André Sauvage et les dessins animés (Cinémonde 1930) 2 commentaires


Cette fois-ci nous allons rendre hommage à un autre artiste oublié : André Sauvage.

Cinéaste, il demeure l’homme du documentaire Études sur Paris qu’il réalisa en 1928. Il s’agit sans nulle doute du plus beau et plus poétique témoignage sur le Paris de la fin des années vingt.

Sa carrière prit un tournant définitif après le conflit qui l’opposa en 1934 à Léon Poirier qui remonta sans son autorisation les images qu’il tourna pour le film La Croisière Jaune à la demande du producteur André Citroën. Il aurait collaboré dans les années avec Pierre Matras dans l’Atelier d’Animation Fantasia puis avec l’un des pionniers de l’animation en France, Jean Varé mais quasi toute cette oeuvre a disparue.

Jean Varé sera l’auteur du dessin animé “Meunier tu dors” avec Jean Delaurier sorti en 1931 auxquels il semble que les illustrations parus dans ce numéro de Cinémonde font référence. Ce sera d’ailleurs le premier dessin animé sonore français !

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Finalement André Sauvage quittera le milieu du cinéma et deviendra agriculteur dans l’Eure-et-Loir.

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André Sauvage évoque l’essor du dessin animé, principalement américain et souhaite qu’il se développe en France rapidement. “Il faut se rendre compte, dit-il, de l’importance de l’événement et aller vite, sans quoi nous deviendrons des fumeurs de mégots. Je crains bien qu’on ne s’en tienne, encore une fois, à des œuvres de charité.”

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A la fin de cet entretien il évoque son prochain projet Pivoine, film qui restera inachevé, dont le rôle principal est tenu par Michel Simon (l’un des ses tout premiers), y figurent également René Lefèvre et Line Noro. Vous pouvez retrouver les 17 minutes existantes de Pivoine, en bonus de l’édition DVD paru chez Carlotta en 2012 de Études sur Paris.

Signalons que l’opérateur de Pivoine est Jean de Miéville, qui sera aussi celui de Dimitri Kirsanoff pour Brumes d’automne (1929).

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Nous avons également retanscrit un autre entretien paru un mois auparavant dans Cinémonde consacré à Pivoine (à lire ici).

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Nous profitons de ce post hommage à André Sauvage pour reproduire le texte flamboyant et exalté qu’il écrivit pour la revue Du Cinéma de son ami J.G. Auriol : “Panoramiques” (à lire ).

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Bonne lecture !

 

Les dessins animés d’André Sauvage – A l’école de la fantaisie

paru dans Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

On sait tout le succès qu’obtiennent actuellement sur nos écrans les fameux “Mickey”, les dessins animés — et “sonorisés” — américains. C’est là une récréation du cerveau qui voit s’entrouvrir une petite porte d’azur sur l’irréel… Pourquoi ne réaliserait-on pas, en France, de semblables films ? « Cinémonde » a posé la question à André Sauvage, dont voici l’intéressante réponse, ainsi que les curieuses images de son collaborateur Jean Varé.

Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

Lors d’une récente séance du Film-Club, au Studio 28 — séance presque toute consacrée aux dessins animés — j’avais été émerveillée de revoir sur l’écran, groupés par le soin de J.-G. Auriol, quelques amis fugitifs : Koko-Clown et son inséparable, le chien Fido ; Matou de Ben Harrsson et Monny Gould ; et, enfin, l’internationale silhouette de Félix-the-Cat. J’avais vu Koko absorber flegmatiquement des kilomètres de saucisses, Fido se trouver mal aux contorsions des esprits de l’étrange maison hantée et Félix-le-Chat, surtout, l’inénarrable Félix-le-Chat, s’envoler dans une bulle de savon à la poursuite de sa bien-aimée, la poupée que lui ravit, sans gêne, le clown Eleski
Récréation admirable du cerveau qui voit s’entrouvrir, avec ces satisfactions enfantines, une petite porte d’azur sur l’irréel, joie des yeux… Ah !… si l’on voyait plus souvent des dessins animés !

