Entretiens avec Marcel L’Herbier et Louis Delluc par A.Lang (La Revue Hebdomadaire 1923)


Nous évoquions récemment Louis Delluc, nous avons trouvé une série remarquable d’entretiens d’André Lang paru dans La Revue Hebdomadaire en 1923.

Ainsi publie-t-il le 16 juin 1923 cet article centré autour de deux entretiens, l’un avec Marcel L’Herbier et l’autre avec Louis Delluc.

L’occasion d’attirer les lecteurs de cette revue littéraire sur les promesses d’un cinéma français en devenir. André Lang est persuadé que le cinéma est un art et qu’il faut encourager ces réalisateurs français (le terme cinéaste n’est pas encore rentré dans les moeurs) qui tentent et qui « travaillent dans l’inconnu. Ils cherchent, et se trompent plus souvent qu’ils ne réussissent. Mais ils accomplissent un rude effort et qui mérite d’être salué. »

Signalons qu’André Lang collaborera plusieurs fois dans les années trente avec le réalisateur Raymond Bernard, notamment sur ces films majeurs que sont : Les Croix de Bois et Les Misérables.

 

La Revue Hebdomadaire du 16 juin 1923

ENTRETIENS CINÉMATOGRAPHIQUES :

MARCEL L’HERBIER ET LOUIS DELLUC
Les Ressources d’intelligence et de goût

 

S’il est un lecteur de cette revue qui haïsse le cinéma, qu’il me permette de lui dire : Monsieur, on vous a traîné de force, un soir, dans une salle ; malchance totale : programme stupide ; une heure durant vous avez senti l’exaspération croître et monter et l’ennui vous marteler le crâne ; puis, tout à coup, un éclair : une lumière sur un visage, une ombre sur un mur, une idée rendue soudain visible. Soyez franc : à cette minute vous avez compris brusquement que vous vous trouviez en face d’une puissance d’expression inconnue, capable de traduire ce que ni la musique, ni le théâtre, ni le roman, ne pourront jamais traduire. Malheureusement, des kilomètres d’inepties ont suivi, et votre accablement était, le lendemain, votre seul souvenir.

Vous n’avez pas dégagé la signification de la minute révélatrice.Vous condamnez le cinéma en bloc. Pourquoi ? Parce que rien ne ressemble plus à un fauteuil d’orchestre qu’un autre fauteuil d’orchestre et que le fait d’être assis dans une salle vous incline à attendre, au théâtre comme au ciné, un spectacle au point, une œuvre réalisée. Or, votre prétention, logique au théâtre, est inadmissible au cinéma.

Vous n’avez pas à réclamer de l’écraniste ce que vous êtes presque en droit d’exiger du dramaturge. Car c’est vous qui devez au premier votre intelligente collaboration. Le théâtre est un vieillard qui se fait rajeunir par chaque nouvelle génération ; mais le cinéma est un enfant, voilà ce que l’on doit comprendre. Il faut le traiter en enfant, par conséquent l’entourer d’affection d’abord, le voir grandir patiemment, ne s’étonner ni de ses bégaiements, ni de ses faux pas, ni de ses erreurs.

Ce qui vous égare, c’est que vous l’avez vu depuis bientôt vingt ans sous l’aspect d’un petit vieux, misérablement affublé des loques du feuilleton, du vaudeville et de la comédie sentimentale. Vous étiez dupe. Il fallait bien un père à cet étonnant bébé. C’est lui que vous avez vu, et que vous voyez encore. Mais, entre le père et le fils, un monde. Laissez le père renier son fils, ce sont des histoires de famille où vous n’avez pas à entrer et soyez, je vous en supplie, il y va de notre intérêt à tous, soyez avec ceux qui assument l’énorme tâche d’élever le génial nouveau-né.

Songez qu’ils sont seuls, ou presque, qu’on guette leurs moindres défaillances, et qu’ils travaillent dans l’inconnu. Ils cherchent, et se trompent plus souvent qu’ils ne réussissent. Mais ils accomplissent un rude effort et qui mérite d’être salué.

