La Marseillaise par Jean Renoir (Regards 1938)


Nous continuons cette série d’articles sur Jean Renoir à l’occasion de La Marseillaise diffusée cette semaine sur France 2.

C’est dans le n°213 daté du 10 février 1938 de la revue Regards ( la revue communiste dirigée par Léon Moussinac l’historien du cinéma) que parait cet article de Jean Renoir à propos de son film La Marseillaise. Nous y avons joint la critique du film par le critique Georges Sadoul qui paraît dans le même numéro (à lire ici).

La Marseillaise par Jean Renoir (Regards 1938.02.10)

La Marseillaise par Jean Renoir (Regards 1938.02.10)

Honneur aux Marseillais par Jean Renoir

Vous connaissez cette image ingénieuse et publicitaire du communiste avec un couteau entre les dents. Ce slogan a fortement contribué à ancrer dans l’esprit de tout un public bourgeois cette idée toute faite qu’un révolutionnaire est obligatoirement une espèce de bandit hirsute, affamé, sale et déguenillé, passant ses journées à proférer d’horribles injures, immoral, indécent et sanguinaire.

Naturellement, la vénalité est aussi une des caractéristiques de ce peu reluisant personnage. Chacun sait bien que les révolutionnaires sont toujours achetés, comme on le dit dans une pièce sur Marie-Antoinette, qui se joue en ce moment-ci dans un théâtre de la rive gauche. Il paraît même que, lorsque sur cette scène, un acteur affirme cette étonnante vérité, la salle tout entière éclate en applaudissements.C’est sans doute parce que tout le monde sait bien que Robespierre, Marat et Saint-Just ont fini leurs jours gorgés de l’or réactionnaire dans de luxueux palais.

Dans notre film « La Marseillaise », beaucoup des personnages que nous présentons sont naturellement des révolutionnaires. De ce fait, ils n’ont pas non plus échappé à l’habituelle calomnie.
Mais peut être vaudrait-il mieux commencer par le commencement, et vous dire d’abord ce que sont ces personnages qui mènent l’action de notre film.

Comme le titre l’indique, ce sont des Marseillais. Ils appartiennent à ce fameux bataillon de 500 engagés volontaires qui, à la fin de juin 1792, quitta Marseille pour se rendre d’abord à Paris où il prit part à la Révolution du 10 août 1792, puis vers les frontières où il fut réparti dans des régiments différents.

La première question qui vient à l’esprit, c’est pourquoi ces Marseillais sont-ils allés à Paris.

les Marseillais dans l'attaque des Tuileries (Regards 10.02.1938)

les Marseillais dans l’attaque des Tuileries (Regards 10.02.1938)

Pour cela, reportons-nous à la situation de la France à cette époque.

La guerre venait d’éclater entre notre pays et les signataires du traité de Pillnitz, à savoir l’Autriche et la Prusse. Les armées de l’Empereur d’Autriche venaient de pénétrer dans les Flandres françaises, et notre armée du Nord, commandée par La Fayette, leur opposait une résistance défaillante. Au cours des quelques engagements qui avaient marqué le début de cette campagne, les Français avaient lâché pied, et l’on prévoyait déjà la date à laquelle les Autrichiens se présenteraient devant Paris.
En France, l’opinion publique accusait nos généraux de trahison, et la Cour de complicité avec les envahisseurs. Ces bruits n’étaient pas sans fondement.

40.000 officiers nobles passèrent à l’ennemi, et la correspondance de Marie-Antoinette, découverte aux Tuileries un mois et demi plus tard, prouve qu’elle avait communiqué à son neveu l’Empereur d’Autriche les plans de campagne de l’Etat-Major français.
D’autre part, les menaces des émigrés, qui comptaient bien rentrer en France derrière les années prussiennes et autrichiennes, étaient terribles.
« Il y aura bientôt, écrivait l’un d’eux, grand spectacle sur la place de Grève de Paris. La potence y sera dressée en permanence et tous les jours on y fera quelques petites exécutions de démocrates. »

Lombard, secrétaire de la Cour de Berlin,écrivait :
« L’exagération des émigrés est extrême. Ils ne tiennent que d’horribles discours, et si la France était abandonnée à leur vengeance, elle ne serait bientôt qu’un immense tombeau. »

L’avance des Autrichiens et ces menaces, au lieu d’affaiblir la résistance du peuple français, l’exaltèrent. Le pays entier fut secoué d’un immense frisson patriotique et révolutionnaire. Les gens se rendaient bien compte que la défaite des armées françaises amènerait le rétablissement de la monarchie absolue et la fin des réformes, fruit de la Révolution.
Les paysans s’imaginaient déjà ré-attelés à la charrue de leurs maîtres, écrasés d’impôts, envoyés aux galères à vie pour un délit de chasse, et dépossédés des terrains qu’ils avaient achetés et qu’ils commençaient à défricher.
Sur tous les points du territoire, des hommes se présentaient pour s’engager.