A l’entracte, J.-G. Auriol m’expliquait aimablement toute la difficulté qu’il y avait à en faire… Il ajoutait : — Mais vous devriez voir André Sauvage…

Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

Et trois jours plus tard, j’arpentais la tranquille rue du Pré-aux-Clercs, me rendant chez André Sauvage

J’entre… Le silencieux rez-de-chaussée donne sur un jardinet provincial. Le cabinet de travail dénote une grande activité de la part de son propriétaire. Quelques notes plaisantes, çà et là, dans la décoration de la pièce : au plafond, deux grandes boules de verre, l’une verte, l’autre dorée, assez semblables à celles que l’on voit dans les cages d’oiseaux, mais d’une tout autre échelle ; aux murs, quelques peintures du maître du logis, — car André Sauvage, littérateur, metteur eu scène et peintre, a brossé ce Charlot de l’époque du Pèlerin, aux grands yeux tendres et nostalgiques.., — enfin, une pancarte qu’il me dit avoir achetée aux Halles et qui propose cet incomparable poème :

COEURS
MOUSSELINE
Tous les jours
FAITS PAR LA MAISON

Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

Mais voici André Sauvage. Son expression attentive — soucieuse, ou bien détendue, dit assez l’acuité de sa pensée. Dés ma première question, il s’exalte :
Si j’aime le dessin animé ? Avec enthousiasme ! J’ai, dans son avenir, la plus grande confiance. C’est ce que notre métier, presque toujours si discutable, a fait jusqu’à présent de plus noble. Vous avez, comme moi, admiré La Danse macabre. Enfin, on respire un peu ! Un film comme Mickey mécano me ravit, me fait goûter, pendant quelques minutes, une vie surnaturelle. Le dessin animé sauvera bien des gens du suicide.

— Vous intéressez-vous directement à la réalisation de cette sorte de films ?
J’ai simplement appuyé et facilité par mon travail, la création d’un atelier de dessinateurs à la tête desquels se trouve Jean Varé et qui, bientôt, vous présenteront leurs dessins animés. Je n’ai d’ailleurs pas dit mon dernier mot.
« Nous avons, en France, un grand nombre de dessinateurs qui sont des hommes et des poètes. Qu’attendons-nous ? En matière de dessins animés, nous sommes loin, du film dit commercial et de son enfer ridicule. Mais il faut tout de même des moyens bien supérieurs à ceux qu’on me paraît avoir mis, jusqu’à ce jour, à la disposition des auteurs. Il faut se rendre compte de l’importance de l’événement et aller vite, sans quoi nous deviendrons des fumeurs de mégots. Je crains bien qu’on ne s’en tienne, encore une fois, à des œuvres de charité.

Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

— Avez-vous suivi les travaux de tous ceux qui font du dessin animé en France ?
Hélas! non. Mais je place en première ligne, parmi ceux que j’ai suivis, Jean Varé. Michel Arnaud, me dit-on, fait également des travaux très intéressants. J’espère qu’ils atteindront bientôt le grand public, la technique de ce métier —ce qu’on appelle vulgairement technique — est assez simple. Ce qui porterait à croire que le principal élément créateur réside dans le dessin proprement dit, dans l’humour et la fantaisie des suites de dessins. Il n’en est rien. Pour réussir un dessin animé, il faut, surtout, avoir trouvé son style, son mouvement, connaître à fond ses personnages, les respecter et les solliciter, les diriger et les suivre — qualités qui sont en somme celles d’un metteur en scène de talent. L’union d’un photographe et d’un humoriste ne constitue pas le dessin animé.

— Et les dessins animés de l’entracte ?
On y trouve, parfois, des aperçus de chefs-d’œuvre. Mais leurs auteurs sont sacrifiés au commerce d’esquimaux ! Sans le succès des bandes américaines, qui songerait, en France, aux possibilités du dessin animé ? Et pourtant, vivre, c’est anticiper. Aurions-nous, direz nous, le goût de la mort ?

