ?

Mais, pour moi, vous les valez toutes. Et je ne suis pas le seul à penser cela. Suzy Delair, ce n’est pas du chiqué. Ce n’est pas une vedette de confection. Ce n’est pas une vamp de pacotille. C’est une femme avec tout ce que cela peut comporter de vamp…

Vous êtes une des personnalités les plus fortes révélées par le cinéma français depuis dix ans. Cela je ne l’écrirais pas si je ne savais vos années de misère, de doute et d’apprentissage. Ces années que vous ne pouvez oublier.

Suzy Delair, c’est Paris. Tous les Paris. Et les rues de Paris la nuit, lorsque vous vous promenez seule, ça vous fait pleurer… Prenez exemple sur Chevalier et n’oubliez jamais que vous êtes une arpète, une dactylo et une femme du monde.

Dans votre prochain film, Pattes blanches, vous serez Odette, la belle prostituée de Saint-Brieuc, et vous changerez de registre. N’ayez pas le trac, Pattes blanches sera sans doute un très grand film. Quant à vous, nous en reparlerons à ce moment-là, car il y aura beaucoup à dire sur ce rôle qui est un tournant de votre carrière. Le premier tournant.

Suzy, je m’excuse de rompre le ton de cette conversation, mais j’aimerais ouvrir une parenthèse à l’intention du lecteur.

 

L'Ecran Français du 14 décembre 1948

L’Ecran Français du 14 décembre 1948

A la suite du succès de Quai des Orfèvres, Suzy Delair a reçu treize propositions films, a accepté la Quatorzième : Pattes blanches. Pour l’an prochain, Suzy en a déjà dix. Mais elle en a rejeté sept… Elle choisit. Elle ne veut plus tourner n’importe quoi. Par la fenêtre fut sa seule erreur. Les trois propositions retenues pour 1949 : Lady Paname, avec Louis Jouvet, et qui marquera les débuts dans la mise en scène de Henri Jeanson ; Chambre obscure de Henri-Georges Clouzot et La Dame de chez Maxim’s.

Voilà ce qui fait votre force, Suzy, c’est que vous croyez en vous, mais pas en votre talent.

J’aime vous entendre dire : « Je me trouve toujours mauvaise sur un écran. Je n’ose pas me regarder, je baisse la tête… Mon jeu manque de simplicité. Je n’ai pas encore assez tourné. Ce que j’ai appris ? Que le regard était une chose essentielle, et aussi qu’il faut penser avant, c’est tout. » Pensez avant, mais ne pensez jamais pendant, et vous resterez Suzy Delair.

Et si vous le permettez, je vais maintenant vous conter une histoire…

L'Ecran Français du 14 décembre 1948

L’Ecran Français du 14 décembre 1948

Il y avait une fois une petite fille, née un 31 décembre, rue de la Goutte-d’Or, dans un des quartiers les plus populaires de Paris. Son père était bourrelier, mère couturière. A quatre ans, elle chantait sur la table de la cuisine Les Papillons de nuit et Femmes, que vous êtes jolies. A treize, ans, elle apprenait par coeur tous les rôles du Malade imaginaire. Et, en même temps, elle était arpète rue de la Paix. Le samedi soir, elle allait danser au bal Bullier. Et toute la semaine elle rêvait de faire du cinéma, parce qu’elle était amoureuse de Henri Garat.

Elle est devenue figurante dans le film Madame Pompadour. Puis dans la version parlante de Violettes impériales.Elle a couru les studios, les régisseurs. Les années de café-crème ont succédé aux années de café-crème. Et toujours de la figuration ! A Paris ou en province. Elle joue la lettre O dans le programme d’une revue de l’A.B.C. Fernandel lui donne la fessée à la Porte Saint-Martin, dans Le Rosier de Madame Husson.

Au cinéma, elle décroche quelques pannes : Touchons du bois, Le Professeur Cupidon, L’Or dans la rue, Dédé, La crise est finie, Poliche.

Aux Deux-Anes, elle double Monique Rolland et Renée d’Yd. Et un soir où elle personnifiait l’Angleterre dans un sketch de la revue Servez chaud, Clouzot est venu la voir dans sa loge. C’était en 1938, Clouzot lui donne des conseils, la fait débuter comme speakerine à l’Européen. Elle chante Le Cul sur la commode à Bobino et dans les faubourgs. Elle « annonce  » au Pigalle Music-Hall.