Cette période coïncidait avec l’anniversaire de la prise de la Bastille et la célébration de la Fédération. Cette Fédération était une grande fête réunissant dans les principales villes du territoire, autour d’autels dressés en l’honneur de la Patrie, tous les citoyens armés pour la défense de la Liberté. A Paris, à la première fédération en 1790, des représentants de tous les départements étaient venus se jurer fidélité et amour, symbolisant ainsi cette union française rendue possible par la suppression des frontières entre provinces. Or, en cet été 1792, devant la menace des armées étrangères, la Fédération prenait un sens particulièrement aigu. Les Fédérés qui, de tous les points du pays, décidaient de se rendre à Paris, le faisaient cette fois-ci non seulement pour affirmer leur union fraternelle, mais encore dans le but de représenter fermement devant le roi et l’Assemblée la volonté de la Nation tout entière.

A Marseille où le patriotisme était grand, on fit un effort tout à fait particulier en créant un bataillon de 500 hommes que l’on arma de deux canons.
Bien entendu, ces hommes, qui devaient un peu plus tard prendre une part tellement active à la prise des Tuileries, ont été présentés sous les dehors les plus noirs par les écrivains réactionnaires fidèles à leur habituelle tactique, et même des œuvres en principe exemptes de partialité ont repris les mensonges de ces premiers calomniateurs.

Voici, par exemple, ce que dit M. Peltier, écrivain royaliste :
« La Révolution du 10 août n’a été produite que par une centaine de brigands ligués qui, après avoir essayé sans succès par leurs écrits et leurs discours d’agiter la Nation pendant près d’un an, ayant fait déclarer la guerre pour se servir de nos victoires comme de nos revers, pour aigrir et enflammer les esprits, appelèrent en désespoir de cause, sous le nom d’armée marseillaise, un ramas d’hommes perdus, de Barbaresques, de Maltois, de Génois, de Piémontois, d’Italiens qui, au nombre de 250, protégés par Pétion et Santerre, furent maîtres soudain de l’Assemblée Nationale et de la capitale, ainsi que Pierre Mandrin fut maître du Dauphiné et des provinces voisines pendant plusieurs années avec 150 hommes déterminés, ainsi que Cromwell gouverna l’Angleterre pendant quinze ans avec ses Frères rouges. »

M. Victor, auteur d’une brochure intitulée, LA VERITABLE CONTRE-REVOLUTION OU LES MARSEILLAIS A PARIS, disait :
« Qu’est-ce que c’est que ces Marseillais qui s’apprêtent à entrer en triomphe dans la capitale après avoir traversé,comme un pays de conquête, une grande partie du royaume, et avoir mis à contribution pour leur subsistance tous les lieux de leur passage. C’est le reste impur du camp de Monteux; ce sont les compagnons de Jourdan coupe-tête, les héros de la Glacière; c’est ce ramas d’Avignonnais qui les a précédés, en les devançant, comme la grêle précède le tonnerre; c’est cette troupe d’animaux féroces qui, de toutes les parties de l’Europe, accourent à Paris, affamés de sang et de pillage, dévorant déjà en espérance la riche curée qui leur est promise. »

Une accusation qui revient constamment, c’est celle d’étrangers. Une brochure légitimiste, dont l’auteur est anonyme, raconte :
« Les brigands sortis à diverses fois de Marseille pour faire des incursions étaient des Italiens, des Catalans, en un mot la lie des Nations, et il s’y trouvait très peu de Français. »

M. Barthélémy a fait des mêmes hommes un portrait qui est presque aussi flatteur :
« C’était un bataillon de 500 forcenés, arrivés à Paris le 31 juillet 1792, pour hâter les progrès de la Révolution dont la marche paraissait beaucoup trop lente aux furieux demagogues qui les avaient appelés ; cohorte impure que les prisons de Gènes, du Piémont, de la Sicile et de l’Italie avaient vomie dans le port franc de Marseille. Ramas de bandits, de vagabonds, d’hommes sans aveu, et sans patrie. Le plus hardi sans-culotte n’était qu’un modéré à coté de ces hideux anarchistes, dignes suppôts de ces hommes qui osaient avancer ce principe subversif de toute loi divine  et humaine qu’il n’y a pas de crime en temps de Révolution. »

Arrêtons ces citations. Il y en a trop. Disons simplement que, de nos jours, cette campagne de calomnie ne s’est pas arrêtée. Elle est plus discrète parce que le sujet n’est plus d’actualité. Mais chaque fois qu’un écrivain réactionnaire a l’occasion de parler de nos Marseillais, c’est pour les discréditer, et constatons l’incohérence de ces gens qui, tout en propageant ces mensonges, se réclament par ailleurs bruyamment du chant qui porte le nom de ces soi-disant bandits, de ces Génois, de ces Piémontois : LA MARSEILLAISE.