Cinémonde du 3 avril 1930

Cinémonde du 3 avril 1930

Sous la lumière de la lampe basse, les traits d’André Sauvage accusent une fermeté que cisèle son inquiétude. Avant de partir, je demande à l’auteur de La Nouvelle Julie :

— Avez-vous mis en scène quelque œuvre nouvelle ?
Et lui :
C’est gentil de me permettre de parler de ce qui, actuellement, occupe tout mon temps et toute ma pensée. J’ai écrit récemment, en effet, le scénario d’un petit film parlant de très court métrage, Pivoine, et l’ai mis en scène avec les procédés des Studios Synchronista que dirige Jean Tedesco. A la camera : Jean de Miéville. Pivoine, c’est Michel Simon ; en qui j’ai trouvé un collaborateur de tout premier ordre. A ses côtés, René Lefebvre, dont vous connaissez l’immense talent, et Line Noro, créature sybilline. C’est une joie et un honneur de travailler avec des interprètes de cette qualité. Après avoir dépouillé l’image, le cinéma s’attaque maintenant au mot, au son. Gare à ceux que happera le Parlant !
La plupart, mis à nu, ne reviendront pas de cette épreuve. Ils périront. Le parlant sera le triomphe de cette improvisation qui est le fruit d’une vie puissante et d’un héroïque attachement au métier.

Marie-Reine Aghion

 

André Sauvage : Pivoine ou une tranche de vie parisienne

paru dans Cinémonde du 27 Fevrier 1930.

Cinémonde du 27 Fevrier 1930

Les « clochards » ? Vous ne savez pas ce que sont les « clochards » ? Mais si, voyons ! Vous n’ignorez pas que ce sont de pauvres bougres ou des partisans du moindre effort, qui passent leurs journées assis sur les bancs du Sebasto ou qui déambulent sur les boulevards en distribuant des prospectus ou en portant des panneaux-réclames.

En un mot, ce sont des errants, qui n’ont toujours vu des billets de cinquante francs que dans d’autres mains que les leurs. Notez que l’on rencontre parmi ces gens des hommes pourvus d’une certaine instruction ; je connais au Quartier Latin un de ces malheureux qui est… licencié en droit et auteur de plusieurs poésies d’un rythme délicieux ! Seulement un accident, la maladie, avec ses inséparables compagnes, la gêne, la misère, un violent chagrin, que sais-je ? peut-être le sourd désir de s’évader de la vie ont fait de ces hommes d’éternels vagabonds, des bohèmes manqués, car aucun rêve de gloire ne hante leur esprit.

Un jeune metteur en scène de films muets, André Sauvage, à qui nous devons cinq petits « documentaires » sur Paris, — Paris-Port, Nord-Sud, Les Iles de Paris, Petite Ceinture et De la Tour Saint-Jacques à la Montagne Sainte-Geneviève, — a eu l’idée de réaliser un film parlant de court métrage qui décrive l’existence que mènent certains de ces « clochards ».

Ce film s’appellera Pivoine, titre qui n’est autre que le nom d’un de ces vagabonds. C’est Michel Simon qui incarne ce vagabond à la barbe hirsute.

Les compagnons de Pivoine sont Macaroni (René Lefèbvre) et Georgette la Frisée (Line Noro).

« Je n’ai point cherché à peindre des errants ordinaires, nous a dit Sauvage, mais des hommes qui fuient le plus souvent la société : aujourd’hui ce sont des « clochards », demain ils travailleront quelque temps, puis deviendront des vagabonds, et ainsi de suite… »

« Où j’ai tourné les extérieurs de Pivoine ? Vous ne le devineriez pas ; en grande partie dans l’Ile Saint-Louis.

« Les quelques scènes que j’ai réalisées au studio sont des gros plans d’artistes, qui se raccordent avec les vues prises en plein air. C’est dans le petit studio aménagé par Jean Tedesco, près du cinéma du Vieux-Colombier, que j’ai procédé à l’enregistrement du dialogue de Pivoine.

« Bien que comportant de nombreuses répliques comiques, mon film ne fera pas toujours rire. J’ai cherché en effet à réaliser une “tranche de vie parisienne ». Et tout n’est pas gai ici, n’est-ce pas ?…

— Vos collaborateurs ?

En dehors des trois artistes que je vous ai nommés, je n’ai eu auprès de moi durant la mise en scène de Pivoine, que Jean de Miéville, mon opérateur.

Roger Pitt

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PANORAMIQUES par ANDRE SAUVAGE

paru dans la revue Du Cinéma, daté de Février 1928 (n°2)

La Revue du cinéma daté de Février 1928

Jamais notre orgueil et le sentiment de notre impuissance n’ont été portés simultanément aussi loin.
Le Cinéma nous exalte autant qu’il nous humilie. (Prononcez : Cinémè, comme on dit à Vinçaïnnes, cette pépinière d’obscurs travailleurs de la pellicule, qui, méprisant notre « art », aiment et admirent leur métier) .