Ils achèvent de soustraire le fils à l’influence du père. Par eux, le cinéma entre dans le domaine de l’intelligence. Il n’est pas question de leur ménager les critiques ; au contraire, car ils ont besoin de notre aide, mais il faut bien voir où ils vont.

* *

Cinemagazine (1921)

Cinemagazine (1921)

Rose France, l’Homme du large, Eldorado, Don Juan et Faust. Certes, la personnalité de Marcel L’Herbier et ses tentatives ne sont pas sympathiques à tout le monde. Mais si le public voulait bien les considérer comme des essais, force lui serait d’admettre qu’il se trouve en présence d’un de ses guides les plus intelligents de l’heure présente. Trop conscient de son intelligence et de sa subtilité, sans doute, mais un cinéaste de qualité.

Cinéaste ? — Cinéaste, cinégraphiste, écraniste, me dira L’Herbier souriant, nous ne savons pas. Rien n’est encore défini. Nous n’avons pas de nom précis.

Il semble, n’est-il pas vrai, que le cinéma soit l’art populaire par excellence. Le prix des places, le succès des romans-cinéma et des imitations de Charlot paraissent le démontrer nettement. C’est, à mon sens, complètement faux. Aucun art, peut-être, n’est d’un accès plus difficile que celui-là. Le jour où le cinéma aura gagné son vrai plan, la petite foule de ses fidèles sera sans doute à peine plus dense que celle des vrais amateurs de peinture, de musique ou de littérature. Sans, doute,cela n’empêchera pas la production cinématographique courante d’être encouragée et suivie par des millions de spectateurs, mais les barrières seront élevées, et ce cinéma-là ne ressortira pas davantage au septième art que ne ressortissent aux lettres ces passionnants récits d’amour et d’aventures dont les préposées aux portillons du métropolitain font, leurs délices tout en poinçonnant les billets.

Le cinéma est un art d’élite, au plus haut point. Il nous enrichira d’émotions au moins égales à celles que nous apportent un Corot ou un Renoir, un Chopin ou un Debussy, un Pierre Louys ou un André Gide. Et cela, en France, ce sont les films de quelques-uns qui nous permettent d’en être sûrs. Voilà pourquoi j’estime qu’il faut passer sur ce que leurs réalisations peuvent parfois présenter d’irritant et de prétentieux. Tant mieux : qu’ils persévèrent dans cette voie. Ils ne s’arrêteront pas trop tôt, ils n’iront jamais aussi loin dans la recherche ou dans l’afféterie que les autres, dans la stupidité. Autant leur attitude m’apparaîtrait ridicule et blessante en littérature, où la norme existe, où l’équilibre est depuis longtemps trouvé et respecté, autant, sur cette terre en friche où se sont jetés les mercantis, je les approuve de venir essayer de labourer dans un petit coin avec leurs gestes précieux et leurs charrues enrubannées.

**

Il faut se dire tout cela avant d’aller voir M.L’Herbier, car l’on risquerait d’être fâcheusement impressionné.

M. L’Herbier, qui, pour être libre, a fondé avec quelques amis « Cinégraphic» (dont le premier film récemment sorti est ce curieux Marchand de plaisirs de Jaque Catelain), s’est installé dans un rez-de-chaussée de la rue Boissy-d’Anglas. Un cabinet-studio où triomphe un symbolisme géométrique, si j’ose dire, Burne-Jones chez Picabia. Derrière M. L’Herbier assis, un écran miniature encadré par deux dessins futuristes. Rideaux gris, aux fenêtres et à l’écran. Un magnifique abat-jour jaune. A sa table, M. L’Herbier, pâle et mangé par sa barbe blonde, les mains blanches et fines, très digne et très, froid, m’invite à prendre place. Il y a là, symétriquement disposés par rapport au bureau, deux petits fauteuils bas. Je n’en finis pas de m’asseoir et disparais dans l’un d’eux. J’arrive ainsi à avoir l’épaule au niveau de l’appui-bras, ce qui est fort incommode, et je vois M. L’Herbier bien au-dessus de moi, un peu comme Crainquebille voit ses juges, dans le film de M.Feyder. Mais il n’y a pas d’autre siège en vue. Alors, tandis que M. L’Herbier attend toujours poliment mon bon plaisir, je m’adapte brusquement, et l’interview peut commencer.

