Aux usines du rire par Roger Blin (VU décembre 1934)


Roger Blin n’a pas été seulement le grand metteur en scène de théâtre qui a révélé les pièces de Jean Genet et Samuel Beckett.

C’était également un habitué des seconds rôles au cinéma, auprès de Marcel Carné (Jenny, Les Visiteurs du soir), mais aussi Jean Renoir, Marcel L’Herbier, Marc Allégret, H-G Clouzot, et Pierre Prévert bien sur (Adieu Léonard au cinéma et Le Petit Claus et le Grand Claus à la Télévision). C’est que le lien entre Roger Blin et les frères Prévert commencent très tôt, dès le début des années trente lorsqu’il joue dans des petits films publicitaires de Paul Grimault aux côtés de Jacques Prévert et même Marcel Carné, qui était l’un des opérateurs.

Puis Roger Blin fera partie du fameux Groupe Octobre dont Jacques Prévert écrivait les pièces, entre 1932 et 1936.

Cette activité est donc contemporaine de l’écriture de ce texte, paru dans la prestigieuse VU, à la fin de l’année 1934.

Ce texte, à la gloire des comiques américains ( de Charlot aux Marx Brothers), est caractéristique de l’engagement du Groupe Octobre (qui était assez lié au parti communiste de l’époque comme beaucoup d’artistes), vous le comprendrez en lisant la dernière partie de ce texte…

Bonne lecture !

 

 

GAGS : AUX USINES DU RIRE…

paru dans VU du 15 décembre 1934

VU du 15 décembre 1934

VU du 15 décembre 1934

Le premier film joué fut un film comique et déjà de l’espèce moralisatrice, L’Arroseur arrosé, autant dire “A bon chat bon rat” ou “Tel est pris qui croyait prendre ». Ce thème eut par la suite un joli succès mais il ne fut plus le seul et l’ordre fut troublé. Quelques voyous prouvèrent que l’arroseur pouvait bien être arrosé et que l’arroseur n’était autre que Fantomas.

Mack Sennett élargit le débat et introduisit le hasard. L’arroseur recevant la douche à son tour, ce n’était pas drôle : les deux adversaires auraient dû se réconcilier, mais que la tarte à la crème, lancée avec la force de la vengeance dans la direction du premier envoyeur atteigne malencontreusement une tierce personne inopinément apparue, voilà qui devient grave.

Saluez le gag, il fait rire et impose sa justice paradoxale. Ce tiers moustachu en redingote, ce commandeur soudain pétrifié par une avalanche d’oeufs à la neige n’épousera jamais la belle jeune fille. Malgré la complicité des parents et sa richesse, il n’échappera pas aux oiseaux de malheur qu’il fera lever sous ses pas.

Le cinéma le désigne entre mille et les spectateurs savent d’où vient ce spectre. Ils en suivent passionnément les avatars, prêts, dans leur hâte, à s’identifier à la plus falote de ses victimes.

L’enfant reconnait son professeur, le conscrit son colonel, la femme son mari à la lourde haleine et l’ouvrier le mouchard d’usine. Tous, d’emblée, ont fait confiance au film comique burlesque, tous ensuite ont gardé pour le meilleur de leur délire la tentation de ce rêve mal étreint, à tout moment recommençable, et chaque jour plus ressemblant.

VU du 15 décembre 1934

W.C. Fields  (VU du 15 décembre 1934)

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Le Burlesque américain, né du music-hall, ne s’est pas très vite affranchi de cette paternité heureuse mais étriquée. les difficultés et le coût de l’éclairage  l’obligèrent à se manifester souvent dehors, dans les jardins publics de Los Angeles ou dans de fragiles décors en trompe l’oeil. La caméra était placé de face  et le champ visuel était à peu près celui que pouvait avoir un spectateur des bonnes places. Les personnages, maquillés blême et ornés de moustaches peintes ou visiblement postiches, traçaient leurs arabesques en deux dimensions.