On nous oppose tant d’absurde qu’il nous faudrait voir clair. Nous bredouillons, le plus souvent, des excuses, alors que nous devons « nous expliquer ». L’argumentation cinématographique est, en général, d’une tricherie sans égale. (Je néglige, bien entendu, les insupportables gonflements publicitaires.) La plupart des films ne peuvent trouver, pour les défendre, que des commis-voyageurs. Ce ne sont pas les Super-Leonard ou les Super-Courbet qui puissent faire notre compte. Et, cependant, nous sentons en nous-même naître et s’implanter irrésistiblement un amour.

C’est, les larmes aux yeux, que nous avons assisté à l’admirable Jeanne d’ Arc de Dreyer. Nous pleurions, hier encore, devant la Foule de King Vidor, avec une intensité que nous n’avions pas encore éprouvée. Pour la première fois, s’offrait a notre coeur, avec une profondeur aussi charmante, l’âme de la Ville américaine, le drame de la classe moyenne, nécessairement obscure ; le drame du prolétaire, du vrai, du seul, de celui qui ne peut sentir la Vie qu’en dehors de son champ ou après des souffrances extrêmement dangereuses… Oeuvre toute puissante, à laquelle notre coeur s’est donné tout plein, tout entier… Nous pleurions.
Qu’est-ce a dire ? Est-il vrai que, spectateurs sans culture, nous nous contentions d’émotions à bon marché ? Notre fièvre ne serait-elle pas la fille de notre égarement ?

La Revue du cinéma daté de Février 1928

Je ne vois pas pourquoi l’esprit, en une matiere essentiellement explosive, aurait barre sur la sensibilité.
Sommes-nous responsables de ce que le Cinéma s’accommode difficilement de l’intelligence ? Il est vrai que, sans le contrôle de l’esprit, suprême gendarme, la sensibilité trouble un ordre auquel nos juges sont particulièrement attachés…

… Nous savons que le Cinéma a créé une Chair, une Mer, un Désir qui lui appartiennent exclusivement. Quelques-unes de ses images nous ont conduit à l’extrême limite de la jouissance. Par lui, nous avons connu des états de grâce… Essayer de nier cette Chose qui se nie elle-même, presque à chaque manifestation, est devenu impossible. Nous sommes dans le Noir, le Noir absolu, le Noir d’lvoire.

Le Noir… Oui… Nous sommes en dehors de l’espace… Une après-midi, par un beau soleil, entrez dans une salle… Asseyez-vous, comme un aveugle.
Vous êtes mort ; l’écran vous ressuscite. Hélas! au bout de quelques minutes, votre oeil se fait à la demi-obscurité, vous pensez que votre voisine est bien imprudente, vous êtes gêné par ces petits jeunes gens en costume de pelotari qui passent et repassent ; ces femmes-matelots vous insupportent, elles vont même jusqu’à refuser des pourboires. C’est affreux !… Mais votre première sensation a été féconde… Vous sentez votre chair se fondre et vous vous dites : « C’est cela, la Mort… Mais c’est merveilleux… Tout le monde va savoir… »

Donc, outil admirable… Prenez-le en mains, le suicide vous guette. La grenouille veut se faire aussi grosse que le boeuf. L’auteur d’un film est obligé, pour conserver son potentiel de création, de se référer à ses réactions de spectateur. II ne touche jamais, durant son travail, la matière même du poème. Il est en dehors de la durée poétique. Et c’est pourquoi l’on sent, dans la coulisse de chaque film, un ennui prodigieux ; il semble que l’auteur, à ses moments de conscience et de lucidité, se soit trouvé en présence d’une industrie humiliante dont le fruit, néanmoins, pourra donner des effets inégalables.

Ne serait-ce pas aux conditions qui entourent le Cinéma, et, en particulier, à ce Noir dont nous parlions tout a l’heure, que le fruit devrait sa principale saveur ? Combien de fois n’entend-on pas dire : « Les films les plus stupides m’intéressent, je ne m’ennuie jamais au Cinéma. » On dirait un livre dont, à chaque mouvement de page, se dégage un parfum qui trouble le cerveau, qui le réduit à une vie embryonnaire et le conduit vers une apparition, par un chemin ou l’art et la culture n’ont rien a faire.