Cette jeune femme, c’était vous, bien sûr. C’est, encore vous et ce sera toujours vous. Pourquoi ? Parce que vous êtes la première à avouer : « Lorsque Le Dernier des six est sorti, j’allais chaque après-midi devant le Normandie, afin que les gens me reconnaissent et me demandent des autographes… » Une semaine après, vous aviez compris et vous étiez redevenue Suzanne Delaire, née rue de la Goutte-d’Or. Parce que vous conseillez aux jeunes filles attirées par les mirages du septième art : « Qu’elles s’apprêtent avant tout à pleurer et qu’elles ne croient pas à la chance. » Parce que vous êtes émerveillée d’avoir tourné avec des comédiens comme Fresnay, Jouvet, Meurisse et Bernard.

Seconde parenthèse et portrait de famille destiné au lecteur : Lorsque Suzy Delair a des loisirs, dit se rend à la Samaritaine de la rue Rivoli ; là, tout le monde l’appelle Suzy. Elle rêve d’une maison de campagne et peinte à la chaux ; élever des poules, chercher des marrons. Elle est très carnivore et le bourgogne lui fait mal aux articulations. Elle dort douze heures, aime les chats, les biques et les hérissons (elle en avait trouvé un durant le tournage de Pattes blanches, il dormait sous son oreiller et un jour le hérisson s’est fait écraser…). Elle aime la mode d’aujourd’hui, parce qu’elle a toujours aimé la mode d’avant-hier. Elle écrit, un peu Renard, un peu Proust : études de mœurs et caractères ; mais je crois bien qu’elle n’osera jamais montrer ce qu’elle écrit. Et elle aura bien tort,

L'Ecran Français du 14 décembre 1948

L’Ecran Français du 14 décembre 1948

Vous voilà telle que vous êtes, du moins je le crois. Passionnée pour un métier qui jusqu’ici vous apporta presque plus de déboires que de satisfactions. Sincère vis-à-vis de votre passé. Sincère vis-à-vis de ceux qui vous entourent.

N’ayez crainte, Suzy, vous aurez bientôt les Nana et les Hortense Schneider dont vous rêvez. Votre réussite est tout entière basée sur une longue patience. Cela on l’ignore peut-être trop souvent. Mais la voie que vous vous êtes tracée est la bonne. Lentement, mais sûrement. Et c’est pour cela que j’écris : D’ici peu, vous serez la reine de Paris. C’est gagné d’avance.

J’espère que cette lettre aidera à mieux faire comprendre et aimer l’interprète de Le Dernier des six ; L’Assassin habite au 21, Défense d’aimer, Copie conforme, Quai des Orfèvres et Pattes blanches (j’oublie un film, mais c’est à dessein).

Sincèrement à vous.

Jean-Charles Tacchella

L'Ecran Français du 14 décembre 1948

L’Ecran Français du 14 décembre 1948

Source : Collection personnelle Philippe Morisson

 

Pour en savoir plus :

La Notice biographique sur Suzy Delair sur le site du Temps des cerises aux Feuilles mortes.

La page sur Suzy Delair avec de nombreuses photographies sur le blog de Ciné-Tom.

L’article du Figaro de ce jour : “Suzy Delair, la Jenny Lamour de Quai des Orfèvres, fête ses 100 ans” par Bertrand Guyard.

Je dois tout à
 Henri-Georges Clouzot !”, l’émission spéciale de Benoît Duteurtre sur France Musique hier.

SUZY DELAIR, PRESQUE UN SIÈCLE ET TOUT LE TRALALA“, l’article de Libération (!!!) du 01 janvier 2017.

Suzy Delair ou l’air de Paris“, l’article de Jean-Noël Mirande paru dans Le Point du 31 mars 2012.

La critique des Mémoires de Jean-Charles Tacchella sur le site Culturopoint.

Suzy Delair et son tra-la-la dans Quai des Orfèvres de Clouzot.

 


Suzy Delair dans l’Assassin habite au 21 de Clouzot.

 

Suzy Delair avec Fernand Ledoux dans Pattes Blanches de Jean Gremillon.

 

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