Il est certain que les progrès de l’émulsion, rapprochement de l’appareil et son mouvement, le progrès également de l’éclairage ont amené peu à peu les acteurs à maquiller leur visage de moins en moins masque, à soigner le réalisme des postiches. Jusqu’à un certain point, heureusement, et dans la limite juste qu’exige la crédibilité dramatique.

Charlot, rasé de frais jusque dans la plus extrême misère, se peint les sourcils aujourd’hui de la même façon qu’autrefois. Un critique finaud à qui on ne la fait pas. éclatait l’an dernier d’indignation en découvrant que la moustache de Groucho Marx est tout simplement peinte et, de profil, ne possède pas le moindre relief. Le cher homme rageait littéralement, peut-être est-il allé se faire rembourser sa place. Toutefois, aux personnages qui ne sont pas comme Charlot, Langdon, les Marx, d’une essence aussi purement onirique, un certain réalisme du visage et du costume est utile qui donne par contraste plus de saveur aux extravagances du scénario : voyez la bouille de W.C. Fields et la tête lamentable de Slim Summerville.

La mise en scène du film comique a évolué parallèlement à celle du film dramatique. Elle est plus délicate en ce qu’elle exige plus de mesure. Telle mise en scène brillante, expressionniste, d’une certaine école européenne échouerait sordidement dans le domaine comique. Le « gag » doit partir au poil, sans rémission. Toute contorsion de l’appareil, pour jolie qu’elle soit, risque de détourner l’attention.

Il va sans dire que la mobilité de plus en plus grande de l’appareil servi considérablement le comique. Que de gags résident dans le découvrement brusque d’un objet, quel choix ironique de figures et d’objets opère la caméra en se promenant. Sans parler des démentis apportés par le son aux images, sans parler des surprises du doublage des voix. Tout cela libère le cinéma de son origine théâtrale. Pouvait-on craindre par ailleurs que l’apport du son ne l’y ramène, par la double voie du scénario et du dialogue ?

VU du 15 décembre 1934

Mack Sennett (VU du 15 décembre 1934)

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Les premiers films comiques étaient très courts, composés d’une suite de gags et d’un vague schéma sentimental. Cette folie burlesque n’allait-elle pas s’essouffler tout au long d’un grand film ou bien devrait-elle demander un cadre au vaudeville et peut-être y perdre son atmosphère précieuse ?

Non, la ligne primitive ne se perdra pas. La romance sucrée menace et les Bing Crosby et Rudy Vallée guettent leur proie, Charlot se recroqueville, allume du fond de son aquarium les douloureuses Lumières de la ville et tout seul mange sa poire d’angoisse. Buster Keaton, le souple fantôme aux yeux lourds, se suicide devant le premier microphone venu. Harry Langdon est en tournée après trois faillites. C’est alors que viennent Groucho, Harpo et Zeppo Marx et, avec eux, tout recommence. Le vaudeville rentre dans le rangs. Harpo le muet et Groucho le conférencier commencent leur mystérieuse besogne. L’herbe de sagesse ne repoussera pas dans les rêves qu’ils traversent. Des films comme Animal Crackers, Monkey Business, Duck Soup,  indépendamment des trouvailles qui les parsèment, ont substitué à la structure logique du vaudeville une construction organique, physique mi-musicale mi-onirique. Duck Soup se termine par une apothéose délirante qui laisse pantelant le spectateur comme s’il avait boxé une heure, et demie.

VU du 15 décembre 1934

Harpo et Groucho Marx  (VU du 15 décembre 1934)

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L’essence du comique est le « gag » dont je sais qu’il n’est pas que ce qu’il est : je ne vais pas entreprendre d’en raconter.

Il y en a de grands et de petits, à amorce et à répétition. Un calembour ne constitue pas un gag à priori, mais un gag peut venir d’un calembour poussé dans l’action. Groucho Marx réclame des bravos pour la chanteuse (three cheers). Harpo comprend mal et apporte trois chaises (three chairs). L’essentiel est qu’il les apporte.

