Jean Dréville et Marcel L’Herbier à propos de La Corde d’Alfred Hitchcock (L’Ecran Français 1949)


Nous avons consacrer un premier post il y a quelques jours à Alfred Hitchcock à l’occasion de sa rétrospective dans le cadre du le Festival international du film de La Rochelle.

Il s’agissait d’un article paru dans L’Ecran Français au début de l’année 1949 écrit par deux des éminents journalistes de cette revue : le futur directeur de Paris-Match Roger-Marc Thérond et le futur réalisateur Jean-Charles Tacchella. Il était basé sur celui paru dans la revue anglaise The Cine-Technician à l’automne 1948 dans lequel Alfred Hitchcock explique sa méthode de travail à ce moment là de sa carrière, c’est-à-dire au moment où il vient de tourner La Corde (qui sortira en France un an plus tard, le 22 février 1950).

Vous pouvez le lire ici :

Alfred Hitchcock se confie à propos de La Corde (L’Ecran Français 1949)

Cet article fût au coeur d’une polémique que va relater L’Ecran Français dans ses prochains numéros. Ainsi Thérond et Tacchella vont demander à plusieurs grands réalisateurs français de réagir à ces propos de Hitchcock :  Jean Delannoy, René ClémentMaurice Tourneur, Henri DecoinJean Dréville et Marcel L’Herbier.

Nous avons déjà publié les propos de Jean Delannoy et René Clément :

Jean Delannoy et René Clément à propos de La Corde d’Alfred Hitchcock (L’Ecran Français 1949)

Ainsi que ceux de Maurice Tourneur et Henri Decoin.

Maurice Tourneur et Henri Decoin à propos de La Corde d’Alfred Hitchcock (L’Ecran Français 1949)

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Mais avant tout il faut se remettre dans le contexte de l’époque, Hitchcock lui-même abandonnera rapidement cette méthode de tournage, qui s’apparentait plutôt à un exercice de style (très réussi). Néanmoins, il nous a paru intéressant de retranscrire les propos de ses confrères français car ils éclairent d’une certaine manière leur pensée cinématographique.

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Voici maintenant les dernières contributions, ceux de Jean Dréville et Marcel L’Herbier.

Le premier demande “Un peu de modestie messieurs les théoriciens” et le second dénonce “Une propagande orientée vers le réconfort des producteurs“.

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Nous espérons que vous avez apprécié ces témoignages de ces grands cinéastes français à propos d’Alfred Hitchcock.

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Jean Dréville et Marcel L’Herbier à propos de La Corde d’Alfred Hitchcock (L’Ecran Français 1949)

paru dans L’Ecran Français du 19 Avril 1949

L'Ecran Français du 19 Avril 1949

L’Ecran Français du 19 Avril 1949

Nous avons demandé aux grands réalisateurs français de prendre part à la controverse.

Dans le numéro 195 du 22 mars 1949, Jean Delannoy a notamment déclaré, en parlant des formules de Hitch : « J’avoue que je reste ahuri devant tant de considérations aussi simples », à son avis Hitch enfonce des portes ouvertes et il ajoute : « Un film n’est pas un bon film parce qu’il a été tourne en vingt-six jours. » René Clément, lui, s’est déclaré d’accord avec Hitchcock lorsque le metteur en scène londonien s’écrie : « Il n’est de solution qu’individuelle », mais pour lui « les théories n’ont de poids que si l’on sait les appliquer. Si Hitchcock réussit a appliquer les siennes, e’est qu’il a du talent. »

Dans le numero 196 du 29 mars 1949, Maurice Tourneur s’est rallié à Hitchcock : « Pour moi, c’est Hitchcock qui a raison »; quant à Henry Decoin, s’il reconnait que Hitchcock est un excellent technicien, il estime aussi que « le beau film technique, celui qui ne comporte aucune erreur, est plat comme un tableau trop léché. Le métier abîme tout. La technique n’a pas d’âme » et compare Hitchcock « au milliardaire déguisé en clochard qui couche au Ritz, boit des dry à deux cents francs le petit verre et flirte avecMartine Carol. »

 Jean-Charles TACCHELLA et Roger-Marc THÉROND

 

JEAN DREVILLE :

Un peu de modestie messieurs les théoriciens

D.R.

Je n’ai rien remarqué de particulièrement subversif dans les propos rapportés de M. Hitchcock. Ses commentateurs, détracteurs et supporteurs semblent, par contre, d’humeur fort belliqueuse ! On m’excusera de ne pas me précipiter tête baissée dans la lice car, pour dire le fond de ma pensée, je trouve qu’on commence à nous casser les pieds avec ces discussions périmées d’esthétisme !