Nous parlons d’abord des déclarations d’Antoine, et je crois devoir reproduire honnêtement ce préambule,
Je ne connais pas M. Antoine et je n’ai pas vu ce qu’il a réalisé au cinéma ; mais peut-être cela ne lui permet-il pas d’être aussi catégorique.  Il montre quels obstacles l’ont gêné ; et je n’ai pas répété ce qu’il m’a dit par exemple de l’Arlésienne; le film donné dans les salles n’était pas celui qu’il avait conçu et tourné.

Je n’ai pas vu l’Arlésienne, mais je ne puis croire sérieusement qu’il y eût, pour M. Antoine, des obstacles insurmontables. Il ne s’est battu que contre Pathé, il était Antoine ; il avait l’autorité et le prestige, et il n’a rien fait, et il a abandonné la partie ! Alors que nous nous sommes battus contre Gaumont, force autrement plus redoutable ; et nous étions des inconnus, des débutants nous avons pu essayer et poursuivre ! Non, c’est difficilement admissible. M. Antoine est libre d’exprimer son opinion, comme chacun, mais non de nous persuader que ce sont les obstacles qui l’ont empêché de produire.

* *

– Pourquoi êtes-vous venu au cinéma ?

J’ai compris le cinéma pendant la guerre, à la société cinématographique de l’armée, où j’étais détaché. Là, j’ai senti la valeur de vérité de l’arbre qui tombe, de la fumée qui s’évanouit, du village qui flambe, de l’explosion. C’est ce qui me donna l’idée d’un premier film dont un torrent était le personnage principal. J’avais souhaité exprimer la force magnétique du torrent et montrer comme tout vivait en fonction de lui, sur son parcours. Une chose très simple, un jeu d’ombres et de plans. Il n’y avait qu’un homme, rôle secondaire dont voulut bien se charger Signoret. Quand le film sortit, je vis sur l’écran un grand Signoret, au premier plan, et mon torrent était devenu une petite rivière. C’est peut-être ce qui me détermina à me lancer tout à fait dans la bataille, à exécuter moi-même ce que j’avais conçu.

Sans cette typhoïde qui vient de m’obliger à interrompre le travail de Résurrection, j’aurais peut-être déjà donné à l’écran, et il n’y a là qu’un retard, l’essai d’accompagnement cinématographique d’un poème, en collaboration avec Canudo ; vous comprenez, le film tenant lieu de musique… Des images prolongeant les mots… Cela fera sourire les gens qui accusent complaisamment tout ce qui nous éloigne déjà du grand public, à leur avis. Mais j’avoue que cela me séduit, que cela me paraît une expérience utile à tenter, dont les résultats peuvent être féconds. Et si nous nous trompons, n’avons-nous pas le droit de faire un tour, en passant, par amour de la difficulté, comme ces équilibristes qui, sur la bonne bicyclette des familles et sous le feu des projecteurs de music-hall, présentent un numéro inédit ?

… Je suis parfois un peu découragé par l’indifférence du public français, mais j’ai l’espoir de progresser, et je suis loin du pessimisme. Les efforts sont nombreux, et beaucoup sont très intéressants. J’aime ce que fait Delluc, nonchalant, ironique, imaginatif, et je regrette qu’il se taise depuis quelque temps.

Abel Gance ?

Un grand réalisateur. Mais la technique des films suédois l’emporte sur la sienne. Il est vrai que cette remarque est peut-être injuste, car je pense aux suédois récents, et la Roue date déjà de trois ans. Il faut attendre sa prochaine œuvre.

— Et Griffith ?

L’Océan, le large, ses beautés et ses inconvénients : des horizons magnifiques, mais avec le mal de mer.

— Et vous ? Quel est celui de vos films qui vous explique le mieux ?

Ce serait Don Juan et Faust. Vous l’avez vu ?