La Revue du cinéma daté de Février 1928

… Je comprends de moins en moins… Une sorte de poésie animale m’envahit. En moi, le besoin de produire se développe en raison inverse du discernement… Lanterne magique ? Soit ! Ces deux mots sont magnifiques. Je l’ai dit souvent à Jean George Auriol : j’espère que cette revue facilitera la découverte d’un modus Vivendi, qu’elle inventera une autre enseigne à notre travail que ce mot : Cinéma, lequel correspond, dans l’esprit de beaucoup de gens, à une immense rigolade, à une vulgarisation honteuse.

Le Cinéma est un mode d’expression populaire. Vulgaire, non. Nulle matière n’est plus propre, plus saine, plus étincelante. (Les ouvrières mettent des gants pour manipuler le négatif.) Une simple robe peut y gagner une extraordinaire grandeur. On parle souvent de films « pornos »… Je ne crois pas qu’ils puissent exister. Ce qu’on entend par là, ne sont que taches de collégiens. Les apparences sont contre moi, je le sais… Je sais, j’avoue n’avoir jamais vu, dans aucun film, un baiser sur la bouche qui fut vrai. II y a toujours autour de ce baiser une sorte d’étranglement, de recherche sculpturale, d’apprêt qui me gênent. C’est cet apprêt qui pourrait constituer la pornographie. Une fois lavée, la toile de soie devient une effroyable cotonnade. Or la pellicule, après mille sauts périlleux, tant au tirage qu’a la projection, doit conserver son brillant, sa netteté, sa virginité.

Le Cinéma, vierge et chaste dans son essence, vit de pureté ; il est avide d’extases. II est la nourriture des grands lyriques. Songez à l’admirable « échappée » que Gaston Chelle, autour du Massif du Mont Blanc, nous propose de son avion ; songez à la Jeanne d’Arc, de Dreyer, et vous comprendrez que le Cinéma peut être, un jour, l’ascension de votre âme… Oui, vous avez été déjà purifié… L’écran voit vos larmes. II les sèche vite, car c’est un feu blanc, tout blanc… On ne sent plus son poids, on est nuage, on murmure avec ses viscères la chanson de du fleuve :

Je suis une plume, un duvet un zéphyr…

ou bien, armant son browning, on vise l’endroit où, sur l’écran, apparaît la sale gueule de Warwick

Hélas ! le prix de cette purification est souvent fâcheux. Il est fréquent que les amants de Cinémè deviennent impuissants. (II y a d’ailleurs des cas exceptionnels dans lesquels l’écrivain de ces lignes veut bien qu’on le range, et qui font espérer que le Cinéma trouvera un jours ses Maîtres. Ceci sans modestie. Fi de ces personnes qui ne pensent qu’a se rendre inexpugnables ! Encore un signe d’impuissance…) Le spectateur qui repense Greta GarboLouise Brooks, Clara Bow et tant d’autres ; la jeune fille qui, pour la honte de l’humanité et en justification de tous les emportements, est allée cinq fois l’an imaginer entre les cuisses de Ben-Hur des déroulements merveilleux ; tous ceux qui ont appris d’un cuirassé comment on pique du nez dans la mer ; tous ceux qui, dans les Nuits de Chicago, ont senti, dans leur peau, le froid de la police et comme un précipité d’amour et de crime ; tous ceux qui, après avoir vu l’Emigrant, ont juré d’être pauvres, ou qui, dans l’Idylle aux Champs, ont goûté l’odeur divine des « extérieurs »; qui, devant la manucure de l’Aurore, ont compté leurs ongles sales, tous ceux-la se sont retrouvés devant la réalité, c’est-a-dire devant le programme de leur existence, un peu honteux, faisant figure de jeunes vieux et prêts à lâcher un sourire en dents de scie… Amour qui n’a pas de nom.

« Words, Words… » disait M. Fuchspferd qui, à cette époque, je crois, était directeur artistique de la Société bi-hémisphérique des Films Géniaux. (Dans ce monde hors de la raison, les raisons sociales sont innombrables. Éphémères, d’autre part.) Parlons, puisqu’il nous est si difficile de travailler.