Constatons également à l’énoncé de ces injures que ces écrivains ont une curieuse opinion de nos frères latins.

Que doit-on penser en Italie, en lisant ces écrits réactionnaires français dans lesquels, pour insulter d’autres Français, on ne trouve rien de mieux que de les traiter d’Italiens !

Une scène de La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 10.02.1938)

Une scène de La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 10.02.1938)

Avant de passer aux rétractations, citons une phrase de Voltaire fort intéressante pour les gens qui, comme nous, essayent de gratter la crasse de l’histoire :

« Ce qui multiplie les livres, malgré la loi de ne point multiplier les êtres sans nécessité, c’est qu’avec les livres on en fait d’autres; c’est avec plusieurs volumes déjà imprimés qu’on fabrique une nouvelle histoire de France ou d’Espagne, sans rien ajouter de nouveau. Tous les dictionnaires sont faits avec des dictionnaires. Presque tous les livres nouveaux de géographie sont des répétitions de livres de géographie. La Somme, de saint Thomas, a produit deux mille gros volumes de théologie. Et les mêmes races de petits rats qui ont rongé la mère rongent aussi les enfants

Il y a une façon bien simple de présenter le bataillon marseillais sous son véritable jour, c’est de s’en rapporter aux archives de la Ville de Marseille, où sont conservés tous les noms de ceux qui ont fait partie de ce bataillon, et leurs conditions sociales. J’ai sous les yeux cette liste complète, officiers et simples volontaires. Il y avait 8 compagnies. Je vais prendre quelques noms dans une compagnie au hasard. Je tombe sur la 5° compagnie : le capitaine s’appelle Audibert ; le capitaine en second : Lieutaud ; le lieutenant : Durbec ; le sous-lieutenant : Durand (un nom, bien étranger) ; le sergent-major : Pellin ; un sergent : Gilbret : un autre sergent : Galabrun. Je vois encore les noms suivants : Vigne, Bon, Charlois, Desplaces, Brochier, Roux, Bonneau, Camoin, Mégis, Arquier.

Je pense que les détracteurs réactionnaires du bataillon du 10 août n’ont jamais pris la peine de consulter ces listes. Sans cela ils auraient été, comme nous le sommes, frappés de la sonorité particulièrement française de ces noms. Voici pour la nationalité.

Louis Jouvet dans La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 1938)

Louis Jouvet dans La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 1938)

En ce qui concerne leur honorabilité, il suffit de citer les conditions de leur engagement qui sont restées connues : pour être admis dans cette troupe, il fallait payer l’impôt, prouver que l’on jouissait de ressources suffisantes pour assurer la subsistance de sa famille pendant son absence, ne pas avoir de dettes, ne pas avoir encouru de condamnations en justice, et avoir servi dans une formation militaire ou civique, de façon à avoir déjà une instruction militaire.

Quand nous lisons les professions de ces volontaires, nous trouvons parmi les officiers des bourgeois de la ville et aussi d’anciens officiers de l’armée royale. Dans la troupe, fraternellement mêlés, des fils de commerçants et des ouvriers. Il y a plusieurs portefaix du port — c’est ainsi qu’on appelait les dockers — il y a des maçons, des charpentiers, des menuisiers, une assez petite proportion de cultivateurs. Enfin, nous sommes loin de la troupe de bandits si magnifiquement décrits par les auteurs anti-révolutionnaires.

Et pour conclure, ajoutons que, dans le courant du mois de septembre 1792, presque tous ces hommes rejoignirent les années. Ils firent partie de cette masse anonyme des glorieux soldats de la République qui sauvèrent la France et propagèrent à travers toute l’Europe les idées de la Révolution.

Pierre Renoir dans La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 1938)

Pierre Renoir dans La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 1938)

Bientôt, par l’intermédiaire du film que nous venons d’achever, ils vont entrer en contact avec le public.

Ce public pourra constater que ces révolutionnaires sont de braves gens, fort bien tenus, disciplinés, sympathiques, de commerce agréable.