— J’ai été très intéressé. Je trouve que c’est un film des plus curieux et des plus beaux. Mais le rôle de Faust dans cette aventure m’a bien déçu.

Hélas ! comme je suis de votre avis. Le scénario de Don Juan et Faust était celui que j’aimais le plus. Je vais remettre à le détester. Ce que vous avez vu n’offre qu’un rapport lointain avec ce que j’avais apporté à Gaumont et qu’il approuva. Mais j’ai été rappelé par lui télégraphiquement d’Espagne avant d’avoir pu tourner la moitié du film. Au retour, il fallut couper et improviser. La montée de Don Juan vers le château de Faust ; cette montée contrariée par les éléments que déchaîne Wagner, esprit du Mal ; la scène des enfers où Don Juan, lui n’a péché que par amour, s’en tire avec au cœur une blessure insignifiante, tandis que Faust voit « son front baigner éternellement pour avoir péché par ambition d’esprit », tout cela fut escamoté ou tronqué.

—Mais pourquoi ce brusque rappel ?

—Parce que Gaumont trouvait que nous étions partis depuis trop longtemps. Or, seule, la fâcheuse pluie, dont nous ne sommes pas responsables, nous immobilisait en Espagne et nous empêchait de tourner.

—Ces contretemps ne sont donc pas prévus dans les budgets, et n’y a-t-il pas une marge pour l’imprévu ?

Si. Gaumont estima probablement que nous l’avions dépassée, et ne croyant plus au film, se moqua de le voir bâclé. Alors, je suis parti, et j’ai fondé Ciné-graphic, où je suis mon maître. »

Sans doute. Et M. Philippe Héria, l’étonnant Wagner de Don Juan et Faust, que je rencontrai quelques jours plus tard, me confia : « Je n’ai pas le droit de vous dire à combien nous est revenu le Marchand de plaisirs. Mais le chiffre surprendrait beaucoup ceux qui accusent Marcel L’Herbier d’être un gaspilleur. »

Cela pourrait prouver que l’on est moins prodigue de ses propres fonds que des fonds du voisin, mais cela prouve surtout que la combinaison actuelle est la meilleure et qu’il ne faut pas demander aux industriels de patronner les artistes. Chacun chez soi, Ni L’Herbier, ni Gaumont n’ont tort, mais leurs points de vue respectifs sont malheureusement inconciliables.

***

Comoedia (1924)

Comoedia (1924)

C’est du moins ce que je crois. Les premières paroles de Louis Delluc, à qui je ne souffle mot de mon entretien avec L’Herbier, me rendent perplexe.
On ne croit pas à nos films. Alors on ne peut pas gagner d’argent avec eux. Nous sommes, pour les exploitants, le mouton à cinq pattes. Interprétation ridicule et contraire à la vérité. Nous sommes au contraire très simples. Mais admettons que nous soyons tels. Alors pourquoi ne pas nous faire bénéficier de notre soi-disant excentricité ? Pourquoi ne pas nous présentercomme le phénomène, pourquoi ne pas nous lancer comme le film d’outre-Rhin?, Mystère. On se méfie de nos films. Et pourtant, personne ne gagne au cinéma, les autres films ne rapportent pas plus d’argent que les nôtres. L’Atlantide, qui a connu un succès inespéré et tenu l’écran des mois entiers, fait à peine mieux que de rembourser ses banquiers. Une réussite moins complète, et ce devenait une opération malheureuse ! Y a-t-il un exemple plus significatif ? Je suis persuadé que si l’on voulait bien nous faire confiance, on s’apercevrait que nos films sont aussi suivis que les autres. Nous ne sommes d’ailleurs nullement des incompris. Louis Feuillade dit : « Moi, je suis trop vieux, je continue ; mais vous avez bien raison de chercher du nouveau. » Non, c’est le manque de confiance qui nous gêne. Quand les loueurs demandent un Eldorado ou un Fièvre, on leur répond : « oui, mais vous prendrez douze semaines de Taô ». alors qu’on devrait leur dire, si l’on songeait un peu à nous aider :« oui, voici douze semaines de Taô, mais vous prendrez un Eldorado ou un Fièvre. » Pourtant, à l’étranger, ces films obtiennent le meilleur accueil.