Dix sous d’encre, autant de papier. Balayeur à la Banque de France, il vous est possible de distraire vos contemporains et d’en recevoir un tribut. L’homme de Cinéma doit, avant tout, penser à mobiliser une fortune, petite ou grande. C’est donc une production qui traîne après elle tous les vices de l’argent. Ses conditions d’existence éloignent, écrasent bon nombre de cerveaux producteurs d’une réelle qualité. Elles laissent par contre la porte ouverte au hanneton sans cervelle, à la femme de lit, à l’ambitieux superficiel qui réussira bien à monnayer le facile Mystère !

La Revue du cinéma daté de Février 1928

Considérez ce grand homme de Cinéma que fut Caran d’Ache. Imaginez-le aux prises avec des commanditaires, des opérateurs, des vedettes, des groupes lumineux, des tireurs, des éditeurs… Eut-il réalisé ces admirables morceaux, d’une ligne évidente, où chaque détail est d’une visibilité parfaite, ordonnée, où plutôt il n’y a pas de détails ; où tout est d’une grâce et d’une modestie incomparables ? II est permis de se le demander… Aurions-nous La Lettre de Napoleon à Murat et surtout Les Duellistes et le Papillon (quel titre !). Souvenez-vous : un des duellistes est jeté à terre, en accent circonflexe au-dessus du sol. L’épée de son adversaire lui traverse le sommet de la fesse. Dans sa furie, l’arme, au delà de la fesse, a transpercé un papillon. Un poète chevelu, qui le poursuivait depuis un moment, vient dégager l’insecte…
J’ai retrouve dernièrement un peu de ce génie, dans l’Etroit Mousquetaire, de Max Linder.

…Jeunes gens qui désirez « faire » du cinéma, fréquentez le Théâtre des Piccoli. Vous y trouverez des enseignements précieux, vous y découvrirez des ficelles qui sont pour ainsi dire les mêmes que celles de notre travail. M. Vittorio Podrecca n’a pas réalisé cela en un jour.
Poésie animale… Au fond, pourquoi nous en plaindre. La voila, la jungle. N’allez pas la chercher autour de l’Indicateur des Chemins de fer. Dirigez-vous, au hasard, dans le Tout-Cinema. Le Cinéma est un placement de fils de famille. Les pères préfèrent le pétrole. Ils ont raison. En matière de films, le pétrole pisse rarement. Tout au plus accordent-ils au Cinéma une importance nationale. La statue de Jules Ferry, aux Tuileries, les héros de la Sieges Allee ont ainsi posé sur les films français et allemands une marque indélébile. Nationaux aussi, les films russes. Ils ont le droit de l’être. Ce sont des films de ventre.

International, le film ? Allons donc ! L’oeuvre cinégraphique n’existera qu’en laissant aux forces vives de l’auteur son plein épanouissement. Charlot est gaucher. Tenir l’archet de la main gauche, rien de moins international.

En attendant, changeons de casaque. Les snobs commencent à s’intéresser au Cinéma. Toutes les audaces sont à base de snobisme. Bientôt, nous pourrons oser. Il y aura de grands mariages. Nous verrons une aiguille devenir illustre. Et, comme toute vie est équilibre, nous assisterons, dans un temps très prochain, a un grand nombre d’enterrements.

André Sauvage

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Source : Collection personnelle Philippe Morisson

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Pour en savoir plus :

L’article sur André Sauvage sur le site de la revue Débordements.

Critique du livre d’Isabelle Marinone, “André Sauvage, un cinéaste oublié, De la traversée du Grépon à la Croisière jaune”, sur le site 1895.

La critique du DVD Etudes sur Paris (paru chez Carlotta) sur le site de DVDClassik.

La Danse Macabre (The Skeleton Dance) est un court-métrage de Walt Disney sorti en 1929 dont parle André Sauvage dans cet entretien.

Bande-annonce de Études sur Paris d’André Sauvage.

 


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2 commentaires sur “André Sauvage et les dessins animés (Cinémonde 1930)

  • Foret-Guilhem Claude

    Voila un des plus beaux, des plus enthousiasmants textes qu’il m’ait été donné de lire sur cette consommation cinématographique qui m’a parfois sauvé du néant.
    Merci c’est visionnaire et délirant; ça vient de naître et 90 ans après l’âge en est absent !!!

    • Philippe M. Auteur de l’article

      Ah oui, c’est la raison pour laquelle dès que j’ai trouvé ce texte, ecrit en 28, j’ai voulu le partager. ça fait du bien à lire après toutes ces années !