Pour qu’un gag réussisse, il faut à la fois qu’il cause une surprise et qu’il ne soit pas entièrement gratuit, qu’il soit lié au personnage qui le provoque. C’est ici que nous touchons le fond du burlesque américain. A travers les non-sens les plus déchaînés, les tics les plus atroces, la féerie la plus somnambulesque, nous atteignons l’homme. La caricature ou l’arabesque ne s’exercent pas à vide. Le burlesque américain rejoint l’humain par l’intuition poétique, en sautant par-dessus le psychologique descriptif.

VU du 15 décembre 1934

Laurel et Hardy  (VU du 15 décembre 1934)

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Mettant à part Charlot, sur qui trop d’encre a déjà coulé et dont beaucoup attendent la sortie d’une œuvre comme un événement personnel, nous tenons le film comique américain comme un témoignage de jeunesse incomparable et un ferment permanent de révolution.

Là où le cinéma se montre essentiellement révolutionnaire, c’est aux actualités. Malgré le conformisme massif qui lui est proposé, la caméra déshabille les hommes implacablement. Le cinéma est cruel aux vieillards. Ces spectres qui poursuivaient Charlot, les voici encore une fois en chapeau haut de forme, en béret basque, prononçant des discours, passant des revues, bénissant des navires, plus ou moins gâteux ou serviles, tous marqués d’un comique atroce, à peine moins dérisoire que les fantoches de Mack Sennett, Hitler, Herriot, Doumergue et la vedette de ces funèbres agapes : Victor-Emmanuel III dont on aperçoit le plumet parfois entre deux bottes de miliciens.

VU du 15 décembre 1934

Une scène de “Son Homme”  (VU du 15 décembre 1934)

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Il n’a été encore question ici que du comique américain. Qu’y a-t-il en France ? Devrons-nous seulement admirer et nous taire ? Il ne faut absolument pas renoncer. Il y aura un comique français dans la mesure où les vieux renonceront au calembour et au vaudeville militaire et où les jeunes ne se cantonneront plus dans l’esthétisme. Mêler l’invention poétique, même raffinée, à une certaine lourdeur, je veux dire innocence.

L’essai le plus réussi de comique burlesque en France a été L’Affaire est dans le Sac, des frères Prévert, dans lequel on a vu défiler d’incroyables ganaches, profilées avec une cruelle et minutieuse innocence sur une place publique de rêve.

Nous attendons le prochain film de René Clair avec confiance. Malgré le funèbre Dernier Milliardaire, il reste l’homme qui a compris le mieux ce qu’on peut faire avec le cinéma. Il lui manque peut-être une certaine bêtise, c’est-à-dire une certaine force élémentaire, la lourdeur de la pomme et des bébés anglais.

VU du 15 décembre 1934

Harry Langdon (VU du 15 décembre 1934)

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Nous qui ne sommes malheureusement ni des Russes, ni des Américains, ni des nègres, nous nous étonnons peut-être de constater qu’il y a des films comiques, mais qu’il n’y a pas de films gais. Le cinéma comique, du moins pour les cinq sixièmes du monde, ne peut que refléter les aspirations révolutionnaires et les désespoirs masochistes des uns et des autres. Pour rire à belles dents, il faut qu’elles ne servent plus à mordre.

Blond comme Charlot, drôle comme les blés, le temps n’est pas encore propice à cette confusion. L’homme lance dans la mêlée des images, les doubles de lui-même, ces frêles somnambules d’essai qui s’appellent Charlot, Langdon, Harpo, pour voir comment ils se comportent.

L’homme-enfant dénonce également et montre du doigt les exécrables assassins de la jeunesse et de l’amour, maîtres provisoires de son corps et de son esprit et les projette sur l’écran, ces fantômes sordides dont la farce n’est faite que de son isolement.

Roger Blin

VU du 15 décembre 1934

Eddie Cantor  (VU du 15 décembre 1934)

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Source : Collection Musée Nicéphore Niépce

Pour en savoir plus :

Un site sur les dessins de Roger Blin

Roger BLIN parle de sa rencontre avec Samuel Beckett en 1968.

 

 

La scène du miroir dans la Soupe aux Canards (1933) des Marx Brothers.

 

Mack Sennett et Charlie Chaplin dans “The Fatal Mallett” (1914)

 

 

 

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