— Mais leur prix de revient n’est-il pas ce qui effraie les capitalistes ?

Ils ne coûtent pas plus cher que les autres,et souvent beaucoup moins. Je sais que l’on me représente comme un Bernard Palissy du cinéma, vendant ses meubles pour faire des films, et qu’il y a peut-être un peu de cela, mais ça ne prouve rien ! Peut-être quelquefois de trop larges écarts entre les budgets votés et les sommes dépensées ont-ils justement indisposé les banquiers,.. Il faut évidemment ne pas s’engager à la légère,et savoir éviter les folies. Mais quel besoin de courir lemonde à la recherche d’un décor ? La beauté et la variété des documentaires blasent le public, il connaît les paysages polaires, les tourmentes de neige du pays des Esquimaux, et l‘implacable désert saharien : il a vu les Indes hier, il reverra le Japon demain, et la Palestine après-demain. Inutile de lui en apporter la vision dans un film, l’effet escompté ne sera pas obtenu, vous ne l’épaterez pas, il a tout vu.

La fête-espagnole. Fièvre. Le Silence. La Femme de nulle part. voilà les réponses à la question que je devais alors poser à Louis Delluc :
— Que souhaitez-vous donc réaliser au cinéma ?

Car il a dessiné son ambition, et, par Eve Francis, révélé ses desseins. Il sait ce qu’est le septième art et l’en parle qu’avec humilité :

« Nous ne sommes pas des novateurs ! Nous sommes tous des spectateurs, nous continuons tous les jours à apprendre. Nous jouons avec une force. »

Marcel L’Herbier est un poète symbolique et lyrique. Grâce à lui, nous serons toujours assurés d’admirer de belles images et des interprètes de style ; ce seront prétextes à rêveries, ce seront élégances, splendeurs, allégories et raffinements plastiques. Pour Delluc, c’est différent, et c’est, avant tout, un cinéaste, si vous acceptez le terme. Il n’est peut-être pas aussi bien doué comme réalisateur, mais il me semble qu’il est le seul à penser directement sous la forme cinégraphique, et le premier qui se soit encore avancé aussi loin, sur un des plus curieux et des plus mystérieux domaines de l’art musical.
Si vous n’avez pas vu Silence, vous me comprendrez sans doute mal. Mais lisez ces quelques lignes extrait de la préface de ses Drames de cinéma :
…Je ne sais rien de plus tentant que de transcrire en movie-picture la hantise du souvenir ou les retours profonds du passé… Chacun a en lui une histoire qu’il croit morte… La pensée et le livre divaguent dans ces recherches. Je voudrais les voir sur l’écran…

Oui, je me trompe peut-être, mais je crois avec Louis Delluc qu’une des gloires du cinéma, plus tard, sera d’avoir projeté une vivante lumière sur le mécanisme mystérieux de l’intelligence et de la pensée. Je ne voudrais pas passer pour fou, et je souhaiterais cependant m’expliquer sans avoir à reproduire toute notre conversation. Essayons…

…Un père dit à son fils: « Quand je serai mort, tu dilapideras ma fortune. » Et le fils respectueux qui proteste voit dans le même temps en pensée son père mort et enterré, puis la petite maison de campagne qu’il quette depuis longtemps, puis le collier qu’il achètera pour sa maîtresse, etc. Un jeune homme dit à sa fiancée : « Je t’aime. — Je vous aime, » répond la fiancée, et à qui, et quoi pensent-ils l’un et l’autre pendant qu’ils parlent ? etc. Un très brave homme ruiné trouve cinq mille francs dans un taxi. Que pense-t-il tandis qu’il se dirige lentement vers le commissariat ? etc.

En somme, cette si réel, dualité de l’homme, intraduisible au théâtre, rendu visible au cinéma. La pensée qui contredit l’acte, fixé pour la première fois en plein vol. La journée nue d’un honnête homme, ses actes et ses pensées, quel scénario !

Voilà ce qui est en germe dans le Silence de Louis Delluc. Imagine-t-on jusqu’où cela peut conduire ? C’est assez hallucinant.