On a envie de les fréquenter. On aimerait être de leurs amis.

Disons que les auteurs qui ont interprété ces rôles l’ont fait avec un rare talent. Ils se sont absolument identifiés aux personnages qu’ils devaient représenter. Ce que nous verrons, ce ne sont pas Andrex, DullacArdisson ou Flament, par exemple, jouant des rôles de volontaires marseillais, mais bien ces volontaires marseillais eux-mêmes, un commis des douanes, un artiste peintre avignonnais, un maçon et un portefaix, réellement vivants, et agissant en dehors des artifices traditionnels. Espérons que la fréquentation de cette troupe amicale consolera nos camarades révolutionnaires vivants, des calomnies qu’une certaine presse continue à déverser sur leur compte.

JEAN RENOIR

La Marseillaise par Georges Sadoul (Regards 10.02.1938)

La Marseillaise par Georges Sadoul (Regards 10.02.1938)

LA MARSEILLAISE, épopée populaire par Georges SADOUL

Si l’on avait demandé au public, il y a quelques années, quel était le plus grand de nos metteurs en scène, les réponses eussent été sans doute fort diverses. Si l’on posait cette question aujourd’hui, on peut être assuré qu’une quasi-unanimité se ferait, et que le public des faubourgs comme celui des salles élégantes, les directeurs de salles populaires, les critiques, et jusqu’à ces commanditaires qui s’intéressent avant tout à ce qu’un homme « peut leur rapporter » s’accorderaient à désigner Jean Renoir comme le plus grand des metteurs en scène français.

La preuve en est que l’autre semaine onze sur seize des rédacteurs de la revue « POUR VOUS » désignaient LA GRANDE ILLUSION comme le meilleur film de 1937.

Toni, Le Crime de M. Lange, La Vie est à Nous, Les Bas-Fonds, La Grande Illusion, telles sont, depuis ces dernières années, les étapes du talent — et de la gloire — de Jean Renoir. Chacune de ses œuvres nouvelles marqua un enrichissement sur la précédente, et chaque fois le succès s’est élargi jusqu’à enthousiasmer tout un pays. Si, dès maintenant, Renoir est un maître incontestable et incontesté, quelle place ne va pas être la sienne, après ces semaines où sa Marseillaise prend son vol.

Des esprits trop charitables avaient prétendu signaler à Renoir certains écueils : la froideur d’une œuvre officielle, la perruque du film historique, l’image d’Épinal de la propagande. Jamais aussi mauvaises espérances n’auront été mieux déçues. La Marseillaise est l’un des films les plus libres, les plus directs, les plus vivants, les plus humains qui ait été jamais réalisé.

Dans sa première partie, le film présente les acteurs du grand drame historique qui se jouera aux Tuileries, le 10 août. Versailles, d’abord : le Roi, un homme intelligent, compréhensif, humain, qui incarne, par le jeu splendide de Pierre Renoir, non seulement Louis XVI, mais toute la grandeur de la Dynastie, et qui a conscience d’être le rouage principal d’une immense machine dont il n’est pas en son pouvoir de modifier la marche. La reine, belle et courageuse, est pénétrée avant tout de l’importance de sa caste ; les courtisans, attachés à leurs privilèges, sont parfois déchirés entre leurs intérêts et ceux d’un pays qu’ils ne trahissent pas toujours sans remords et sans scrupule.

Puis le Peuple : le paysan provençal, pour qui les galères doivent être le prix d’un ramier tué à coups de fronde ; le maçon, gouailleur et aimant ; le commis des douanes, qui est un peu un monsieur, mais qui est aussi un des meilleurs soutiens de la révolution ; le barbouilleur de petite ville, hanté de mythes grecs et romains ; le peuple tout entier, enfin, dans ses clubs, avec ses femmes nobles et fières, âmes de la Révolution.

C’est à Coblentz, où l’on rédige le manifeste de Brunswick, que le drame se noue et que le spectateur se sent empoigné par une fièvre qui ne le quittera glus. A Coblentz, au cri de « Vive la Prusse », des nobles se préparent à tuer les Français. Dans les nuits de Picardie, des femmes fuient loin du cadavre de leur mari pendu. Les généraux trahissent le peuple. Les soldats qui tiennent encore se croient abandonnés de la Nation.

Mais à Marseille, comme dans toute la France, le peuple parle. Les hommes s’engagent. Un bataillon de 500 Marseillais traverse la France, monte vers Paris à dures étapes. Et voici le Faubourg Antoine pavoisé, avec, les fédérés des provinces jouant de la vielle et du biniou.