Périodiquement, des esprits éclairés redécouvrent le cinéma. Pour les générations de spectateurs qui passent, c’est agréable : ça permet e faire du neuf avec du vieux (Citizen Kane). Quand M. Hitchcock affirme que la technique doit servir de support au sujet, je serais assez tenté de lui emboîter le pas. Je n’ai pas assisté à la projection de Rope. Mais au nom de tous ceux qui, comme moi, sont rompus aux jeux de la technique et considèrent la suppression de ses contraintes comme une forme du progrès, je trouve, à priori, assez contestable la mécanisation de l’acteur proposée par Hitch. Un seul plan par bobine, c’est bien gentil, mais n’est-ce pas un peu fouler du pied les merveilleuses possibilités de sélection offertes par le moyen cinématographique ?

Que deviennent ces étincelles, ces « moments » choisis, saisis entre quinze prises de vues différentes ? Que fait-on de cette fameuse « prise 1 » qui contient si souvent chez l’acteur, amusé a découvrir son personnage, tant de fraîcheur ? Et faut-il reléguer aux accessoires ce merveilleux don d’ubiquité offert par le cinéma ?

Par le truchement de son oeil magique, la caméra peut à volonté pondre navet et chef-d’oeuvre, en regardant un spectacle de cirque, en écoutant d’un objectif attentif une bonne pièce bien filmée, en se roulant dans les couleurs « naturelles » d’une chevauchée du Far-West, ou en jouant du microscope chez la laborieuse abeille…

D.R.

Alors, un peu de modestie, messieurs les théoriciens ! Vous faites grand tort à l’évolution de l’art que vous prétendez aimer et servir. Cessez de nous harceler de questions saugrenues : vous ne saurez pas pourquoi j’ai filmé telle scène en long shot et telle autre en contre-plongée et ceci pour une bonne raison : je n’en sais rien moi-même. Et je ne vous dirai pas davantage comment il se fait que le scénario de mon dernier film comportait 125 pages et 612 numéros, alors que mon film précédent accusait 175 pages contre 414 numéros !

Un acharné théoricien ne m’a-t-il pas demandé ces jours-ci de lui exposer mes « théories » sur le montage ? Quand je lui ai répondu que, pour moi, le montage c’était le moyen de mettre en valeur les éléments d’une scène, en offrant la possibilité, selon la diversité du matériel tourné, de pallier dans une certaine mesure les déficiences d’interprétation et de mise en scène, j’ai senti comme une grande pitié dans l’oeil de mon pur cinéaste. Et il est allé chercher ailleurs, sans plus insister, une âme soeur moins terre-à-terre.

Et, pour me changer les idées, moi, j’ai été voir Manon (de Clouzot. NDLR). Et ça, ce n’est pas le film d’un théoricien !

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MARCEL L’HERBIER :

Une propagande orientée vers le réconfort des producteurs

Pour Vous du 06 décembre 1928

Pour Vous du 06 décembre 1928

J’ai peu suivi la récente production du charmant Alfred Hitchcock que j’ai eu grand plaisir à connaitre dans notre jeune temps de cinéastes. Puis-je avouér que Notorious (Festival de Cannes 1946) ne m’avait pas bouleversé ?…

Je n’ai naturellement pas vu Rope, qui sert de base à la polémique que vous souhaitez alimenter. Comment se prononcer ?

Les opinions de Hitchcock, qui sembleraient rejoindre celles de René Clair sur les vacances que le réalisateur peut prendre en studio ne dépassent pas, selon moi, le cadre d’une propagande subtile, nettement orientée vers le réconfort des producteurs dont la crise mondiale actuelle, d’une part, les exigences de temps-argent de certains réalisateurs, d’autre part, ont, sous toutes les latitudes, refroidi considérablement l’entrain.

Mais qui peut croire sérieusement qu’un vrai créateur de films considère comme zéro l’apport du réel, du vivant, de l’évidence que l’on ne peut rencontrer que dans le choc humain des prises de vues, dans la turbulence stimulante du travail sur studio ?

Que l’on bâtisse toutes les théories que l’on voudra, pas celle qui consiste à laisser s’accréditer l’idée que l’oeuvre filmique n’est pas une oeuvre nouvelle, absolument distincte du livret littéraire de base. Une oeuvre en soi. C’est-à-dire qui ne se fait pas toute seule.


Source : Collection Philippe Morisson.

Pour en savoir plus :

La rétrospective ALFRED HITCHCOCK au Festival international du film de La Rochelle 2017.

L’article en anglais sur lequel est basé cet article, reproduit sur le site The Hitchcock Zone.

Comment Alfred Hitchcock a caché 10 coupes de montages dans La Corde

Lire l’article complet de Vashi Nedomansky  ici.

Une autre vidéo explicative sur le montage de La Corde par Catherine Grant (en anglais).

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