Et ce plongeon dans le subconscient, coupe tranquillement Delluc, ne doit pas faire oublier que la comédie cinématographique française n’existe pas. Il n’y a toujours que Charlot.

— Encore ses derniers films.

Quoi ! Son dernier film est le Gosse. Tous ceux que vous voyez aujourd’hui sont des rééditions.Mais comme aucun n’est daté, ce qui est impardonnable, — le public s’irrite et croit que Chaplin baisse. On voudrait le dégoûter du seul grand auteur comique que le cinéma possède l’on n’agirait pas différemment. »

Il est sympathique, Louis Delluc, simple,détaché, et tel que le silhouette L’Herbier : nonchalant, ironique, ailleurs. Et lui aussi, à quoi pense-t-il ? Son accent gascon traîne un peu le long des mots. Des yeux pour bandit masqué sous ses lunettes jaunes. Son flegme eût démonté Cyrano, comme son nez l’eût rendu jaloux. Il a toujours l’air de dire : « Ça a de l’importance si vous voulez ; si vous voulez, ça n’en a pas ». Avec ça, très capable, tout de même, de se mettre en colère, histoire de ne pas se singulariser.

— … J’avais eu l’idée de donner au Colisée une fois par semaine un programme composé des meilleurs films parus depuis la naissance du cinéma. J’y songe toujours. Cela ne fut pas réalisable.

— Pourquoi ?

Question d’argent. On n’a pas encore créé de pellicules qui puissent durer. Ça viendra. En attendant, il faut tirer des copies des anciens films, si l’on veut les présenter à nouveau. Deux francs le mètre. Pour un soir, impossible d’y songer. C’est le déficit certain.

— Et n’avez-vous jamais pensé, vous ou vos amis, à exploiter un cinéma uniquement consacré à des essais, une espèce d’Œuvre ou de Vieux-Colombier du cinéma ?

Que si. Le projet dont je vous parle nous y eût acheminés. Mais ça viendra aussi. Ce ne sont pas les énergies qui manquent. Vous verrez. Je vous répéterai ce que j’ai dit dans mon livre : « Au cinéma, les vieux n’ont pas la place qu’ils occupent encore au théâtre et à l’opéra. Le cinéma est aux jeunes esprits. Tout ce qui n’est pas jeu n’y est pas chez soi. Et la bêtise humaine qui tenta normalement de coloniser le cinéma, sera d’une ressource inépuisable aux Térènce, aux Tabarin, ou aux Bernard Shaw d’une langue qui a déjà Chaplin en attendant Eschyle.  »

Voilà qui nous met en appétit. Puissions-nous bientôt voir naître et combattre, dans une baraque s’il le faut, ce petit frère du théâtre libre, le cinéma libre, et délivré de la censure ! Puisse Paris ne pas se laisser distancer dans cette voie par Stockholm ou Berlin ! Ainsi soit-il.

P.-S. — Les déclarations d’Antoine ont fait naturellement grand bruit dans les milieux intéressés. Elles sont généralement approuvées dans l’intention par la grande presse, et très vivement discutées dans le détail. Par contre, la presse cinématographique les combat violemment, et va jusqu’à dénier à André Antoine le droit parler du cinéma (Jean Pascal, Cinémagazine, 8 juin)
M. Louis Delluc écrit dans Bonsoir : « Antoine a tort quand il croit que les quelques chercheurs du cinéma français cherchent surtout de midi à quatorze heures. On le verra bien quand ces galopins auront gagné la partie. Car ils la gagneront. »

« Antoine a raison d’avoir dit cette belle phrase: « 0n ne fait rien de bien sans ordre et sans fièvre. »

ANDRÉ LANG.

 

NDLR. La semaine précédente, André Lang avait publié un entretien avec André Antoine, l’homme de théâtre et cinéaste également, qui avait fait grand bruit. Entretien que nous mettrons en ligne prochainement.

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Pour en savoir plus :

La première vague 1 : Delluc et Cie (Cinéastes de notre temps) du 05 avril 1968 sur le site de l’INA.

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