Mais pour vaincre l’ennemi de l’extérieur, il faut d’abord abattre les ennemis de l’intérieur, ces aristocrates venus des tuileries, qui vont sur les Champs-Elysées, boulevard de la Contre-Révolution, insulter les patriotes. Dans les deux camps, c’est la veillée des armes. Le bélier qui frappe aux grilles du château frappe les trois coups du drame où la monarchie s’écroule. Le chant qui a conduit les Marseillais du Vieux Port au Palais du Roi les conduit maintenant au pied du moulin de Valmy.

La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 1938)

La Marseillaise de Jean Renoir (Regards 1938)

L’humanité, dans tous les sens de ce mot, est sans doute le trait essentiel de La Marseillaise, cette humanité pleine et totale qui marque toute l’œuvre de Jean Renoir.

Cette humanité ne s’étend pas seulement au peuple, mais aussi aux aristocrates, au roi. Jamais sans doute n’aura-t-on fait part plus belle aux ennemis. Il aurait été facile de souligner l’incapacité du roi, la frivolité criminelle de la reine, la corruption et la méchanceté de la cour. Renoir n’a voulu montrer parmi les féodaux, que des hommes honnêtes, victimes, non de leur propre corruption, mais de la corruption du régime et de leur caste. Que l’ennemi ne soit pas rabaissé, et la victoire du peuple n’en apparaît que plus grande, que plus belle.

Cette humanité est aussi ce qui permet à Renoir d’atteindre les sommets de l’art sans cesser de toucher tous- les-hommes, des prétendues élites à « l’homme de la rue », comblant ainsi définitivement le divorce qui sépara durant les quinze années de l’après-guerre les meilleurs metteurs en scène du grand public.

Cette humanité est en outre ce qui rend la Marseillaise si proche de l’actualité quotidienne. Chacune de ses répliques font balle, et évoquent un événement d’aujourd’hui, encore que derrière chacun des mots se cachent les plus réelles références historiques, encore que les dialogues aient été souvent rédigés avant les événements contemporains auxquels ils peuvent faire songer. Ce sont, par exemple, de vrais émigrés qui s’entretiennent dans cette pension de Coblentz, et les paroles sont celles qu’ils prononçaient, il y a un siècle et demi, mais nous croyons pourtant entendre dialoguer le vicomte Henri de Kérillis et le duc Pozzo di Borgo. De même ce paysan de Provence, de même ce maçon, ce menuisier.

C’est cette humanité, enfin, qui fait du spectateur, non un homme dans un fauteuil, mais le témoin, l’acteur d’un événement vrai.

La prise des Tuileries eût été pour Griffith un contrepoint de foules ingénieusement orchestrées, pour Abel Gance un tonnerre d’orgues romantiques mêlé de fausses notes, pour les Anglais une parade où n’eût manqué aux uniformes ni un bouton de guêtre, ni aux décors de carton pâte un détail qui ne fut archéologiquement vérifié, ni à Mme de Lamballe les roucoulements de quelque amoureux supposé. Avec Renoir, pas d’effets formels, nous sommes dans un vrai palais, dans un vrai palais assiégé, avec son désordre et ses sacs de terre, les lettres qu’on brûle, les parlementaires vêtus de noir, le dauphin qu’on gourmande, et bientôt les aristocrates qu’on fusillera en grappes, dans les grands corridors dorés. Nous sommes au milieu de ce palais maintenant détruit, de plein pied avec l’Histoire, aussi réellement que nous nous sommes trouvés au milieu des brumes dans la nuit d’un 9 février, percée de cars noirs et de coups de feu.

L’absence de pathos, la simplicité voulue du ton, la haine des effets faciles,tout cela permet d’atteindre sans effort jusqu’au plus haut style.

Qui disait donc, que le Français n’avait pas la tête épique? Jean Renoir vient pourtant d’achever la plus authentique épopée qu’ait jamais produite le cinéma.

Georges Sadoul

La couverture de Regards consacrée à La Marseillaise de Jean Renoir (1938)

La couverture de Regards consacrée à La Marseillaise de Jean Renoir (1938)

Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

 

Pour en savoir plus :

Une analyse passionnante de Claude Robinot La Marseillaise… quand un film en cache un autre, sur le site Cinema et Histoire (avec divers extraits vidéos).

La page sur le film avec une critique de Louis Aragon de 1938 sur le site Autour du 1er Mai.

 

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Le Cours de cinéma de Tangui Perron, historien spécialiste des rapports entre mouvement ouvrier et cinéma, sur La Marseillaise de Jean Renoir (Forum des images, Paris, 2011).

 

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